Beyrouth © commons wikimedia

Le Liban peut-il se relever ?

Épuisé par ses divisions internes, la crise économique aggravée par la pandémie, la corruption endémique, le Liban, sans gouvernement, est à terre. Le cardinal Béchara Raï a proposé une solution.

Depuis l’été 2020, le pape François manifeste une vive préoccupation pour l’avenir du Liban. La crise existentielle dans laquelle s’enfonce le pays du Cèdre, déclenchée en octobre 2019 (1), ne cesse de s’aggraver, menaçant même la survie de ce petit État du Levant auquel le Saint-Siège a, dès 1946, trois ans après son indépendance, reconnu une vocation unique, ce qui inspirera à saint Jean-Paul II la formule de « pays-message » (2).
Parmi les diverses interventions du Souverain Pontife, celle du 9 février dernier est significative par le choix de sa date et par son contenu. Publiée à l’occasion de la fête de saint Maron, patron de l’Église maronite, la plus nombreuse au sein de la chrétienté locale et la plus influente puisque c’est à l’un de ses patriarches, Élias Hoayek (1843-1931), dont le procès en béatification est en cours, que les Libanais doivent la création de leur État en 1920, raison pour laquelle le 9 février est une fête nationale chômée.
Dans son message, le pape a insisté sur le rôle et la responsabilité des chrétiens. « Il est plus que jamais nécessaire que le pays garde son identité unique, pour assurer l’existence d’un Moyen-Orient pluriel, tolérant et divers, où la présence chrétienne peut offrir sa contribution et n’est pas réduite à une minorité qu’il faut protéger. » Affirmant que « les chrétiens constituent le tissu conjonctif historique et social du Liban et, à travers les multiples œuvres éducatives, sanitaires et caritatives, la possibilité de continuer à œuvrer pour le bien du pays, dont ils ont été les fondateurs, doit leur être assurée ». Or, a-t-il ajouté, « affaiblir la communauté chrétienne risque de détruire l’équilibre interne du Liban et la réalité libanaise elle-même » (3).
Le Saint-Père a également demandé à ce que la présence des réfugiés, syriens et palestiniens, majoritairement musulmans, soit abordée dans cette optique. Les premiers, qui ont quitté leur pays en guerre depuis 2011, sont au nombre d’un million et demi ; les seconds, environ 400 000, sont les descendants de ceux qui avaient été chassés de Palestine lors de la création de l’État d’Israël en 1948. C’est donc une charge bien lourde que supportent les cinq millions de Libanais dont le territoire est à peine plus étendu que la Gironde. François a aussi émis la crainte qu’« en l’absence d’un processus urgent de reprise économique et de reconstruction, on risque la faillite du pays, avec la conséquence possible de dangereuses dérives fondamentalistes ». Appelant tous les responsables politiques et religieux libanais à renoncer à leurs intérêts particuliers, il les a engagés « à poursuivre la justice et à mettre en œuvre de vraies réformes pour le bien des citoyens, en agissant de manière transparente ». Il a enfin plaidé pour un engagement politique international aux côtés du Liban (4), pays où il se sait attendu et où il espère se rendre, comme il l’a confié début mars à son retour d’Irak.
Mais une telle visite semble irréalisable en l’absence de gouvernement. Depuis la démission de l’ancien Premier ministre, Hassan Diab, suite à l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium survenue dans le port de Beyrouth le 4 août 2020 pour une cause inconnue faute d’enquête, terrible catastrophe qui a détruit une large partie des quartiers chrétiens limitrophes, avec leurs églises, musées, écoles et hôpitaux (200 morts, 6500 blessés, 300 000 sans abris, privés de tout secours étatique), l’impasse est totale. Désigné à cette charge en octobre dernier, Saad Hariri n’a pas réussi à constituer l’équipe d’experts capables d’effectuer les réformes structurelles nécessaires pour corriger les dysfonctionnements qui affectent le système bancaire, l’économie et tous les secteurs de la vie publique, entraînant de graves retombées sociales (chômage, pauvreté, émigration des jeunes). Or, l’aide du Fonds monétaire international et des gouvernements amis, dont la France, est conditionnée par ces réformes. Des obstacles internes et externes sont la cause de ce blocage.
Au niveau interne, il faut retenir la corruption au sein de l’État et même de la société, explique Joseph Maïla, professeur de relations internationales à Paris. « Au fil des années, le vol de l’État a été érigé en règle de gouvernement. L’État est une chose, un trésor à piller, un bien à exploiter, un butin à s’accaparer, des prébendes à distribuer. En somme une aubaine et une occasion de s’enrichir et d’enrichir les siens » (5). Le communautarisme en tant que mode de gouvernance, impliquant la répartition des charges publiques en fonction des appartenances confessionnelles, est souvent incompris en France, mais il se justifie. Libre de toute religion officielle, la République libanaise n’est pas pour autant laïque. Seul ce compromis permet aux chrétiens d’être pleinement citoyens et donc de participer au pouvoir. Les dérives visées par Maïla découlent du « lien clientéliste basé sur la relation entre un dirigeant local ou national et des hommes inféodés à lui en échange de leur soutien » (6). Cela explique, par exemple, l’insistance des deux principaux partis chiites (Amal et Hezbollah) à ce que le portefeuille des Finances soit octroyé à l’un de leurs membres plutôt qu’à un coreligionnaire indépendant. En l’état actuel, cette perspective est inenvisageable comme l’a montré l’assassinat de Lokman Slim, le 4 février dernier. Cet intellectuel chiite, apprécié pour son courage et sa liberté, dénonçait la prise en otage du Liban par le Hezbollah qui l’avait menacé.
Du manque de véritable culture civique résulte aussi l’incapacité du pays du Cèdre à se protéger des calculs de son voisinage. « Le Liban, ce pays où la géopolitique est une maladie ». Sous ce titre, L’Orient-Le Jour édité à Beyrouth rappelle qu’il s’agit là d’un héritage historique. « L’entité libanaise a vécu, pendant des siècles, au rythme des interférences extérieures jusqu’à devenir, dans son histoire plus moderne, le théâtre d’une lutte d’influence dans laquelle chaque communauté s’appuie ou se laisse orienter, selon la perception que l’on en a, par un parrain extérieur » (7).
Aujourd’hui, ces ingérences-allégeances con­cernent d’abord les deux principales communautés musulmanes (le sunnisme, client des monarchies arabes ; le chiisme, client de l’Iran), ce qui n’exclut pas pour chacune d’elles la constitution d’axes internes avec des partis chrétiens. Ainsi, le pacte conclu en 2006 entre le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et Michel Aoun, alors chef du Courant patriotique libre, a permis à ce général maronite d’être élu à la présidence de la République en 2016. Sa mésentente avec le sunnite Hariri, qui empêche la formation du gouvernement, s’inscrit donc aussi dans la rivalité régionale.
L’État en perdition suscite des débats sur le concept de citoyenneté, au sein de groupes indépendants ou dans les universités. Mais ce sont surtout les initiatives du cardinal Béchara Raï, intronisé patriarche maronite en 2011, qui retiennent l’attention. Depuis dix mois, le prélat ponctue ses homélies dominicales d’interpellations sévères adressées aux autorités politiques tout en encourageant la contestation populaire. Cette attitude peut surprendre en Occident mais les préoccupations temporelles résultent d’une longue tradition dans les Églises orientales. Dans la lignée de son prédécesseur Hoayek, Raï remet donc Bkerké, siège du patriarcat, au centre de l’action politique.
« Ne vous taisez pas… », a-t-il répété le 27 février dans un discours « fondateur » devant 15 000 Libanais de toutes confessions venus soutenir sa proposition de « neutralité active » dont il a énoncé les principes dans un Mémorandum publié le 7 août 2020, et qu’il a présenté au pape lors d’une audience à Rome le 28 novembre. Un tel statut, de nature constitutionnelle et reconnu internationalement, renforcerait l’État et permettrait l’élaboration d’un nouveau pacte national à l’abri de toute ingérence, sans pour autant signifier indifférence aux causes justes telles que les droits des Palestiniens ou la réconciliation entre États du Proche-Orient, ce à quoi le prédispose son « pluralisme religieux, culturel et civilisationnel ». Là est la clé du sauvetage du Liban, comme le patriarche s’efforce d’en convaincre les élites libanaises et les diplomates étrangers qui défilent à Bkerké. Si la Ligue arabe y est favorable, les instances religieuses et partisanes du chiisme local l’ont rejetée. Le patriarche ne voit donc plus d’autre solution que d’en appeler à l’ONU, l’implorant de convoquer une conférence internationale. « Ayez pitié du Liban. Notre pays est à terre. Si vous voulez qu’il continue à être un message pour toute la région, il faut l’aider maintenant » (8).

Annie Laurent

(1) Cf. A. Laurent, « Le Liban en colère », La Nef, n°321 Janvier 2020.
(2) Cf. A. Laurent, « Le Saint-Siège et le Liban », Revue Politique et parlementaire, janvier-mars 2021, p. 109-116.
(3) L’Orient-Le Jour, 9 février 2021.
(4) Id.
(5) Id., 20 janvier 2021.
(6) Id.
(7) Id., 7 octobre 2020.
(8) La Croix, 14 avril 2021.

© LA NEF n°336 Mai 2021