Cathédrale de Fulda où se réunit l'Assemblée des évêques allemands © Pixabay

Vers un schisme allemand ?

Comme annoncé, des prêtres et catholiques allemands ont procédé, le 10 mai, à des bénédictions de couples homosexuels. Retour sur cet événement qui pourrait être lourd de conséquences.

C’est un coup de tonnerre qui vient d’éclater dans le ciel de l’Église catholique en Allemagne. Le 10 mai dernier (ainsi que dans les jours qui ont précédé et suivi cette date), des prêtres et des laïcs catholiques ont procédé, dans une centaine d’églises du pays pavoisées aux couleurs LGBT, à des bénédictions publiques et médiatisées de couples homosexuels.
L’élément déclencheur de ce mouvement de fronde a été, on le sait, la publication, le 15 mars, d’un responsum négatif de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (CDF) quant à la possibilité de procéder à de telles bénédictions. Dans la note explicative, la CDF a indiqué que « la présence dans ces relations [homosexuelles] d’éléments positifs, qui en eux-mêmes doivent être appréciés et valorisés, n’est pas de nature à les justifier et à les rendre ainsi légitimement susceptibles d’une bénédiction ecclésiale, puisque ces éléments se trouvent au service d’une union non ordonnée au dessein du Créateur ».
Maintenant que les drapeaux arc-en-ciel ont été abaissés, que les étoles de même couleur ont rejoint les sacristies et que l’église d’Allemagne a pu ainsi conforter sa 10e place dans le classement des Églises européennes les plus LGBT-friendly (1), il peut être pertinent de prendre du recul par rapport à cet événement insolite (eût-il été pensable il y a encore dix ans ?) en posant deux questions particulières. La première est d’ordre théologico-sociologique : pour quelles raisons ces bénédictions publiques ont eu lieu en Allemagne, et non ailleurs ? La seconde est d’ordre canonique : peut-on parler, avec ces bénédictions, de schisme ou d’hérésie ?

Pourquoi l’Allemagne ?
Ce n’est pas véritablement un hasard si c’est en Allemagne que les bénédictions de couples homosexuels sont intervenues. À cela, une triple explication peut être avancée en rapport avec les spécificités que présente l’Église dans ce pays.
La première spécificité de cette Église est d’être, au moins depuis le concile, l’épicentre du progressisme catholique. On connaît à cet égard le poids considérable qu’ont exercé, dans ce sens, à partir des années 1960, des théologiens de langue allemande sur la théologie européenne et nord-américaine, avec les noms connus de Karl Rahner ou de Hans Küng. Et, dans la nation de Luther, où l’influence protestante et un complexe de supériorité anti-romain ont toujours imprégné une partie de l’Église, la synthèse qui a été tentée sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoit XVI, entre l’attachement à la Tradition et la fidélité au concile, a sans doute moins porté ses fruits que dans d’autres pays.
La deuxième spécificité de cette Église est sa grande perméabilité aux thématiques politiques. En effet, alors que, en France, l’Église catholique n’est représentée que par la Conférence des évêques, en Allemagne, cette représentation est assurée non seulement par la Conférence des évêques mais également par les associations de fidèles laïcs, regroupés dans le puissant Zentralkomitee der deutschen Katholiken (ZdK). Or, un nombre significatif de membres du ZdK sont des personnalités politiques choisies es-qualités et qui, par la force des choses, chercheront à mettre en cohérence leur agir dans l’Église et leur engagement politique.
La troisième spécificité de cette église est plus conjoncturelle : traumatisée par les révélations sur les abus sexuels commis par des clercs et imputant le « caractère systémique » de ces abus aux structures du pouvoir dans l’Église catholique ainsi qu’à une morale jugée « excluante », elle s’est engagée, en 2020, dans une démarche synodale de grande ampleur (Synodaler Weg), sorte d’États généraux composés environ pour moitié de clercs et pour moitié de laïcs du ZdK, et dont le but non dissimulé est de mettre à bas la structure hiérarchique de l’Église, le monopole masculin pour l’accès aux ordres sacrés et la morale sexuelle du Catéchisme de l’Église catholique.
C’est donc parce qu’il a heurté de plein fouet la dérive progressiste de l’Église allemande et qu’il est apparu comme susceptible de mettre en échec un des objectifs centraux du Chemin synodal que le responsum a constitué un véritable détonateur. Et, dès la publication de celui-ci, le feu s’est propagé à tous les niveaux de l’église allemande, qu’il s’agisse des paroisses, des facultés de théologie et des évêchés.
Ainsi, tout d’abord, dès le 15 mars 2021, le curé d’une paroisse du diocèse de Paderborn (Bernd Mönkebüscher), déjà connu pour avoir publiquement révélé son homosexualité, et l’aumônier d’un institut universitaire à Wurzbourg (Burkhard Hose), partisan de l’exercice temporaire des fonctions sacerdotales, ont lancé un appel à la « désobéissance pastorale » qui a rapidement réuni plusieurs milliers de prêtres, diacres, religieux et laïcs investis d’une fonction pastorale. Ensuite, près de 300 théologiens des facultés catholiques ont dénoncé un « manque de profondeur théologique, de compréhension herméneutique et de rigueur argumentative », et regretté une « posture paternaliste de supériorité qui discrimine les homosexuels et leur mode de vie ». Enfin, la majorité des évêques de la Conférence épiscopale allemande, dont son président (Mgr Bätzing), ont accueilli le responsum avec une désapprobation non dissimulée, seuls certains d’entre eux ayant courageusement exprimé leur soutien au texte romain (2).

Schisme ? Hérésie ?
La deuxième question sur laquelle il convient de s’arrêter concerne la qualification de telles bénédictions au regard de la discipline canonique, puisque certains ont, avant le 10 mai 2021, mis en garde contre des actes susceptibles, selon eux, d’entraîner un schisme ou une hérésie.
Rappelons à cet égard que le canon 751 du Code de Droit canonique définit le schisme comme « le refus de soumission au Pontife Suprême » et l’hérésie comme « la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité ». Et le canon 1364 § 1 précise que « l’hérétique ou le schismatique encourent une excommunication latae sententiae ». Toutefois, il n’est pas certain, de l’avis de plusieurs canonistes, que la bénédiction de couples homosexuels puisse, en tant que telle, caractériser un schisme ou une hérésie. En effet, le pape François s’est borné à « consentir » au reponsum, et ne l’a pas approuvé « sous forme spécifique », condition requise par l’article 126 du règlement de la Curie romaine pour qu’un acte soit regardé comme relevant de l’autorité papale elle-même. Ensuite, la condamnation des actes homosexuels, qui figure dans le Catéchisme de l’Église catholique, constitue sans doute moins une « vérité qui doit être crue de foi divine et catholique », passible de l’excommunication, qu’une « doctrine énoncée par le Pontife suprême en matière de mœurs » (canon 752), dont la violation n’est sanctionnée que par une « juste peine » (canon 1371). Quant au comportement des évêques en cause, aucun n’est allé jusqu’à défendre publiquement le principe des bénédictions de couples de même sexe, ni a fortiori, à participer aux cérémonies. Et, de manière fort opportune, par un pas de côté dont l’aspect tactique n’a échappé à personne, Mgr Bätzing a cru devoir préciser, quelques jours avant le 10 mai, que lesdites bénédictions « n’étaient pas appropriées pour des manifestations politiques ecclésiastiques ni pour des actes de protestation ».
Au final, il convient de prendre les bénédictions du 10 mai 2021 pour ce qu’elles sont, à savoir le symptôme d’une Église locale à la dérive, secrètement fascinée par un modèle protestant à l’agonie, paralysée par le cléricalisme de ses laïcs, et paniquée à l’idée de ne plus être en accord avec le Zeitgeist. La période n’est d’ailleurs pas avare en pareils symptômes, car, une semaine après les cérémonies arc-en-ciel, des protestants ont été invités à participer à la communion lors de messes catholiques (et réciproquement) dans le cadre de l’Ökumenischer Kirchentag, et des laïcs – en l’occurrence des femmes – ont été chargés de prononcer l’homélie dans plusieurs églises d’Allemagne. Le tout, bien entendu, en violation flagrante des normes du droit canonique. Mais si ces événements n’ont pas encore constitué un pas décisif vers le schisme, les choses sérieuses – si l’on peut dire – commenceront les prochains mois, lorsque le Chemin synodal mettra aux voix les questions brûlantes que sont l’ordination des femmes, l’élection aux fonctions de gouvernement ou l’abolition du célibat sacerdotal. Et s’il devait s’avérer que ces mesures soient adoptées et mises en œuvre par des évêques, l’heure de vérité serait alors arrivée.

Jean Bernard

(1) Rainbow Index of Churches in Europe 2020.
(2) Parmi lesquels l’archevêque de Cologne (le cardinal Woelki) et les évêques de Passau et de Ratisbonne.

© LA NEF n°337 Juin 2021