La confirmation par la Cour de cassation que l’assassin de Sarah Halimi ne pourrait être jugé a suscité un juste émoi. Il convient cependant de comprendre les règles de droit à l’origine de cette décision. Beaucoup pensent qu’il faut changer la loi sur l’irresponsabilité : un projet en ce sens était discuté au Sénat le 25 mai, réforme peut-être nécessaire mais qui n’est pas sans difficultés. Explications.
Le 4 avril 2017, Kobili Traoré, 27 ans, en proie à une « bouffée délirante aiguë », s’introduit dans le domicile de sa voisine, Madame Sarah Halimi, âgée de 65 ans. Il s’ensuit une scène d’une extrême violence au cours de laquelle il la roue de coups puis la défenestre depuis le troisième étage, et ce aux cris d’« Allah Akbar » et de nombreuses insultes, provoquant la mort de sa victime. Mis en examen pour homicide volontaire, Kobili Traoré est déclaré pénalement irresponsable par la Cour d’appel de Paris le 19 décembre 2019, arrêt confirmé par la Cour de cassation le 14 avril dernier.
L’émotion de la nation devant l’horreur de ce crime fut immense. Loin de paraître rendre justice, l’arrêt de la Cour de cassation raffermit d’autant l’indignation collective qu’il fût mal interprété, au prix de raccourcis préjudiciables à la vérité. Lire cette histoire avec les lunettes idéologiques conduisant à voir et à condamner les avatars, ici d’un antisémitisme ambiant d’origine islamique, et là d’un laxisme judiciaire coutumier, est, au cas particulier, trop simpliste.
Avant d’exposer la situation de fait et de droit de ce drame, et les suites éventuellement à lui donner en droit prospectif, certaines affirmations sont à nuancer :
– Il n’y a pas eu déni de justice du seul fait qu’il n’y a pas eu de renvoi de l’affaire devant une cour d’assises. Depuis 2008, la loi permet précisément qu’en cas d’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits, une audience publique s’apparentant à un « procès diminué » soit tenue. Ceci permet la libération de la parole et la quête de réponses.
– Il n’y a pas eu déni de justice du seul fait que K. Traoré a été déclaré irresponsable. Depuis 2008, la juridiction ne rend pas seulement un arrêt de déclaration d’irresponsabilité pour cause de trouble mental mais qualifie les faits et dit s’ils sont imputables à la personne dans le cas où elle eût conservé sa lucidité. Tel fut le cas en l’espèce où la gravité du crime, loin d’être niée, a été reconnue. Des mesures de sûreté peuvent être prononcées et la partie civile conserve la possibilité d’obtenir une réparation civile.
– K. Traoré ne coulera pas des jours heureux hors de prison. Il fait l’objet d’un internement psychiatrique forcé en unité pour malades difficiles (UMD) qui, s’il ne constitue pas une peine, n’a rien à envier à l’univers carcéral en termes de coercition. Il y est soigné et ne recouvrera pas facilement la liberté étant donné les conditions très strictes pour en sortir.
– Cette justice n’a pas été rendue à l’emporte-pièce. Sept experts, et non des moindres, se sont prononcés sur l’état psychique de K. Traoré, et l’arrêt de la chambre criminelle est accompagné d’un communiqué, d’un rapport ainsi que d’un avis éclairant de l’avocate générale d’une longueur inhabituelle.
L’acte de juger est difficile, surtout dans ces affaires où l’atrocité des faits et la colère de l’opinion publique se heurtent à l’implacable froideur de la règle de droit. La décision de justice est le fruit d’une délibération complexe qui ne la place certes pas sur un piédestal, mais qui impose une certaine humilité pour la recevoir et une mesure dans la controverse.
Pourquoi ont-ils jugé ainsi ?
La situation de fait
Les sept experts ayant examiné K. Traoré ont conclu, à l’unanimité, que celui-ci avait agi sous l’emprise d’une « bouffée délirante aiguë » au moment des faits. Son délire avait donc envahi tout le champ de sa conscience lors de l’acte criminel. La bouffée délirante aiguë est considérée comme entraînant l’abolition du discernement et fait partie en psychiatrie du noyau dur et résiduel de l’irresponsabilité pénale.
Celle-ci s’est matérialisée par l’apparition soudaine d’un délire de persécution et de possession de nature satanique. K. Traoré s’est cru poursuivi par les « démons », est entré par effraction chez madame Halimi, à la fois terrorisé et extrêmement agressif, et s’en est suivi le terrible cycle de violence.
Survient une objection légitime : sa bouffée délirante aiguë est-elle due à sa consommation de cannabis ? Il est établi qu’il est un fumeur invétéré de cannabis depuis ses 16 ans à raison de 15 joints par jour et que l’abolition de son discernement a une origine exotoxique. En revanche, les experts divergent quant au point de savoir si la consommation massive et régulière de cannabis est la cause exclusive ou seulement un co-facteur de cette bouffée délirante. Selon le deuxième collège d’experts, cette bouffée délirante est « inaugurale d’une psychose chronique, probablement schizophrénique » et la consommation de cannabis n’a fait « qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé », faisant « craindre qu’une très longue hospitalisation sous contrainte soit nécessaire ». L’existence d’une pathologie mentale associée est ainsi probable.
Survient une incompréhension légitime : comment peut-on dire que son acte est à la fois antisémite et celui d’un fou ? Un des experts l’a rappelé : « un crime peut être délirant et antisémite ». Le sujet évolue dans la société, il n’est donc pas imperméable aux thèmes qui la traversent : ainsi d’un antisémitisme islamisant qu’il serait fou de nier. Le délire de K. Traoré fut le reflet de ses croyances et de sa personnalité.
Son irresponsabilité pénale n’éclipse donc pas la dimension antisémite de son crime qui est clairement affirmée par les différentes décisions.
La situation de droit
« On ne juge pas les fous ». L’article 122-1 alinéa 1er du Code pénal prévoit une cause d’irresponsabilité pénale : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »
Six experts sur sept ont conclu à l’abolition du discernement de K. Traoré, de même que la Cour d’appel de Paris dont l’appréciation est souveraine (1). K. Traoré a ainsi été déclaré irresponsable.
Il a pu être dit que la prise de drogue ou d’alcool, ou l’ivresse qui peut en résulter, était devenue en soi une cause d’irresponsabilité pénale. Rien n’est moins faux.
La Cour de cassation devait déterminer si la faute préalable – la consommation de cannabis entraînant l’abolition du discernement – doit systématiquement conduire à exclure l’irresponsabilité pénale.
En droit positif, la réponse est négative. La loi est claire et ne distingue pas selon l’origine du trouble mental ayant conduit à l’abolition du discernement, celui-ci étant appréhendé moins au regard de ses causes que de ses conséquences sur la responsabilité.
À supposer même qu’il eût fallu répondre positivement à cette question, il n’appartenait pas à la Cour de cassation de le faire. Cette décision est donc respectueuse de l’office du juge, qui ne s’improvise pas législateur, et des principes constitutionnels de légalité, d’interprétation stricte de la loi pénale et de non-rétroactivité.
Changer la loi ?
Le gouvernement et le Parlement y travaillent. La future loi ne donnerait ainsi aucun effet positif à la faute préalable consistant en l’intoxication volontaire, a fortiori lorsqu’elle résulte de la consommation de substances interdites ! Elle rétablirait en outre une cohérence normative, la consommation du cannabis étant sanctionnée en soi et sous la forme d’une circonstance aggravante de certaines infractions.
La tâche ne sera pas sans difficultés :
– Le risque est grand de pénaliser la maladie mentale, tant l’imbrication est extrêmement forte dans les faits entre le recours à des substances psychoactives et les troubles psychiques. Le cas de K. Traoré, qui divisa ses experts, est éloquent.
– La notion de faute préalable occulte le fait que le libre-arbitre pour un « addict » dans la consommation de substances psychotropes est théorique. Celle-ci peut faire partie de la maladie elle-même autant qu’elle en serait l’élément déclencheur. Quid lorsque le cannabis est consommé à des fins anxiolytiques, comme pour K. Traoré ?
– La simple conscience des effets psychoactifs du cannabis est loin d’être évidente, le cas de K. Traoré en témoigne. C’est dire le degré de banalisation de la drogue malgré ses ravages.
– La notion de faute préalable divise la doctrine car elle revient à apprécier l’intention coupable antérieurement et non plus concomitamment au passage à l’acte.
Si légiférer répond à une demande du corps social et au sentiment d’impunité décrié à raison, la prudence est donc de mise.
Guilhem Le Gars
(1) Un expert a retenu la simple altération du discernement par opportunité (l’intoxication volontaire fautive).
© LA NEF n°337 Juin 2021