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Numérisation : les conséquences géopolitiques

Toutes entrées dans l’ère du numérique, les nations du monde entier s’adonnent à une compétition économique acharnée. Deux pays dominent : les États-Unis et la Chine. Mais cette montée en puissance révèle aussi de nombreuses faiblesses.

À l’évidence, la numérisation du monde, qui interconnecte individus et matériels, se présente comme une transition civilisationnelle majeure. Celle-ci modifie les modalités d’exercice du pouvoir dont la mise en œuvre échappe désormais en partie au regard. Les hackers opèrent de façon anonyme et s’en prennent à des sites internet qui prélèvent des informations sur les individus à leur insu. L’entrée dans l’ère cybernétique rend ainsi la puissance plus transparente. L’étude de cette mutation technologique en cours se révèle donc de prime importance. Toutefois, elle comporte un risque, celui de confondre l’avancée technologique dans le domaine numérique et la vitalité réelle d’une civilisation qui repose sur sa capacité à transmettre la vie dans tous les domaines.

Pouvoir oligopolistique des GAFAM
La géopolitique du monde numérisé se caractérise par trois tendances majeures : une érosion de la puissance américaine, une montée en puissance de la Chine et une compétition entre ces deux entités pour la colonisation cybernétique du reste du monde. En matière numérique, la puissance américaine s’est virtualisée sous la forme d’un oligopole, les GAFAM, regroupant cinq entreprises majeures : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Ces entreprises, fondées par d’anciens hackers, sécurisent matériellement l’information. Ainsi l’intégralité du big data est accessible aux États-Unis et à son relais britannique. 80 % des données transitent par les États-Unis. Les points d’écoute sont placés aux lieux d’atterrissage des câbles sous-marins. Les GAFAM se comportant comme un État, le Danemark lui a dépêché un ambassadeur en 2017. Il s’agit en réalité d’une sorte de kleptocratie vivant du pillage des données. Sa religion hybride emprunte à la fois au libertarianisme de gauche et au déterminisme technologique de droite. Ce techno-libertarianisme est porté par des fondateurs visionnaires et charismatiques, générant une offre commerciale innovante toujours à la pointe de la technologie. Appuyés par les fonds d’investissement, les GAFAM ont dépensé 58 milliards de dollars en recherche et développement en 2016. Leur monopole repose en partie sur l’exploitation des cerveaux indiens et chinois de la Silicon Valley.
Ils sont toutefois concurrencés par la Chine, ce qui les amène en position de blocage. Pour conserver leur domination, les États-Unis doivent accélérer leur intégration industrielle avec l’Europe. Pour reconstruire sa souveraineté numérique, l’Europe devra redoubler d’efforts et d’investissements. Autrement, elle devra se contenter d’alliances stratégiques synonymes de « cyber-vassalisation ». L’effondrement démographique chinois pousse cette puissance émergente vers la haute technologie. La Chine est désormais massivement connectée avec plus de la moitié de sa population en ligne depuis 2017 : 400 millions de Chinois s’adonnent à des jeux en ligne. Dans le domaine de l’internet, la Chine cherche à s’émanciper de l’ICANN, autorité de régulation de droit californien, en pratiquant la politique de la chaise vide aux réunions multilatérales. Son objectif est de créer une étanchéité entre l’« internet chinois » et l’« internet global ». Le Parti communiste chinois qui souhaite purifier internet a longtemps cherché à renforcer son emprise sur ce qu’il qualifie de pollution informationnelle et d’opium électronique.

Aux Américains les algorithmes, aux Chinois les données
Les Chinois ont surclassé les Américains dans le domaine de l’intelligence artificielle. En effet, c’est la massification des données qui permet l’essor de l’intelligence artificielle. Or, la Chine dispose de données massives et homogènes qui lui permettent de surclasser les Américains. En effet, le système du « social credit » chinois, qui attribue un certain nombre de points à chaque citoyen et sera opérationnel en 2020, permet d’extraire massivement les données. Deux logiques de pillage s’opposent donc, celles des GAFAM qui nous pillent, et celle du gouvernement chinois qui pille les données de ses propres citoyens. Les Chinois disposent donc des données et les Américains des algorithmes, d’où l’importance pour les Chinois de piller les algorithmes ou bien d’attirer les meilleurs ingénieurs chez eux. Dans ce domaine, la compétition est féroce, laissant à l’écart l’Inde, chargée uniquement de développer les programmes existants. Afin de préserver son indépendance numérique, la Chine contrôle l’exportation et la consommation de métaux rares qui entrent dans la fabrication des téléphones portables. Pour Guillaume Pitron, la guerre des métaux rares constitue la face cachée de la transition numérique. Les tensions seront particulièrement vives dans les territoires cibles de la cyber-colonisation.
En Afrique, la connectivité augmente rapidement. Pour la seule année 2018, le taux de pénétration était de 35,2 % sur le continent contre 16 % en 2012. La Chine se positionne de manière très originale dans sa relation avec le continent africain. Dans un premier temps, les entreprises chinoises ont apporté en Afrique des outils technologiques à des prix très compétitifs. À ce titre, Huawei, constructeur électronique chinois installé à Shenzhen, s’est implanté en Afrique depuis 1999. Cette entreprise s’est associée à Microsoft en 2013 pour conquérir le marché africain du Smartphone et a depuis dépassé l’entreprise californienne en Afrique dans ce secteur. Aujourd’hui, Huawei ambitionne de vendre des téléphones haut de gamme à une classe moyenne africaine en demande de services enrichis. Les différences sont toutefois très importantes en fonction des pays, qu’il s’agisse du Maghreb ou bien de la bande sahélienne. 
Au Proche-Orient, deux îles numériques opposées et jumelles se distinguent : l’Iran et Israël. Ce dernier représente 7 % de la part globale en cyber-sécurité. Son secteur industriel bénéficie d’investissements considérables visant à protéger un territoire dépourvu de profondeur stratégique tout en améliorant ses capacités d’innovation pour l’exportation. Israël a lancé le 6 mai 2019 un avertissement aux hackers opérant depuis l’étranger. Après une attaque cybernétique, les Forces de défense israéliennes ont bombardé le bâtiment de la bande de Gaza abritant les hackers du Hamas. Ceci n’empêche pas Israël de recruter à prix d’or les hackers voulant lui offrir leurs services.
À l’île israélienne s’oppose l’archipel iranien, d’une créativité égale mais privé d’investissements occidentaux. L’Iran serait à l’origine d’attaques cybernétiques contre certaines banques britanniques, en décembre 2018. Quant à l’Arabie Séoudite, elle bénéfice de l’appui technique de certaines sociétés de cybersécurité israéliennes qui en profitent pour recueillir des données sur le comportement de ses élites ou bien de l’opposition. Malgré la protection des sociétés israéliennes, l’Arabie Séoudite est aujourd’hui le pays le plus ciblé par les cyberattaques au Proche-Orient.

Déclin géopolitique américain et démographique chinois
La montée en puissance numérique ne reflète que très imparfaitement le pouvoir réel des États : la puissance des GAFAM masque le déclin géopolitique des États-Unis, celle de la technologie chinoise fait oublier ses faiblesses démographiques ; à l’inverse, en Afrique comme au Proche-Orient, les hackings visant au pillage des ressources numériques ou financières révèlent les faiblesses de puissances apparentes. Le taux de digitalisation des sociétés reflète ainsi davantage la richesse immédiatement exploitable que la puissance à venir. L’internet est en effet devenu un espace de compétition acharnée entre pouvoirs économiques concurrents. Cette compétition a pour objet la privatisation effective d’un espace de liberté temporaire accordé aux utilisateurs. Quant à la connexion permanente, qui dévore les données immédiates et interconnecte objets et humains réifiés, elle laisse à l’écart ceux qui s’y refusent en les considérant comme suspects. Pour s’en défier, États et individus généreront à l’avenir un nuage de données incorrectes qui leur servira de brouillard protecteur. 
La numérisation amène finalement avec elle des changements géopolitiques insoupçonnés : à terme, elle se traduira par la disparition des emplois répétitifs et la concentration temporaire de la puissance dans les territoires innovants, la possibilité pour les États et les entreprises d’identifier les faiseurs d’opinion grâce à la cartographie relationnelle et, enfin, l’élimination sur ordre des chefs militaires par des robots tueurs, après une simple identification faciale opérée par l’intelligence artificielle. Nous entrons ainsi dans l’ère des civilisations hybrides.

Thomas Flichy de La Neuville

Thomas Flichy de La Neuville est Professeur d’histoire du droit et titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business. Ses travaux portent sur la capacité des civilisations à perpétuer la vie dans la longue durée. Il est professeur invité aux Universités d’Oxford et de Saint-Pétersbourg, ainsi qu’à l’Académie diplomatique de Vienne.

© la nef n°337 Juin 2021