Bioéthique : rendez-vous manqué

La dernière loi bioéthique votée en 2011 contenait une clause de révision, en vertu de laquelle un nouveau rendez-vous législatif serait donné aux Français, au plus tard en 2018. Nous y voilà, au terme de plusieurs années de procédure. « Rendez-vous » est d’ailleurs ici un mot très audacieux, car un rendez-vous rassemble, il crée la rencontre, il organise l’échange. Or bien téméraire serait celui qui oserait qualifier d’échange l’absence totale d’écoute et de débat qui a dominé chez les députés de la majorité.
Extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, accès aux origines pour les enfants nés d’un don de gamètes, autoconservation des ovocytes, recherche sur l’embryon humain jusqu’à 14 jours, libéralisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines, création de gamètes artificiels, de copies d’embryons humains, d’embryons chimères et d’embryons transgéniques, suppression du délai de réflexion avant une IMG… : autant de frontières entre le permis et l’interdit que repousse le nouveau texte de loi, brutalement imposé par la majorité. Mais qui s’est préoccupé de la frontière entre le moral et l’immoral, le légitime et l’illégitime ?
« Sans casseurs, pas de 20h », scandaient les Gilets jaunes en défilant dans les rues. Est-ce vraiment le message que veut donner ou sanctionner ce gouvernement ? Que les mots ont perdu leur pouvoir, et que la violence seule parvient à ses oreilles bien sourdes ? Avant le lancement de la procédure législative, une consultation citoyenne avait été organisée, qui avait notamment exprimé une opposition massive à la PMA. Classée sans suite : tel fut son sort. Un député n’a-t-il pas mieux à faire que d’entendre ceux qui ne se contentent pas de la tranquille indifférence qui est pourtant de mise en la matière ? Il suffit d’ignorer ces fâcheux. Et de laisser quelques intellectuels réfractaires écrire leurs tribunes dans le Figaro, cela semble leur faire plaisir, et puis… ce ne sont que des mots, prononcés par des gens bien trop polis pour être dangereux. « Sans casseurs, pas de 20h »…
Autre motif d’inquiétude, nos élus ont semblé congédier une distinction que tout élève de terminale apprend pour passer son bac de philosophie : celle établie entre le domaine du techniquement possible et le domaine du moralement souhaitable. Toute la réflexion éthique prend appui sur cette subtilité, qui, seule, nous laisse en maîtrise des événements, et conserve à l’homme son rôle d’arbitre. L’alternative est simple : soit la science avance selon les lois de sa logique, qui la fait tendre inéluctablement à son propre dépassement, soit l’homme refuse de s’effacer, il domine la science et son propre pouvoir de transformation, il accepte d’interroger sérieusement la désirabilité des réalisations scientifiques pour que le progrès technique ne soit pas le maître qui règle et ordonne notre existence humaine. Il est possible – et normal – qu’une fois soulevées les questions morales, celles-ci ne nous mettent pas d’accord et que le débat soit rugueux. Mais ici, les députés de la majorité n’ont même pas élevé la discussion jusqu’à ce niveau de débat, et tout s’est passé comme s’ils considéraient la nature et le vivant comme un pur fonds mobilisable au service et à l’appel du désir humain. Pourtant, l’écologie s’est déjà chargée de nous montrer les risques d’une telle négligence, et de nous réapprendre que nos actes peuvent se retourner contre nous, qu’il peut y avoir une sagesse salutaire à savoir s’empêcher, à prendre soin du vivant – a fortiori quand il s’agit de l’homme lui-même –, à garder le sens des limites qu’on s’impose à soi-même, le sens de la juste prudence. 
En refusant de considérer avec la gravité qui sied les implications anthropologiques de leur propre texte (statut de l’embryon, atteinte portée à l’intégrité génétique, jeu sur la frontière qui sépare l’homme des espèces animales, réduction des « bébés-médicaments » au rang de pur moyen de guérison, nouvelles ruptures de paradigme dans la filiation…), les députés ont foulé aux pieds l’œuvre des siècles passés. Les législations antérieures ou encore existantes (1) prouvent assez que nos sociétés avaient jugé nécessaire de protéger l’homme pour qu’il ne soit jamais traité comme un pur matériau disponible. Et ce travail du droit prenait la relève du travail de la pensée qui avait patiemment construit des digues morales pour préserver l’intégrité de l’homme et civiliser son action – notamment en élaborant et en respectant le concept de dignité humaine. Notre génération est-elle vraiment à ce point arrogante et sûre d’elle-même qu’elle ferait sauter ces digues avec la légèreté de ceux qui ne mesurent pas la portée de leurs actes ?

Elisabeth Geffroy

(1) On peut citer l’article 16 du Code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie », écrit en 1994.

© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021