Berlin-Reichstag © Cezary Piwowarski-Wikimedia

De la Germanie nouvelle : unité, masse et progrès dans la société allemande

L’historien socialisant Gilbert Badia avait une phrase étonnante dans son Histoire de l’Allemagne : « la France a des problèmes, l’Allemagne est un problème. » L’Europe au cours du XIXème siècle voit s’affirmer les identités nationales. La France, acquise à la révolution, adhère aux idées universalistes et considère que chacun peut être français par l’adhésion. L’Empire Autrichien est une mosaïque de peuples agrégés autour de l’autorité militaire et de l’église catholique dont le noyau dur sont les Habsbourg. L’Allemagne, quant à elle, ne partage ni la vision universaliste de la France ni la vision éclectique de l’Autriche. La formation de la nation allemande repose sur deux idées : l’appartenance à la terre et l’électivité. Une terre, un peuple. À la différence de Schiller ou de Heine faits citoyens français pendant la révolution française, on est allemand parce que l’on est né allemand. C’est toute la querelle entre Theodor Mommsen et Fustel de Coulanges au moment du partage de l’Alsace : le premier explique que les Alsaciens sont allemands par la naissance et les origines, le deuxième défend l’idée qu’ils sont français par l’adhésion. Le principe de l’électivité affirme que le peuple allemand se trouve sur un territoire conforme à sa propre culture. C’est ce que l’on trouve dans la notion d’Heimat. Ce terme intraduisible désigne le « chez soi », la chaumière de son village natal. C’est la terre des morts dont parle Barrès mais transportée dans les Alpes. Le Heimat est aussi ce sentiment d’appartenance à une culture commune sur une terre commune. Allemands, Autrichiens, Suisses (et même Alsaciens) partagent la même culture, connaissent les mêmes références, parlent peu ou prou une même langue. Mais vient au milieu du XIXème siècle la querelle entre l’option petite ou grande Allemagne. Fallait-il une grande unité supranationale de l’Allemagne et de l’Autriche fusionnées ou bien une unité de l’Allemagne seule ? On proposa l’option grande Allemagne à Metternich mais c’était sans compter sur l’exclusion des Hongrois, des Tchèques, des Roumains et des grandes minorités. Metternich avait bien compris que cela signerait la fin de l’Empire et refusa alors cette option. Ainsi, les parlementaires de Karlsruhe tâchèrent d’appliquer l’option petite Allemagne.

Cette unité allemande s’articule entre un activisme politique et sur le principe de l’électivité. C’est la concrétisation par les faits de l’idéalisme transcendantal que l’on trouve dans le romantisme d’Iéna. La Prusse, revenue de la défaite de 1806 suite à un vaste ensemble de réformes libérales, devient le moteur de l’unité Allemande, fait la guerre aux états du sud, les soumet à une coopération économique. La confédération économique qui englobe une bonne partie des états permet une sorte d’alliance des peuples contre la France. La guerre de 1870 finit de clore l’agrégation des peuples dans l’unité autour de la Prusse. Le Reich, deuxième formule, est né. Le Reichstag devient l’assemblée fédérale d’un état-nation qui articule le principe d’unité avec les revendications politiques et autonomes de chaque état.

Cette unité du peuple Allemand peut être nuancée. Elle apparait comme quelque chose d’évident et de spontané. Or faut-il rappeler la manière dont la Prusse s’est débarrassée de Louis II de Bavière, dont elle s’est imposée par la force de son industrie militaire et de ses canons ? Dans les Bruddenbock de Thomas Mann, roman de génie écrit à vingt-cinq ans, Tonie, une des filles de cette famille de négociant en grain, rencontre Alois Permaneder de Munich. Le mariage contracté vire à l’affrontement. Ces deux êtres ne peuvent ni s’entendre ni se comprendre. Toni est une protestante de Lübeck, du nord ; Alois un catholique de Munich, du sud ; elle parle le plattdeutsch, lui le bavarois. Même l’estomac de Tonie ne peut supporter la nourriture du sud, le mass de bière et la choucroute. Cette unité, si elle existe, connaît toutefois bien des obstacles, géographiques, dialectaux, religieux et philosophiques. Avant de tout miser sur la musique de Wagner, qui renoue avec la force germanique et les mythes nationaux, il faut bien avoir en tête les grandes difficultés de cette unité et ces profonds non-dits, encore bien présent entre Francfort, à l’est, et ses bobos adorateurs des migrants et la Saxe, l’ancienne RDA marquée par le chômage et la rancœur.

Mais on observe un changement flagrant un peu avant l’essor du troisième Reich, dans les années 1920 en ce qui concerne l’idée d’unité allemande. Le peuple passe maintenant pour une masse. Ce tour de force est réussi par le fordisme, la mise en place d’un productivisme appliqué par la technique. On passe alors du Volksgeist, l’esprit du peuple, à la Volkswagen, la voiture du peuple. Si l’on devait définir brièvement le nazisme, on pourrait dire qu’il s’agit d’un productivisme idéaliste et révolutionnaire : un homme nouveau, supérieur par la race, aryen, appliqué à la production et au travail sur toute sa vie. La conscience du peuple allemand ne vaut que pour la production, le travail et la guerre. Le nouveau Volksgeist est marqué par le souffle des usines à charbon et des bombes V2. De ce point de vue là, les dirigeants nazis n’ont jamais caché leur cynisme en prétendant que le peuple, avec la défaite de 1945, était responsable et lui seul responsable de la défaite et que, s’il disparaissait, tout cela ne serait que de sa faute. Le principe du plus faible est appliqué aux Allemands : ils ont perdu, ils doivent être éliminés. Comme une machine en fin de course, comme un ustensile qui ne fonctionne plus, Hitler considérait avec un mépris incroyable son peuple comme usé, bon pour la casse. Elle est apocalyptique et délirante cette Allemagne de 1945 où l’on cherche pour se battre jusqu’aux enfants et les vieillards, où les SS brûlent leurs villages, tuent et pendent leurs propres compatriotes ! La machine Allemande, huilée, de 1930, productiviste à fond, déraille et explose en plein vol dans une hystérie collective, un nihilisme suicidaire. Comme l’a montré Johann Chapoutot, cette utilisation du peuple allemand corrobore l’idée que l’état est un frein à la dynamique naturelle des peuples à sélectionner les viables, tout cela dans une démarche propre au darwinisme social : « à cause d’un système d’assurances sociales précoce en Allemagne, l’État assure la survie de ceux qui ne sont pas viables. Contre la logique implacable, et saine, de la sélection naturelle, dont la sélection sociale est la traduction en milieu humain, l’état assume un rôle contre-sélectif, qui fait prospérer le malade, le malsain au détriment du sain […] l’État encourage une gangrène qui sera fatale « au corps du peuple. » Le nazisme est une affaire strictement allemande.

On passe de l’unité à la masse, ce me semble, par la demeure de l’esprit. Le principe de conformité qui régit la mentalité allemande, cette façon de ne jamais se faire remarquer sinon aux beuveries d’octobre, est un marqueur du protestantisme. La communauté du peuple supplante le règne de l’individu : l’individu-prince, citoyen et égoïste. L’Allemagne s’est trouvée sa propre religion. A la suite de Max Weber et de son Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Werner Sombart, encore trop peu connu des lecteurs français, dans le Bourgeois, explique que « la morale puritaine proclame la nécessité de la rationalisation et de la méthodisation de la vie, des instincts et des impulsions, de la transformation de l’homme naturel en un homme rationnel » et d’ajouter que cela passe par l’application au travail, voulue par Dieu car « tous les dons viennent de Dieu. » La morale puritaine s’occupant seulement de choses utiles, la mémoration face à la débauche, la pruderie face au monde ; l’esprit d’épargne «  a rendu le plus grand service au capitalisme pour autant qu’il se confond avec l’esprit bourgeois » nous dit Sombart. Ce dernier met sur le même plan le protestantisme et le judaïsme, se succédant tour à tour, partageant la même vision du temple. « L’enrichissement, la fructification personnelle, la spéculation, l’argent de l’argent, ont une valeur puisqu’ils le sont en vertu de la foi personnelle, de son accommodement personnel et raisonnable avec Dieu et pour Dieu » nous dit à son tour Max Weber. Dieu, ma vie, mon œuvre.

L’église allemande va jouer un rôle dans la manière de « démolir l’église » comme l’expliquait à son époque Monseigneur Lefebvre, ce qui a été confirmé et expliqué par Ralph Wiltgen dans le Rhin se jette dans le Tibre. Vatican II a été une commande de l’Eglise allemande. Pour éviter un nouveau schisme, ils ont préféré plier et adopter une sorte de protestantisme appliqué à l’Église catholique. Historiquement, dans la perspective d’une critique religieuse portée par un engouement national déjà présent dans l’humanisme allemand, Martin Luther prétend sonner l’union d’un empire allemand sur une religion nouvelle et l’effacement de Rome, Paris et Athènes, par usurpation et effacement du droit romain et de l’intelligence antique. Jacques Bainville dans Histoire de deux peuples montre que le moyen âge se caractérise par la volonté de détruire, pour le Roy de France comme pour le pape, l’hégémonie du saint-Empire romain germanique, successeur de Rome et du christianisme. Othon en rêvait, Luther l’a continué et Bismarck avec la théorie de la Kulturkampf l’a quasiment achevé. Ne manque plus que le cardinal Marx, le bien nommé.

En 1945, l’Allemagne est détruite. On n’aura jamais vu dans l’histoire des hommes, la destruction entière et presque totale d’un pays et un massacre de la population. On se souvient des ruines fumantes de Dresde, Wurzburg, Pforzheim. La bataille de Berlin a fait un million de morts du côté des civils. Sur les ruines de cette Allemagne, arrive l’année 0, dont parle Rosselini. Dans l’histoire moderne, la Prusse s’est relevée bien souvent, avec Fréderic II, après le désastre des guerres révolutionnaires, après 1806 et Iéna, avec Bismarck en 1860, après 1918 et avec, il faut le reconnaître d’un point de vue formel, Hitler en 1933. La technologique appliquée à la guerre totale a détruit ce pays. Sa reconstruction visible est faite dans les règles modernes : la technique appliquée à l’utile, le conformisme, l’ouvriérisme renouant avec l’ancienne figure du travailleur dans les années 1930. Adieu donc perle baroque, Würzburg est devenue une ville en béton armé, aux façades sèches, sobres, rien ne dépasse, rien ne fait de vague. C’est aussi une manière visible de concrétiser la politique sociale-démocrate du SPD.

Quels liens produire avec l’Allemagne actuelle contemporaine ? Le peuple allemand a toujours conscience de sa supériorité. Elle n’est plus nationale ni raciale mais bien économique. Puisqu’ils sont les rois de l’Europe et qu’elle est leur imperium germanicum, que l’euro est un deutschemark déguisé, que l’arrière base de leur économie repose sur les pays de l’est, et que les lois de la compétitivité inhérentes à l’union européenne les favorisent toujours, les Germains se sont donnés le droit d’être les donneurs de leçon de l’Europe entière, d’évaluer les relations de leurs voisins avec le plus souverain mépris, d’envisager les peuples du sud comme des peuples improductifs. Le journal Handelsblaat en 2018, au moment des élections italiennes, a montré toute sa suffisance en dépeignant un pays de paresseux acquis au farniente. De la paresse à l’improductivité, de l’improductivité à la nuisance, il n’y a qu’un pas, que Markus Ferber de la CSU a expliqué en disant que la troïka (FMI, Banque centrale européenne, Commission européenne) devait marcher sur Rome et prendre le contrôle du ministère des finances. » La suffisance des Allemands en France est connue, parce qu’ils roulent en BMW, ils se sentent en supériorité. Ne disaient-ils pas, avec le Spiegel, que la France était l’absurdistan, suite aux mesures de confinement ? Ils n’avaient pas forcément tort, mais qu’ont-ils fait en décembre 2020 sinon un formidable confinement de quatre mois ?

Sur le plan économique, l’Allemagne procède toujours par le même sortilège. Le principe de l’hinterlandisation caractérise l’Allemagne qui emploie la sous-traitance de l’industrie allemande dans les pays de l’est, son arrière-cour économique. Ce que l’on croit être du made in Germany et en fait du made by Germany. C’est l’utilisation de ces peuples de l’est à bas coûts au service des retraités allemands actionnaires de leur entreprise. Le mythe de l’excellence n’existe pas. L’Allemagne, pour rester en bout de course, a sacrifié une partie de sa population réduite à la pauvreté. Un tiers de la population est pauvre pour le bien de son empire. Une génération de jeunes retraités connaît une grande misère car, enchaînant les petits boulots, quelquefois à la fois, se retrouve avec des pensions ridicules.

Sur le plan politique qu’advient-il ? On vend, en France, la menace de l’AFD. Soyons sérieux, c’est un parti de vieux, de boomers qui ont connu la RDA, localisé plutôt à l’est, en Saxe, qui est très europhile puisque c’est l’instrument de sa domination sur les peuples européens. Soyons sérieux, un petit variant turc, une canicule et un long hiver, il n’en paraîtra plus. La jeunesse, en soi, est conditionnée par les revers d’une même médaille : Die Grüne et la CDU. Quel projet pour la jeunesse qui en dit long sur leurs aspirations : progressisme d’un côté et libéralisme productiviste de l’autre, rien de bien folichon ! Les Verts font ce que savent faire les Verts, à savoir déconstruire. Ils sont acquis à tous les progressismes. Ils associent le véganisme à la logique de l’union européenne, sont de gauche par le sociétal mais pas par l’action, d’où le fait qu’ils ne sont pas révolutionnaires. L’aspiration révolutionnaire, depuis le petit moustachu de 1933, fait froid dans le dos aux Allemands qui préfèrent la stabilité, la conformité, le compromis.  Ils partagent la même conformité bourgeoise avec leurs rivaux de la CDU. Ceux-là sont dits libéraux, plutôt conservateurs. C’est tout juste s’ils sont opposés au mariage homosexuel. En vérité, ce parti de centre-droit est surtout libéral et productif, attaché à la rigueur et à l’hégémonie allemande. Le principe des coalitions inhérent au parlementarisme et à la constitution allemande fait qu’ils peuvent appliquer une politique (de consensus et de conformisme au centre) qui associe progressisme sociétal et réformisme et rigueur. L’un ne va pas sans l’autre, puisque le premier permet de justifier l’autre, ce que Charles Gave a souvent appelé le capitalisme de connivence.

On se souvient que nos élus écologistes en France ont applaudi de toutes les mains véganes qu’ils pouvaient la politique migratoire de Merkel. Il faut être soit crétin ou parfaitement cynique pour ne comprendre pas les logiques de cet accueil. Croirait-on vraiment que Tatie Merkel a fait venir quatre millions de migrants, de 2014 à 2019, pour se racheter de l’expérience du petit moustachu en 1930 ? La culpabilité chez les protestants est une chose toute relative. Il ne faut vraiment pas être une grande âme pour comprendre que Merkel a fait venir des millions de migrants sur un constat bien simple : l’Allemagne ne fait pas d’enfants, d’ici une génération, elle se cassera la figure sur le plan économique, il faut donc trouver une main-d’œuvre pas chère à exploiter maintenant et inciter les jeunes progressistes à faire des enfants avec des jeunes pakistanais et africains virils pour assurer, dans les prochaines années, la perpétuation d’une main-d’œuvre pas chère. Cela est la logique de l’extension du domaine du capitalisme. En Allemagne, la droite du centre, libérale, annonce par l’immigration le remplacement de sa population vieille et improductive. Ce remplacement de population se fait par métissage, succession des forces de travail. Tout cela au nom de l’euro fort. Comme il existe des chemises ou des rasoirs jetables, la politique allemande renoue avec l’idée d’un peuple jetable, consommable et usable.

La droite dite conservatrice n’a plus le luxe d’être nationaliste, à raison, le souvenir des années 30 lui revient dans la figure chaque fois, l’Allemagne se rappelle qu’elle est supérieure à tous ; à tort car un peuple a le droit légitime et traditionnel de se protéger et de s’illustrer, d’hériter et transmettre. Quand bien même le peuple allemand revendiquerait l’once d’une vue nationale, le réflexe de la culpabilisation revient à la charge, le souvenir des années sombres arrive au pas de course. Ce peuple est forcé à la décadence. Son champ d’horizon tient dans la bière, les bagnoles et le foot. Le divertissement et la production. D’un point de vue anthropologique, cela se voit particulièrement bien : des demi-gros, des semi-musclés, des mises ringardes, feignantes. On sent que le peuple allemand est lassé. Si Michel Houellebecq est autant lu en Allemagne, c’est aussi parce qu’il a dessiné dans ses romans une virilité en crise, le type du fonctionnaire lassé, miné par la consommation. Rares sont encore ces Allemands grands lettrés, élégants, d’une haute culture de mélomanes qui honore aussi bien Goethe qu’Ernst Jünger. Ils se sont dissous dans la bien-pensance, dans le confort paisible des birckenstock et l’horizon des chemisettes à carreaux. Tristesse allemande.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 20 juillet 2021, exclusivité internet