Réflexion sur la souffrance française
De quoi la France souffre-t-elle ? Souffre-t-elle d’un manque d’égalité, d’un manque de liberté ou d’un manque de prospérité ? Souffre-t-elle encore tout simplement de la perte nostalgique de son aura culturelle ? Souffre-t-elle de la dilution vaporisatrice de sa culture dans le paysage sans nom d’une mondialisation sournoise, laquelle prendrait la double face inversée d’une seule et même violence barbare, celle, matérialiste, du consumérisme, et celle, spiritualiste, du djihadisme ?
La grandeur culturelle passée de la France fut le fruit d’une alliance inouïe entre l’idée monarchiste de la puissance absolutiste et la vision chrétienne et sacrificielle d’une destinée humaine universelle. C’est cette alliance qui permit à la France d’être l’initiatrice de la belle et rayonnante idée d’État-nation. Cette idée fut à la fois la révélation idiosyncrasique d’une âme nationale singulière et la revendication d’une signification universelle. Pour la préservation de la France et de la monarchie, cette alliance fit advenir la belle figure d’une jeune femme soumise à Dieu. Après le Grand Siècle et sa valorisation étatique de l’intellectualité et des arts, elle permit à la Révolution et aux Lumières de donner, tout en détruisant l’origine monarchiste du rayonnement et tout en passant par une sorte de transfiguration impériale, de dépasser cette destruction vers une amplification inouïe, à portée laïciste, républicaine et démocratique, de ce même rayonnement. Certes le nouvel Empire colonial prit fin, mais sa fin coïncida avec une sorte de restauration de la grandeur. Cette dernière fut l’œuvre singulière d’un général qui, après avoir sauvé la nation, créa un chef-d’œuvre de politique constitutionnelle qui fit la synthèse entre le monarchisme et le républicanisme, à savoir la Ve République.
Après cette grandiose aventure épique, de quoi la France peut-elle bien souffrir ? Il faut ici émettre l’hypothèse terrible selon laquelle elle ne souffrirait de rien d’autre que de ce dont souffre toute réalité humaine qui, disposant d’une grande potentialité intellectuelle, a perdu toute matière concrète pour la mettre en œuvre de manière authentiquement créatrice. Il faut émettre l’émouvante hypothèse selon laquelle la France souffrirait d’avoir perdu son génie.
Le symptôme premier de la perte du génie, ce sont le cynisme et le carriérisme. Le cynisme s’annonce d’abord dans la volonté farouche qui, animant certains candidats à la magistrature suprême, vise ni plus ni moins que la destruction de ce qu’il y a aujourd’hui de plus grand en France, à savoir de la Ve République. Tout se passe comme si le cynisme de l’intelligence politique n’avait d’autre souci que d’atteindre en plein cœur la grandeur elle-même à la seule fin de la détruire. Tout se passe comme si l’intelligence, vide de vision et pétrie de ressentiment, ne pouvait avoir d’énergie que dans le retournement destructeur contre le chef-d’œuvre de la génialité créatrice gaullienne.
Le second symptôme de la décadence carriériste, c’est celui qui consiste dans l’exploitation de la décrédibilisation actuelle du système institutionnel des partis afin d’annoncer une possibilité politique qui, derrière une synthèse confuse entre la droite et la gauche, est paradoxalement et outrageusement vide de toute vision. Le macronisme n’est ainsi rien d’autre que la figure exacerbée de l’intelligence cynique qui, consciente de la faiblesse du temps, ne vise à vouloir le pouvoir qu’à vide et, tout en hystérisant une population petite-bourgeoise, naïve et éberluée, à se perdre dans le tourbillon de sa propre vacuité. Il ne s’agit sans doute ici très banalement que d’absorber la nation dans la mondialisation tout en faisant croire aux pauvres gens qui se prennent pour des intellectuels qu’il s’agit là de nouveauté. Ce fut au peuple des Gilets jaunes que revint naguère la mission de révéler, par le réveil d’un authentique bon sens, le danger d’une telle entreprise.
Afin de lutter contre la mort de la France, ne faudrait-il pas se tourner vers ce qui fut, un temps, le projet du général de Gaulle, à savoir la restauration de la Monarchie ? Le pouvoir à dimension monarchique du président de la République ne pouvait certes convenir qu’à de Gaulle lui-même, à savoir à un homme rare en qui pouvaient s’allier le génie de la vision, la vertu du comportement et la piété d’une foi aussi sincère que discrète. De Pompidou à Macron, l’incarnation et l’exercice de la fonction suprême ne cessèrent de décliner. Afin de lutter contre le cynisme carriériste propre aux présidentielles, afin de lutter contre la souffrance française, nous osons l’hypothèse selon laquelle l’incarnation de l’unité de l’État par une dynastie incontestable pourrait être le seul et unique projet qui puisse, à plus ou moins long terme et dans la dignité, convenir à une ambition légitime pour le pays. À défaut de génie, voire de vertu et de piété, l’homme qui doit incarner la France dans l’imaginaire collectif devrait au moins !
Patrice Guillamaud
Patrice Guillamaud, philosophe, auteur de La Jouissance et l’espérance (Cerf, (2019) et d’Autrui, la chose et la technique (Kimé, 2021).
© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021