Fric, sexe et fun

La misère du désir, son empire et son marché

Le sexe est partout, dans la publicité, à la télévision, sur un internet. Il est devenu un bien consommable et louable. Parallèlement, les individus sont de plus en plus frustrés ; à la misère du salariat se joint celle du désir, cible de l’extension du marché. Tentons de Comprendre l’articulation entre misère du désir et capitalisme ; sexualité et consommation cool.

Pour comprendre la relation entre le désir et le marché, établissons déjà que le marché va là où il peut aller et que rien ne l’arrête. Non pas que le capitalisme soit immoral, il est ammoral. Ensuite, comprenons qu’il a besoin, ce même capitalisme, d’hommes sans structures, sans nation, sans Dieu, interchangeables et dominés par leur désir de consommation justifié par le travail qu’ils exercent. Devenus des atomes, ils sont aliénables par tous les moyens, de toutes les manières et à toutes les modes. De nos jours, cela était vrai antecovidium mais se vérifie mille foi intercovidium, l’individu est en crise : crise du salariat, crise de l’identité, crise de la virilité et misère du désir. La crise de la virilité souffre d’un paradoxe : la pression mise sur l’homme et la déconstruction des stéréotypes masculins en vue de faire des êtres sans identité, sans genre, sans sexe, indéterminés. Mais intéressons-nous précisément à la dernière des crises énoncées, celle du désir. Nous vivons dans des sociétés liquides faites d’individus consommateurs et salariés ; pourtant ces sociétés garantissent, en même temps, la pleine jouissance et le parfait épanouissement des individus, PMA/GPA d’un côté, mais confinements, tests, vaccins et pass sanitaire, de l’autre. L’homme est libre en tant qu’individu mais piqué, masqué, sous-couverture. Tout est permis mais rien n’est possible, disait Michel Clouscard, cela même est l’articulation du capitalisme.

Transposant cela dans l’ordre du désir, on en viendrait à dire que tout le monde est nu mais que personne ne copule. L’érotisme est sorti des magazines et des films, se trouve sur les réseaux sociaux, sur Tik Tok, dans la publicité. Sur internet, il est tout aussi facile de lire « la Jeune parque » de Paul Valéry que de visionner le film le plus chaud et le plus violent qui soit. Dans le même temps, les gens font moins l’amour et se reproduisent de moins en moins, en Europe. Bien des femmes sont devenues inaccessibles, à cause de l’idéologie du moment, avec metoo et balance-ton-porc. Le progressisme accouche d’un féminisme qui déteste les hommes, explique aux femmes qu’elles peuvent se passer d’eux, militent contre l’hétérosexualité « englobante », devenue un moyen d’oppression, et pour la procréation médicale assistée. La publicité, la culture cool des séries, des films et des chanteuses (on notera que la jeune scène française est constituée en partie de chanteuses lesbiennes qui veulent écraser le patriarcat) expliquent aux filles, du collège jusqu’à la fac, qu’elles sont victimes des hommes blancs, que la galanterie est un machisme, et qu’il faut tout déconstruire jusqu’ aux relations entre les hommes et les femmes. Le féminisme post moderne a cru pouvoir libérer la femme, mais en cherchant son bonheur, a créé de toute part une quantité incroyable de frustration, de haine et de ressentiment. Des femmes détestent les hommes (comme l’explique Pauline Hermange qui a vraiment le physique de ses idées) et des hommes, émasculés, vivent une sexualité par procuration. Ceux qui sont dans le haut du panier, bottom up comme dirait Manu Ier, raflent la mise ; les autres, salariés pauvres, précarisés, en marge de la mondialisation heureuse et de la movida des centres-villes, les miettes. Séduire n’est plus possible, Covid oblige ; les cafés, tantôt ouverts ou fermés, ne sont plus des espaces de rencontre. Il n’y a plus d’espace public, à vrai dire, mais seulement des espaces privés transposables. C’est dans la plaie ouverte du désir que le marché remue le couteau. Il arrive à point nommé.

On a connu les coaches immobiliers, pour devenir rentier en investissant ses épargnes, ou en développement personnel, pour retrouver un mental de winner et réussir sa vie, comme le chantait Bernard Tapie. Deux idées chez eux surnagent : chacun se trouve responsable de sa situation et il y a ceux qui sont du bon côté de la barrière et ceux qui sont du mauvais, à chacun d’être dans le bon. Ils transposent leurs cours recrachés d’école de commerce et de management. Eux-mêmes se mettent en scène comme produit. À l’époque, ils étaient des loosers, mais grâce à leur détermination, sont devenus des winners qui voyagent à Dubaï, à Los Angeles. Leur méthode est moyennée en pièce sonnante et trébuchante, naturellement. Pour le désir, c’est pareil, on trouve des coaches en relation amoureuse. Ils ont été des puceaux de la vie, mais grâce à une méthode imparable, sont devenus des Don Giovanni en puissance. Ils expliquent maintenant que le coup de foudre n’existe pas, que les âmes sœurs sont des balivernes mais que tous les hommes ont une valeur sur un marché et doivent faire fructifier leur valeur pour être « challengeant » et « banquables ». L’amour courtois en prend un sacré coup, et Trintignant n’aurait, avec ces zigotos, jamais rencontré Anouk Aimée dans Un homme et une femme. Il y a ceux qui séduisent des femmes, du bon côté de la barrière, et eux, en plus grand nombre, quasiment une partie des hommes, du mauvais côté de la barrière. Du jansénisme dégradé et sécularisé.

De nos jours, l’industrie du X fait concurrence à la vente d’armes. La pornographie a connu toutes les modes et les moyens de diffusion. Elle se vendait en photos dissimulées par des vieux messieurs dans des chapeaux melon, se trouvait dans les magazines ou sur pellicule grâce à une industrie lourde. Dans les années 70, la vague progressiste permet à la pornographie de s’afficher sur les toiles des cinémas. C’est l’époque où les gens font la queue sur les Champs-Elysées pour voir des films qui accompagnent l’élan libéral-libertaire du jouir sans entrave. C’est l’époque où l’on trouve Helmut Berger, la veuve Visconti, jouer un SS tenancier d’un bordel à Paris dans Salon Kitty, et plus tard Klaus Kinski tenir en esclave à Bangkok Arielle Dombasle, dans les Fruits de la passion. L’arrivée d’internet va changer la donne. Le piratage va miner les films que l’on trouve à présent gratuitement sur des sites pour adultes. Le cinéma lui-même a changé et ne propose plus de films avec un scenario solide, des dialogues, une prétention artistique inspirée des classiques de la littérature libertine, mais au contraire des films violents, faits de scènes trashs qui vont directement vers le saignant et la viande crue. La forme justifie le fond. À présent, la diffusion se passe à distance, sur son écran de portable, entre deux cours, pendant la pause de midi. La pornographie est à l’image d’une société qui va vite, toujours trop vite, accélère ses moyens de communication. Le désir et l’attente du consommateur vont dans ce sens.

 Le marché va tellement bien que des acteurs pornos ont monté leur propre entreprise, leur propre studio, inventé leur propre site avec leur propre plateforme de visionnage pour pallier le téléchargement illégal. Certains ont même mis en avant le porno éthique. À cette singulière vertu qui cache le fait de gagner de l’argent sur le dos de pauvres hommes, comme un consommateur de crack chez Castel en somme, les actrices maquillent tout cela d’engagement moderne. Le cinéma porno donnait dans le libertarisme, les actrices de nos jours dans le progressisme, se disent féministes, manifestent pour les droits des LGBT. Le capitalisme passe de la production et à la séduction, comme l’explique Michel Clouscard, avec l’industrie de la pornographie, cela n’a jamais été aussi vrai. Pour ne pas revenir à l’anonymat des prolétaires qu’elles avaient connu, les actrices ont fait plutôt le choix de montrer leurs fesses que d’être secrétaire médicale, faire des choses sales et continuer de profiter d’un salaire confortable, passer des soirées au Baron noir, prendre de la cocaïne et se finir au champagne. Mon corps, mon choix… mon loyer.

Le consommateur abruti est lui-même un pauvre. Le cinéma porno est une affaire de pauvres. C’est un spectacle qui vise la masse, la masse informe des salariés. C’est Jonathan, vingt-huit ans, chauffagiste à Châteauroux. Dans les années 30, il y avait des endroits réservés aux classes populaires où les bourgeois n’allaient pas. L’extension du marché allié à la socialisation de la société a rendu perméable la mixité entre les riches qui peuvent avoir accès aux filles pauvres mais jolies de la classe moyenne dans ce que l’on appelle la boîte de nuit. Alex, avec une bouteille de vodka tiède peut faire venir n’importe quelle dame à sa table, Jonathan, lui, doit danser ou ainsi se dire comme dans la chanson de Jacques Brel « je rentre chez moi, le cœur en déroute et la b**** sous le bras. » Jonathan vit sa sexualité par l’intermédiaire d’internet. C’est toute la différence entre, Alex, l’aristobeauf, le bobo vulgaire, et le gars de la France profonde, Alain 51 ans. L’un est sûr d’emballer en night-club, sur une péniche, parce que malgré sa vulgarité, la déliquescence des formes et de ses mœurs, il a l’avantage de son portefeuille et de son lieu de résidence, alors que l’autre, est un fan de Johnny, qui vit en périphérie, n’a pas la prétention sociologique de conquérir.

Depuis quelques années déjà les applications de rencontre ont changé la donne. Alors que les gens ont de quoi se rencontrer en vrai : cafés, cinémas, bibliothèques, université, paroisse, rien n’y fait. Le dialogue est mort. Parlons alors de Tinder. Les gars font défiler les profils de femmes, ce ne sont que des promesses de bonheur virtuelles. Pour être visible de ces femmes, il faut acheter un pack premium, pour être classé en haut du panier. Il faut aussi correspondre aux conditions habituelles d’usage : Netflix, « bonne bouffe », « toujours partant pour une bière ». Le consensus. N’allez surtout pas dire que vous êtes catholique, monarchiste, souverainiste, marxiste de droite. On a beau liker, la sélection est limitée. Tout repose sur une espèce de contrats, l’homme propose, la femme dispose. Le physique joue presque exclusivement, alors que la femme voit l’homme en quatre dimensions. Elle se retrouve à le voir comme l’homme voit la femme, en deux dimensions : consommable, pas consommable. Un gars, bien taillé, récoltera tous les suffrages ; un gars qui ressemble à Jacques Villeret, rien. L’homme propose, la femme dispose : « no smoking, pas le premier soir, 1 mètre 80, gros kiffe pour les mecs musclés, facho s’abstenir. » Les féministes y ont trouvé refuge. Le combat est long. Elles imposent leurs identités : féministes intersectionnelles, non-binaires, anti fascistes. Un profil sur Tinder détonne : Solène, 35 ans « multirelationnelle ou polyamoureuse. J’ai déjà des amoureux et je suis mariée, et j’ai des enfants. Non je ne suis pas libertine ? Je n’ai pas de relations que pour le sexe. Je suis pansexuelle. » voilà bien une tare du monde moderne. L’individu qui s’ennuie dans le siècle, victime du salariat, cherche à trahir son ennui dans une sexualité par l’intermédiaire d’application de rencontre. C’est du Madame Bovary passé au mixeur de la modernité, Flaubert s’attaquant déjà, en filigrane, à la société de marché. Solène n’est pas pansexuelle, elle est seulement une quadragénaire perdue, hystérique, cela va sans dire, et autoritaire par-dessus le marché. Son mari est peut-être bien content de ne pas l’avoir sur le dos. Que dire des enfants obligés de voir leur maman partir un soir avec Pierre, un autre avec Paul ou Jacques ? Misère de la femme moderne.

Faire l’amour est devenu impossible, improbable. La prostitution est illégale, en théorie, seulement, puisque l’on peut trouver des call-girls sur internet et des roumaines en zone industrielle qui pratiquent devant un Darty. Quelquefois, des filles de la France périphérique, parfois caissières et disgraciées, vendent leurs charmes pour arrondir les fins de mois. Mais Jennifer n’a même plus à s’en faire, en vérité, elle peut échapper aux clients paumés, aux marginaux qui cherchent à se purger comme un radiateur, à l’atmosphère glauque des banlieues de province. Fini donc de subir Robert la banane à l’air et les gars perturbés qui ont le cerveau comme de la sauce blanche. Onlyfans est une perle ! C’est un nouveau réseau social privé où chacun peut avoir du contenu érotique et sexuel moyennant un abonnement. 90 % sont des utilisatrices et 90 % sont des consommateurs. Fini donc de se vendre, d’endurer des rapports sexuels tarifés, avec Onlyfans, on peut mettre son corps filmé ou photographié sous toutes les coutures et gagner de l’argent comme en vrai. Une jeune mannequine a décidé de créer un compte, explique qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut du moment qu’elle ne fait du mal à personne, car son corps est son corps, que personne n’a à le juger et d’ajouter « je ne ferais cependant, rien qui aille à l’encontre de mes valeurs. » Cela nous fait une belle jambe ! De quelles valeurs parle-t-on quand on en vient à s’afficher nu comme un vers ? Tout est une affaire de mot : les valeurs ont une valeur, une valeur marchande et peuvent donc se dévaluer en fonction du cours de ses propres bourses. S’il n’y avait pas l’appât du gain, croit-on vraiment que cette demoiselle montrerait ses atouts dans des positions suggestives ? L’argent facile a du mal à se justifier, mais passant par le cool, la liberté d’entreprendre, devient quelque chose d’acceptable. Une question se pose alors, pourquoi payer aussi cher un abonnement, qui peut aller jusqu’à 30 euros par mois, pour voir un contenu érotique que l’on pourrait voir gratuitement sur Google ? Le marché est fort, il a pensé à tout et fait son saut qualitatif. Avec la crise du covid, l’idée n’est plus de répondre à une misère du désir mais à une misère affective. Outre le fait de pouvoir consommer des photos, le client peut envoyer un message à celle qui a créé un compte. Après une journée de travail, Jonathan lui écrit « T trop bel » et Jennifer de répondre « Merci ! » et un cœur en émoticon. Cela lui fait la journée, il se sent bien, mieux, comme motivé, après un shoot de crack. Le labeur semble moins pénible. Dans son train de vie de noix de Saint-Jacques ce petit évènement est devenu une fête.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 2 juillet 2021, exclusivité internet