George Weigel © DR

George Weigel : un regard sur les enjeux en cours dans l’Eglise

George Weigel, le célèbre écrivain catholique américain, vient de publier deux chroniques les 14 juillet et 21 juillet 2021. Nous sommes heureux de vous proposer en exclusivité ces deux chroniques traduites en français avec l’aimable accord de l’auteur. Nous les avons mises l’une à la suite de l’autre, car elles apportent un éclairage très intéressant sur la manière dont le Vatican aborde des enjeux qui font actuellement la une des discussions au sein de l’Église catholique.

Le pape François et les enjeux de la vie humaine

Nombreux sont ceux qui partent du principe que la clarté doctrinale et morale, d’une part, et la sensibilité pastorale et l’inclusivité, d’autre part, s’excluent mutuellement. Cela est un non-sens

La tendance du pape François à utiliser des expressions colorées et des qualificatifs abrasifs pour commenter les idées, les habitudes et les pratiques qu’il désapprouve, ont laissé les catholiques perplexes depuis plus de huit ans maintenant. Est-ce ainsi que parlent les papes ? D’après ma propre étude de l’histoire pontificale, le pape Pie XI a eu à dire occasionnellement quelques mots bien choisis – voire brutaux. Cependant, ses réprimandes verbales étaient toujours prononcées à huis clos, alors que nombre des locutions dépréciatives les plus mémorables du pape François ont été très publiques.

Cependant, il y a une chose à dire sur cette habitude pontificale actuelle, surtout à la lumière des efforts incessants des médias pour attribuer au Pape un cœur sensible aux enjeux de la vie humaine ; ne perdons pas non plus les efforts récents des évêques américains pour répondre à l’incohérence de certaines personnes qui se prétendent catholiques et qui, en se montrant favorables à l’avortement, rejettent une vérité fondamentale de la foi catholique.

Il est donc utile de rappeler les termes assez robustes dans lesquels le pape François a condamné l’avortement, notamment lors d’une conférence au Vatican en 2019. À cette occasion, le Saint-Père a demandé : « Est-il légitime de supprimer une vie humaine pour résoudre un problème ? Est-il permis d’engager un tueur à gages pour résoudre un problème ? » Les avortements dits « thérapeutiques » qui détruisent volontairement des enfants à naître souffrant de quelque maladie ou difformité, relèvent, a insisté le pontife, d’un « eugénisme inhumain. » Il a ajouté que « la vie humaine est sacrée et inviolable et que l’utilisation du diagnostic prénatal à des fins sélectives – c’est-à-dire abortives – doit être découragée avec force ».

Tout cela a semblé un peu étrange à un journaliste du New York Times qui couvrait cette conférence, car, comme il l’a écrit, le pape avait auparavant minimisé des questions comme l’avortement, « afin de promouvoir sa vision pastorale et inclusive de l’Église ». Bien sûr, l’hypothèse de ce journaliste est que la clarté doctrinale et morale, d’une part, et la sensibilité pastorale et l’inclusivité, d’autre part, s’excluent mutuellement. Cela a été une absurdité, comme en témoigne la rencontre de Jésus avec la femme prise en flagrant délit d’adultère, dans Jean 8 :1-11 ; cela reste un mensonge grossier aujourd’hui ; et s’y complaire rabaisse le travail inclusif et sensible effectué dans tout le pays par des milliers de centres de crise pour femmes enceintes ; ces centres qui sont guidés par une inspiration religieuse, offrent aux femmes quelque chose de mieux qu’une « procédure » mortelle qui cause souvent des dommages émotionnels à long terme.

L’imagerie médiatique, hélas, est comme le bambou : une fois qu’elle est implantée, il est pratiquement impossible de la déraciner. Ainsi, au début de son pontificat, le commentaire du pape François « Qui suis-je pour juger ? », adressé au cas particulier d’un prêtre repentant qui essayait de mener une vie droite, a été dépouillé de tout contexte et transformé en bambou médiatique, l’affirmation sans cesse répétée étant que ce pape n’est pas un intransigeant sur le plan moral – sous-entendu, contrairement à ses prédécesseurs.

Je soutiens cependant que quiconque qui compare une personne exécutant un avortement à un tueur à gages de la mafia – et qui, en janvier 2014, a déploré une « culture du jetable » dans laquelle les enfants avortés sont « jetés comme inutiles », déclarant qu’il est « horrible même de penser qu’il y ait des enfants, victimes de l’avortement, qui ne verront jamais la lumière du jour » – n’est pas un relativiste moral. Typiquement, cependant, un autre journaliste de la BBC qui couvrait le même discours pontifical, a trouvé que cette dénonciation contrastait avec « la position du Pape favorisant la miséricorde plutôt que la condamnation. »

Je rappelle pour mémoire à la BBC que c’est Jean-Paul II, auteur de l’encyclique passionnément pro-vie Evangelium Vitae (L’Évangile de la vie), qui a diffusé dans l’Église mondiale la dévotion à la Miséricorde divine ; c’est le même Pape qui a écrit une encyclique sur Dieu le Père intitulée Dives in Misericordia (Riche en miséricorde) et qui a fait de l’Octave de Pâques le « Dimanche de la Miséricorde divine ».

Les distorsions médiatiques ne sont pas simplement ennuyeuses ; elles peuvent avoir des effets publics graves. Juste avant que les évêques [américains] ne votent massivement pour aborder la question de l’intégrité eucharistique de l’Église – immédiatement transformée par la plupart des rapports en une simple attaque contre le président Biden et d’autres fonctionnaires pro-avortement – la Cour suprême a confirmé à l’unanimité le droit à la liberté religieuse de Catholic Social Services (CSS) de Philadelphie lorsque cette institution refusait de placer des enfants en famille d’accueil chez des couples de même sexe. Dans son long addendum à l’avis de la Cour, le juge Samuel Alito a noté qu’un fonctionnaire de Philadelphie avait tourné en dérision « la position de l’archidiocèse comme étant en décalage avec l’enseignement du pape François et les vues morales du XXIe siècle », suggérant que « ce serait formidable » si le CSS « suivait… le pape François ».

Je doute sérieusement que le commissaire du Département des services sociaux de Philadelphie qui s’est trompé de manière aussi spectaculaire sur le pape François, soit un lecteur régulier du journal du Vatican, L’Osservatore Romano. Il a formulé des absurdités avec lesquelles il a harcelé le CSS à partir de sources médiatiques américaines. J’espère que le véritable pouvoir se ressaisira lorsque les évêques élaboreront leur déclaration sur la signification de l’Eucharistie.

Mais je ne suis pas optimiste à ce sujet. Le bambou est le bambou.

L’autoritarisme libéral et la messe traditionnelle en latin

La récente lettre apostolique Traditionis Custodes est théologiquement incohérente, pastoralement discordante, inutile, cruelle – et un triste exemple de l’intimidation libérale qui est devenue récemment trop familière à Rome.

Permettez-moi de commencer par définir ma position dans le conflit que nous observons actuellement à propos de la liturgie.

Je suis un homme du Novus Ordo[1].

Je ne suis pas d’accord pour dire que le Missel romain promulgué par le Pape Pie V en 1570 a enterré le Rite romain dans l’ambre ecclésiastique, de telle sorte que ce Missel reste à jamais – comme l’a dit récemment un ami traditionaliste – « l’expression la plus authentique de la lex orandi[2] de l’Église romaine ». Si tel était le cas, alors le Missel de Jean XXIII de 1962, qui est utilisé dans les célébrations du XXIe siècle de ce que l’on appelle généralement la « Messe latine traditionnelle », n’est pas pleinement authentique, car il incorpore des changements dans la liturgie promulguée par les papes Pie XII et Jean XXIII.

Je pense que la restauration de la Veillée pascale et le renouvellement du Triduum pascal par Pie XII ont été des développements impressionnants du Rite romain, tout comme je pense que le menu plus riche des lectures bibliques disponibles à la Messe aujourd’hui est une autre réalisation importante du mouvement liturgique du milieu du XXe siècle.

Je ne considère pas le latin comme une langue liturgique « sacrée », et je crois qu’il est tout à fait possible de mener un culte digne et respectueux en anglais.

Je crois que la Constitution sur la Sainte Liturgie du Concile Vatican II a enseigné des vérités importantes, en particulier sur le caractère eschatologique[3] du culte de l’Église en tant qu’anticipation de la vie dans le Royaume de Dieu, et je suis d’accord avec son enseignement selon lequel le culte de l’Église doit être conduit avec une « noble simplicité ».

Je pense que la suggestion de certains traditionalistes liturgiques selon laquelle la survie du catholicisme exige la restauration des anciennes prières au pied de l’autel, des anciennes prières d’Offertoire et de l’ancien Dernier Évangile est ridicule : c’est également ainsi que je considère les affirmations selon lesquelles la constitution liturgique du Concile [Vatican 2] et sa mise en œuvre immédiate étaient le résultat d’une cabale de francs-maçons, de communistes et de clercs homosexuels.

Ceci étant dit, je pense également que la récente lettre apostolique Traditionis Custodes [Gardiens de la Tradition], qui tente d’abroger la généreuse permission du pape Benoît XVI de faciliter l’utilisation de la messe traditionnelle en latin, telle qu’il l’a exprimée dans sa lettre apostolique Summorum Pontificum de 2007, est théologiquement incohérente, pastoralement discordante, inutile, cruelle – et un triste exemple de l’intimidation libérale qui est devenue trop familière à Rome récemment.

Pour les catholiques qui trouvaient plus efficace de célébrer le culte selon le Missel de 1962, dans ce que Benoît XVI a décrit comme la « forme extraordinaire » du rite romain, la lettre apostolique Summorum Pontificum était un acte de sollicitude pastorale. On espérait également que l’expérience plus large de l’Église dans cette forme extraordinaire conduirait à une resacralisation et à un ennoblissement du culte de l’Église tel que pratiqué selon la « forme ordinaire » de la liturgie, c’est-à-dire selon le missel post-Vatican II du pape Paul VI tel que révisé par le pape Jean-Paul II. D’après mon expérience, cet espoir s’est avéré justifié, car la saison des bêtises dans la liturgie touchait heureusement à sa fin.

J’ai vécu cette justification pendant trois semaines à Cracovie cet été, alors que le séminaire que j’y ai dirigé – un rassemblement multinational de catholiques de six pays et cultures – célébrait le Novus Ordo avec révérence et prière, en utilisant le chant grégorien pour les parties ordinaires de la Messe et les chants latins traditionnels et les chants contemporains de Taizé – en latin et en anglais – pour les antiennes d’entrée, d’offertoire et de communion. Comme le souhaitait Vatican II, la communauté des participants à ce séminaire a participé à la liturgie de manière « pleine, active et consciente » ; cette participation était également digne, respectueuse et au diapason avec le sacré.

Dans de nombreuses paroisses américaines où la forme extraordinaire a été proposée en plus de la forme ordinaire plus courante, l’unité de l’Église n’a pas été compromise. Que certains partisans de la forme extraordinaire se croient les seuls vestiges fidèles d’une Église en décomposition est certainement une réalité, et leur présence sur les réseaux est familière et déprimante. Mais c’est une calomnie empiriquement insoutenable que de suggérer, comme le fait Traditionis Custodes, que ce complexe conflictuel de supériorité – associé à un rejet de Vatican II motivé par l’idéologie – est la nouvelle normalité pour ceux qui souhaitent célébrer des messes avec le Missel de 1962. Les jugements qui s’expriment à Rome ne devraient pas être basés sur l’hystérie et les pitreries de la blogosphère catholique.

Le catholicisme progressiste s’est typiquement caractérisé par une tendance à l’autoritarisme – une tendance à l’intimidation qui témoigne certainement d’une certaine impatience et peut suggérer un manque de confiance dans ses propositions et ses arguments. Dans le pontificat actuel, cette tendance a conduit à un concept extrême de l’autorité pontificale qui pourrait faire rougir le pape Pie IX. Cette situation n’a pas été bien accueillie par l’Église mondiale, et cela aura un effet marqué sur la prochaine élection pontificale.

George Weigel

Traduit de l’anglais par Jean-Louis Allez


[1] NDLR : La messe de Vatican II, ou messe de saint Paul VI ou encore messe paulinienne, parfois appelée « nouvelle messe » ou « Novus Ordo », est la messe telle que célébrée dans la forme ordinaire du rite romain, en usage dans l’Église catholique depuis la réforme liturgique décrétée par le pape Paul VI en 1969.
[2] Règle du culte
[3] NDLR : l’eschatologie est l’ensemble des doctrines et des croyances portant sur le sort ultime de l’homme après sa mort (eschatologie individuelle) et sur celui de l’univers après sa disparition (eschatologie universelle).

© LA NEF pour la traduction française, le 23 juillet 2021, exclusivité internet