Ordinations de la Fraternité Saint-Pierre à l'abbaye de Fontgombault © DR

Une difficile réconciliation

Depuis une cinquantaine d’années, la réconciliation entre catholiques chemine lentement.
Analyse et quelques pistes de réflexion pour faciliter ce rapprochement.

Depuis plus de cinquante ans se pose, dans l’Église en France, l’épineuse « question des traditionalistes ». De multiples épisodes ont scandé cette histoire, mais au fil des décennies, nous avançons doucement dans le labeur d’une réconciliation entre catholiques.

Un passé oublié ?
Nous sommes loin des tempêtes des années 1960 et des désordres qui ont suivi… simplement inimaginables pour les jeunes générations ! On reste même abasourdi par l’énergie – pour ne pas dire la violence – qui fut alors déployée, spécialement autour des questions liturgiques : dispute que Benoît XVI illustrait par le « mordre et dévorer » de l’Épître aux Galates (1).
Que s’est-il donc passé dans l’Église de France ? Pour les historiens ce champ d’investigation commence, tout doucement, à livrer ses secrets. Pour ceux qui l’ont vécu, il demeure un traumatisme dont il est encore trop tôt de parler. Un double poids semble peser sur les témoins de cette éprouvante époque de la vie de l’Église, non seulement psychologique, chez ceux qui en furent les acteurs et les proches témoins, mais aussi moral, selon la part personnelle ou communautaire prise dans ce désordre.
Ce douloureux passé de l’Église en France peut se décomposer en deux étapes principales : un vent de folie (1965-1975) qui vit fleurir, dans une ambiance quasi révolutionnaire, tant d’initiatives insensées. Benoît XVI parla de « déformations à la limite du supportable » (2) ; le temps des grandes disputes (1976-1988) qui affecta clercs et laïcs, où chacun réagit selon son histoire, son tempérament, les circonstances locales, les rencontres…
Au début des années 80, le pontificat de saint Jean Paul II fit sentir ses premiers fruits de remise en ordre et cette guerre ouverte a peu à peu cédé la place à des tensions larvées.

Un poids psychologique
Le poids psychologique de cette épreuve tend bien évidemment, au fil des années, à s’estomper. Mais il se révèle parfois, chez les plus anciens, subrepticement, dans quelque réaction inappropriée ou décalée. Par exemple, surprenant pour les plus jeunes fut le zèle de certains prêtres ou évêques, à imposer la communion dans la main, pour des motifs… vaguement sanitaires !
Quelle que soit la part prise dans ces disputes liturgiques, personne ne fut épargné, ni les prêtres, ni les congrégations religieuses, ni les familles. Dans cette indescriptible mêlée, on ne distinguait alors plus très bien qui était victime, qui était bourreau, qui avait commencé et qui ne voulait pas finir. Parfois même, certains passaient subitement de victimes à bourreaux…
Pour toutes ces errances liturgiques, (seul ?) Jean Paul II a demandé « pardon – en mon nom et en votre nom à tous, vénérés et chers Frères dans l’épiscopat – pour tout ce qui, en raison de quelque faiblesse humaine, impatience, négligence que ce soit, par suite également d’une application parfois partielle, unilatérale, erronée des prescriptions du concile Vatican II, peut avoir suscité scandale et malaise au sujet de l’interprétation de la doctrine et de la vénération qui est due à ce grand sacrement » (3).

Un poids moral
La responsabilité morale s’estompe avec la progressive disparition des acteurs de ce grand chambardement, mais il reste la part individuelle et collective de tous ceux qui s’inscrivent dans un héritage.
S’il n’y a quasiment plus d’héritiers des « chrétiens de gauche », défenseurs de l’ouverture admirative au monde, demeurent cependant de sérieuses divergences entre partisans d’un authentique renouveau. Là, se continuèrent de fortes disputes doctrinales (quel catéchisme ?), ecclésiologiques (autour de la réception de Vatican II et de l’obéissance), liturgiques (le latin, l’orientation, la communion, les chants) ou morales (la place du péché, l’attitude face aux divorcés remariés…). Atténuées ou renouvelées, ces problématiques sont toujours actuelles.

La rive d’en face
Dès ces années difficiles, a émergé un courant traditionnel et conservateur : mouvement com­posite et souvent divisé en chapelles, diverses et parfois concurrentes. Peu à peu marginalisé, le monde polymorphe des traditionalistes est aujourd’hui constitué de ses bastions, ses habitudes, sa culture et ses réseaux…
Les décennies passent et l’arrogant face-à-face entre progressistes et traditionalistes a laissé la place à un étrange jeu de cache-cache. La détestation réciproque d’antan est devenue, au fil du temps, un simple désintérêt… tout aussi réciproque. Les berges sont moins hautes mais les rives encore éloignées !
À partir de 1987, le cardinal Gagnon fut mandaté par le pape Jean Paul II, pour retisser des liens. D’une théologie classique, il expliquait volontiers qu’il voulait œuvrer dans l’Église, en s’inspirant de son père qui avait, dans sa carrière, bâti des ponts. Le résultat fut mitigé. Malgré tout, un timide dialogue s’instaura, asymétrique comme l’est l’exacte situation, entre une large majorité et une petite minorité (qui ne dépasse pas 5 à 10 % des pratiquants, quelle que soit la manière de compter). Cette difficulté du dialogue est pourtant éminemment paradoxale, à une époque où il est devenu dans l’Église un mot d’ordre, une manière d’être, et même une sorte de paradigme d’une « Église en dialogue », comme le soulignait Jean Paul II : « Le dialogue n’a pas seulement été entrepris, il est devenu une nécessité explicite, une des priorités de l’Église » (4).

Chemins d’unité
La mise en œuvre concrète des décisions romaines concernant la liturgie ancienne (en 1984, 1988 et 2007) ne fut jamais très simple. Si, au départ, les évêques avancèrent avec précaution (dans un lieu à part ou au cœur des paroisses, avec un prêtre extérieur ou d’une communauté, jeune ou vieux, chaque dimanche ou de temps en temps, seulement la messe ou aussi les autres sacrements, généreusement ou parcimonieusement…), il faut bien remarquer qu’aujourd’hui le doute domine. En effet, aucune méthode n’a vraiment fait ses preuves et aucun diocèse ne fait ici référence…
La lassitude a peu à peu remplacé l’impatience d’alors et 37 ans après, cette question demeure quasiment à l’état de jachère ! Pourquoi ? Les explications sont aussi nombreuses que divergentes : tandis que certains pensent que la pluralité liturgique et pastorale est une équation insoluble (dans une critique à peine voilée des décisions romaines), d’autres soulignent la frilosité des protagonistes pour avancer vers un « enrichissement mutuel » des deux formes. Et entre les deux toutes les nuances sont possibles…
À cause notamment du faible nombre des catholiques pratiquants, on est aujourd’hui arrivé à la limite de cette posture – de deux mondes qui s’ignorent – qui a prévalu ces trente dernières années. Mais les hésitations sont nombreuses pour écrire la page nouvelle qui s’ouvre.
Ce dialogue peine à entrer dans le temps long, le temps de l’Église, pour solder une querelle qui existe depuis 60 ans et sans doute pour encore plus longtemps ! Voici quelques pistes possibles pour avancer ensemble vers l’unité :
– Un réel respect de l’autre qui aiderait à la purification de la mémoire : « le dialogue remplit d’abord le rôle d’examen de conscience », écrivait Jean Paul II (5).
– Le dialogue, avec ses caractéristiques principales, rappelées par Paul VI : clarté, douceur, confiance et prudence. « Comme Nous voudrions le goûter en plénitude de foi, de charité, d’œuvres, ce dialogue de famille ! » (6)
– Un discernement ecclésial loyal, juste, prophétique, audacieux, lisible et visible, pour sortir un peu des atermoiements, des solutions provisoires, des indignations factices et des conciliabules !
– Enfin, une certaine subsidiarité où tous, traditionalistes compris, tiendraient loyalement leur place dans la vie de l’Église.

Espérance
Y arriverons-nous ? Les dernières décennies ont montré l’extrême complexité de toutes ces questions et la très grande difficulté à engager ce « dialogue de famille ». Vaut ici plus que jamais le lucide constat de Paul VI : « à bien considérer les choses, il semble que tout reste encore à faire ; le travail commence aujourd’hui et ne finit jamais » (7). Enfin et surtout, n’oublions pas qu’au-delà des efforts possibles, l’artisan principal de l’unité est l’Esprit Saint, qui renouvelle la face de la terre !

Abbé Gérald de Servigny*

*Prêtre en ministère à Brest et auteur de plusieurs ouvrages de théologie et de liturgie. Dernière publication : Les cathos sont-ils de retour ?, Artège, 2017.

(1) « Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous allez vous entre-détruire » (Ga 5, 15), cf. Lettre aux évêques au sujet de la levée de l’excommunication des évêques consacrés par Mgr Lefebvre, 10 mars 2009.
(2) Lettre aux évêques du 7 juillet 2007.
(3) Lettre aux évêques Dominicae Cenae, 24 février 1980, n. 12.
(4) Encyclique Ut unum sint, 1995, n. 31.
(5) Ut unum sint, n. 34.
(6) Encyclique Ecclesiam Suam, 1964, n. 117.
(7) Ecclesiam Suam, n. 121.

© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021