Ferrare © Alain Rouiller-Wikimedia

Ferrare derrière les murs

Ferrare est une ville noble mais peu connue des Français et des voyageurs. Découvertes.

On dit souvent de manière convenue qu’une ville a une âme. On entend par là qu’une force l’anime, qu’elle vibre encore, que son passé demeure. Ferrare me semble appartenir à ces villes anciennes, achevées par le temps, murées dans le silence des palais anciens, des églises baroques et des ruelles vides étroites. Son mystère est contenu derrière ses lourds remparts. Parée, ceinte avec élégance, droite aussi, pourvue de beaucoup de noblesse, elle reste d’une humeur égale. Le temps comme à Parme dans la Chartreuse de Stendhal semble couler comme sur les plumes d’un canard. Les saisons passent, l’été mortel darde pendant trois mois ses rayons ; une chaleur atroce remplit les rues, une chaleur qui se déverse comme un vin résineux et attire la panzer division des moustiques. Les jours d’automne sont pluvieux jusqu’à la mousson, puis recouvrent de laine son cœur en novembre. Murée et emmurée de l’intérieur, Ferrare a le sens des cours et des jardins. Des clôtures dépassent des plaqueminiers aux fruits lourds.  D’une couleur égale, de rouge mêlé de brun, Ferrare observe une harmonie dans sa mise : un bâti sur trois niveaux, un centre de rues étroites, serrées, désordonnées, spiralaires ; une succession de grandes places en forme de L au centre ; et des boulevards renaissants tracés à la règle. La ville mêle les contraires, la noblesse du corps et des lettres, la grâce féminine et la virilité. Le château d’Este est le penchant viril de la ville tandis que la cathédrale en est le penchant féminin. C’est un couple qui joint le principe mâle et femelle représenté en union charnelle dans le Rosarium philosophorum, traité alchimique du XVIème siècle.

Les Ferrarais ont l’humeur de leur ville ; ils sont paisibles, trop paisibles. C’est un peuple qui vit à vélo ; le cycle de la roue, comme une allégorie, va au rythme de leur vie. Le travail, le sport du soir, le restaurant en fin de semaine, le spritz avec les amis et la passeggiata en fin de semaine, tout s’accorde. Et l’on recommence la semaine suivante. Les vieux messieurs discutent sur la place, à l’ombre, debout, accoudés sur leur vélo ; les dames prennent une crème de café au Leon d’oro d’où elles regardent la foule passer. Ces paysans parvenus ont besoin de jeu et de distraction, accaparent la moindre sortie culturelle, le moindre siège au cinéma ou au théâtre. Ils paradent, se vantent, se pavanent entre un cocktail et une expo de photographies. Ils se toisent ; tous se scrutent, se déchiffrent. Si un tel possède un vêtement plus original ou visiblement plus beau, il est jugé d’abord et méprisé ensuite parce qu’il semble gagner plus d’argent et connait du monde ailleurs, hors de la ville. Dans cette ville d’apparence calme, le peuple conforme et placide peut être d’une cruauté réelle. Les dames ont leur chienchien, un petit haut Chanel vulgaire, le visage refait comme une rue de la ville, à la pelleteuse, gonflé par le botox ; les jeunes pouliches ombrageuses qui ne sourient jamais ont leur sac Vuitton acheté par papa.

Ferrare a brillé pendant cent cinquante ans. Une perle. Elle a rivalisé avec Venise et Florence dans le domaine des arts et de la guerre. La petite bourgade de rustres paludéens a cultivé l’art des formes de la grâce comme celui de casser des nuques à la guerre. Elle a joué tour à tour à la femme délicate et au soudard cogneur. On a appris à dire son nom. Si la fille des Médicis conserve les grands trésors de l’art, Ferrare plus discrète, détient quelques beautés précieuses, cachées derrière les murs et les portiques, dans des cours, sur des plafonds des demeures privées. Comme Palerme ou Naples, Ferrare tient ses œuvres à l’abri des asiatiques et de leurs kodak, kalachnikov de touristes. Le moyen âge de la via capo di sotto se trouve dans l’assiette avec les cappellaci au potiron, le salami cuit, acide, aigre, servi avec de la purée, la tourte aux macaroni, à la viande, béchamel, à la croute sucrée ; la tarte aux tagliatelle aux amandes, le panpepato au chocolat et noisette ; l’anguille frite avec sa polenta ; le pain particulier en forme de corne de narval sans sel, à peine doré et moelleux.

La seigneurie de Ferrare devint célèbre quand elle changea de main, passa des Adelardi, barons locaux, à la grande famille d’Este qui est à la ville ce que les Habsbourg sont à Vienne. Obizzo II, podestat de la ville, fut chargé par le pape de défendre les états de l’Eglise. En 1279 est officialisé le palio ; cette course de chevaux furieux. C’est un spectacle qui rassemble toute la ville dans une espèce de circus maximus, l’Ariostea. Chaque quartier défend ses couleurs, son saint, son emblème. Le cortège s’ouvre sur des lanceurs de drapeaux, des jeunes hommes en collants verts, framboise, jaune citron et violets. S’ensuivent les gens de la cour, les notables du quartier, au son des trompettes et des tambours. D’un clocher, on voit converger des bandes de couleur jusqu’au centre de la place, comme des serpentins. Les cavaliers sont acclamés par la foule. Les filles font leur pipi de joie, les gamins ont leurs héros. Les chevaux montés à cru foncent, cavalcadent dans un délire fait de sable, de sang et d’urine. Ils se frottent, s’écrasent, les chocs sont terribles, on dirait des camions qui froissent de la tôle. Quand l’un tombe, la casse est inévitable. Les dégâts se paient comptant. Le tour ne dure qu’une minute mais l’on croit voir un long match de boxe qui durerait treize rounds. L’étalon qui réussit est le vainqueur de l’année et son monteur doté d’un honneur éternel dans son quartier, dans le délire de la foule, les oriflammes brodées, les fanions et les drapeaux qui s’agitent, jusqu’à cacher les visages.

Niccolo III, au XVème, fit de Ferrare une bourgade puissante, reconnue pour ses affaires et sa diplomatie, et fit accueillir en 1438 le concile œcuménique du pape Eugène IV. Borso d’Este, bonhomme, homme pur et chaste, dont la licorne fut son emblème, reçut de l’Empereur Fréderic III les fiefs de Modèle et de Reggio. Paul II le nomma duc en 1470. Commencèrent les choses sérieuses. Ferrare demeura grandiose jusqu’au milieu du XVIème siècle. Hercule Ier, son frère, belliqueux, immortalisé sous les traits d’un condottiere par Dosso Dossi, dota la ville d’un magnifique plan d’urbanisme réalisé par l’architecte Biagio Rossetti qui la prit pour du papier. Hercule Ier se battit contre Venise, son fils Alphonse Ier épousa Lucrèce Borgia. Excommunié par Jules II en 1512, il combattit les armées du pape et prit possession de Ravenne. Alphonse II devint le dernier des Este, à sa mort, le duché, laissé sans succession, devient un fief vacant des états papaux. De 1598 jusqu’en 1859, la ville passa des Este au Saint-Siège puis au Royaume de Sardaigne. La désertion des Este s’accomplit avec l’introduction du baroque dans la ville. Quelle pire peste ! Ce fut comme un contresens. Ferrara avait vécu à l’heure de l’art roman et de la renaissance, le passage au triomphe de l’illusion, des décorations superflues, des coupoles, et des moulures l’acheva. Torcello a succombé, l’ancienne Pise a rangé ses navires, Tusculum ne fut qu’un champ de pierre avec les Frangipani, Ferrare, à son tour, rejoigniy ces villes figées, arrêtées dans le cours du temps et de l’histoire.

Commençons notre tour de la ville par le château d’Este. C’est un joyau en dur bâti sur quatre tours massives, cerné par l’eau où reposent de grosses carpes. Ce castel prend toutes les nuances des couleurs en saison. Le matin, la brique est rose ; l’après-midi, au sol invictus, jaune ocre ; et prend le bleu marbré comme un tapis de Damas, le soir. De ce point névralgique de la ville, cette charlotte aux fraises délicate et massive, s’ouvre en ligne droite le corso Ercole primo d’Este, comme une nervure sculptée dans la roche par l’architecte fameux, Biaggio Rossetti. C’est une des plus belles rues d’Europe ; de part et d’autre sont alignés palais et immeubles majestueux, marqués par une sprezzatura architectonique incroyable. Le boulevard descend jusqu’aux remparts, les maisons semblent perdues dans le silence et la végétation ; on se croirait à la campagne mais dans les murs. Au numéro 12 sur le muret, se trouve une imposante statue d’Hercule ; au numéro 34 le palazzo Prosperi-Sacrati impressionne par ses décorations aux influences vénitiennes, avec un portail monumental, sous un balcon en marbre soutenu par des chérubins ; au numéro 32, le palazzo Turchi di Bagno est remarquable pour un pilastre cornier en pierre blanche coiffé par des chapiteaux corinthiens ; plus loin se trouve la Certosa et le cimetière. Le palazzo dei diamanti demeure le bâtiment blingbling de la renaissance avec une façade tout incrustée de pierres taillées en diamant. De l’autre côté du château, arrive la piazza del municipio, au sol rouge, à l’escalier d’apparat jaune safran. C’est une place carrée, fermée, enfermée. De Chirico voyait dans Ferrare une cité idéale, à l’avant-garde des perspectives et de l’architecture.

En sortant, on tombe directement sur la façade del duomo, une œuvre romane incroyable sculptée par Niccolo, artiste quasi anonyme du XIIème siècle. On lui doit la lunette représentant saint Georges qui terrasse le dragon. En prenant la via saraceno, on accède au palazzo Schifanoia, le sans-souci de Ferrare, une demeure pour « fuir l’ennui », comme le suggère son nom. La famille d’Este quittait le castel pour son palais d’été, vivait de musique et d’eau fraîche. Borso, fit commander à Ercole de Roberti une série de fresques pour la salle principale que l’on nomme salone dei mesi, fresques allégoriques relevant d’une grande science de la perspective et d’une grande complexité d’interprétations. On retrouve la vie quotidienne du duc dans un décor antique, rendant la justice, chassant au faucon, banquetant. Les fresques du milieu reprennent les mois et les horoscopes : mars est représenté par un homme en haillon qui a une corde autour du cou, même l’iconographe Aby Warburg n’a jamais su donner un véritable sens à cette allégorie. Les dernières fresques au niveau supérieur sont des triomphes dont les plus beaux sont celui de mars, toujours, mené par des licornes et d’avril par des cygnes. Un cavalier en armure est béni par sa dame, enchaîné à elle, représentation survenue quelques décennies après les triomphes de Pétrarque.

Au fond de la ville, on trouve sant’Andrea al Polesine. Dans ce couvent de nones se trouve une fresque incroyable peinte par l’atelier du Giotto. Les couleurs sont admirables, le bleu plombé du ciel met en relief la pierre blanche et la rocaille orange, la tunique translucide du Christ et celle de saint Jean rouge cramoisi. La représentation du calvaire est inédite, on ne la trouve nulle part ailleurs, c’est un hapax de l’art : le Christ monte seul sur la croix à l’aide d’une échelle. Seule une main tient la lance qui va percer le flanc du Seigneur. Le Christ va à la mort sans ses bourreaux, bourreau de lui-même, lui qui savait tout, avait tout prévu, tout dit et tout mis en scène, le voici qui meurt de son propre mouvement. Christos heautontimorouménos.

À Ferrare, passent les ombres. Au détour d’une rue défilent les fantômes du passé. Tullia d’Aragon presse encore le pas, la philosophe et courtisane platonicienne, laide comme un pou mais qui sut par son intelligence rendre les hommes fous d’elle. Avec Borso d’Este on vit s’implanter l’école ferraraise de peinture avec Cosme Tura aux corps rachitiques, aux couleurs pastelles, aux formes forcées ; mais aussi Ercole de Roberti, Francesco della Cossa ; et au XVIIème siècle Carlo Bononi, contemporain de Caravage, délectable par l’art du corps. Viennent sous le règne d’Hercule l’Arioste, devenu secrétaire de la famille, et enterré dans la bibliothèque ; Matteo Maria Boiardo humaniste et auteur d’un Orlando Ennamorato, aussi massif qu’illisible ; Josquin des Près descendu des maîtrises musicales du nord de la France pour y composer la Missa Hercules ducis Ferrariae, une beauté froide en dentelle. Entre Kepler et Copernic, Savonarole menace. Jeune homme, il pratiquait la médecine comme son père à la fac avant de partir en théologie à Bologne. Le Tasse, l’auteur de la Jérusalem délivrée fut mis dans les fers via Giovecca, à moitié zinzin. Lucrèce Borgia, la femme aimée de tous, est enterrée au couvent Corpus Domini, pas très loin où est né le prédicateur de Florence. Elle qui a vécu dans les fastes d’une cour qu’elle a remis à la page, embellie et illuminée de sa présence, la voici qu’elle est enterrée, oubliée de tous, une fois la beauté fanée et le faste des Borgia passé, dans la sacristie tenue par des bonnes sœurs qui sentent l’ail.

Parmi ces ombres, deux modernes. Giorgio Bassani, l’auteur du Jardin des Finzi Contini. Ce roman est une ode à la jeunesse, aux amours premières, aux adieux et à la vie vécue. Cette jeunesse est brisée en plein vol. De Sicca a immortalisé cette jeunesse avec la magnifique Dominique Sanda dans le rôle de Micol, Lino Capolicchio dans celui Giorgio, le blondinet Helmut Berger qui joue le malingre Alberto. On ne pourrait ne pas mentionner Michelangelo Antonioni, qui a trouvé en sa ville, un désert rouge, dont il a été habité jusque dans la présentation de la solitude, de l’errance et de l’ennui. Une sorte de seconde renaissance pour Ferrare.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 20 juillet 2021, exclusivité internet