Place Navone à Rome © Wikimedia.jpg

Joie romaine

Avec la pause estivale covidienne, l’Italie rouvre ses portes. Miracolo ! C’est l’occasion de nous rendre à Rome, de nous rappeler son histoire et de nous promener dans quelques endroits de la ville.

On ne se lassera jamais de Rome. Il y a une joie toujours intacte à descendre du Quirinale où la momie Draghi repose et entrer dans le champ de Mars. Une flamme première, à chaque fois, brule. On passe son jour à sillonner cette ville lourde, écrasée sous les coupoles, sédimentée sous les couches du temps et des ruines. Rome ressemble à un palimpseste gratté, regratté. Sur un discours de Cicéron est taillé un sermon d’Augustin ; sur un poème élégiaque, un sonnet luxurieux de Pietro Bembo. Le précepte de Lavoisier en chimie, s’impose comme une règle : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Le Sol Invictus, divinité lumineuse et virile, fut adoré des militaires et d’Aurélien. Cette faute éclatante, selon Paul Valéry, détient en elle la puissance de la création, la pulsion de vie, la grande santé. Arrive à sa suite Sainte Foi de Rome, une martyre du IIème siècle, fille de Sophie, sœur d’Elpis et d’Agapé. Hadrien les arrêta, fut subjugué par leur beauté et leur piété, décida cependant de les mettre à mort. Foi fut dénudée, torturée ; des seins arrachés coula du lait. Soutenue par la mère dans l’épreuve, on lui trancha la tête. Via Veneto se trouve l’enseigne Martini pétante dans la nuit, rouge-orangé comme un nouveau soleil, carton d’invitation immense pour faire la fête, rites et mystères nouveaux d’un temple moderne, la consommation. Rome est l’idée concrète de la permanence.

Visiter Rome au fil des ans consiste à passer sans cesse des trésors au tamis de ses yeux : penser d’abord aux choses élémentaires puis finir par se déplacer pour un tableau d’un peintre du XVIème siècle d’une église qui n’ouvre qu’un jour dans la semaine. Et commence alors l’aventure romaine : ce que l’on a visité, il faut le revoir. Le voyageur doit, comme avec le tonneau des danaïdes, revoir ce qu’il a vu, revoir ce qu’il croit avoir revu et ce qu’il voudrait revoir. Au prochain voyage, tout sera à recommencer. Un perpetuum mobile. Le mystère de Rome, ce sont ces palais fermés, qui regorgent de belles choses, ces salles éclairées que l’on voit de la rue la nuit et auxquelles on n’a pas accès ; les portes des monastères et des couvents qui se referment sur des roseraies et de palmiers. La ville entretient le désir, le manque et l’envie toujours d’aller voir, plus loin.

Les Romains jouent un carnaval mondain toute l’année. Dans le centre, proche le palais Madame, un balai d’officiels et d’officieux, cravatés avec soin, fourmille dans les rues ; des prêtres du monde entier, vieux et occidentaux, jeunes et asiatiques, déferlent. La soutane est interdite. On trouve encore ces journalistes et intellectuels ringards des années 70, au physique ingrat comme dans la Terrasse d’Ettore Scola. Ces cocos à chemisette, avec des parebrises en guise de lunettes, tracent toujours des parcours méthodiques dans la ville, une gazette sous le bras, la pipe en bouche. Ici, une mère de famille magnifique, là, une ancienne présentatrice télé achevée par le bistouri. La noblesse romaine côtoie les marginaux, des diseuses russes de bonne aventure, des clodos, des obèses sur des vespas en marcel, un mégot en bouche. Rome répond à la Vénus céleste et terrestre, à la grande beauté et à la vrenzole fellinienne. Elle est écartelée entre la lumière la plus totale et la vulgarité la plus manifeste.

Cependant trois figures romaines me paraissent incroyables par leur goût du beau, du bon et du vrai. Lucius Licinius Lucullus après avoir connu succès et échecs politiques, se retira de la vie publique, prit sa retraite, se terra dans ses propriétés pour y mener la grande vie. Son nom reste attaché aux splendides jardins à l’emplacement de la villa Médicis. Il faut s’imaginer une vaste plaine au-dessus de la ville, des vergers excellents avec de nombreux agrumes, des pêches, des abricots. Lucullus avait le goût des fontaines, des porches à l’ombre, des thermes tapissés de mosaïques exquises, profondes par les perspectives, puissantes par les visages. À Tusculum, au-dessus de Frascati, il fit planter les premiers cerisiers d’Europe. Lucullus excellait aussi dans l’art de la table, cultivait les grands raffinements, ce que Plutarque notait avec sévérité en rappelant cette anecdote : son cuisinier ne lui apportant qu’un seul plat, il lui rétorqua : « ce soir, Lucullus dine chez Lucullus » et ne se dérangea pas pour organiser un banquet pour lui seul avec les mets, les flacons, les desserts qui lui revenaient. Dans la première moitié du XVIIème siècle, Scipione Borghèse fut le grand cardinal des plaisirs. Entre la nymphe et le gladiateur, son éminence se montra comme un grand bâtisseur, restaurant des églises, construisant la grande villa à laquelle il a donné son nom. Il y recueillit les tableaux et les œuvres impayables : un Hermaphrodite du IIème siècle, aussi révélateur de son penchant pour les hommes que pour les dames ; les tableaux de Caravage, ceux du cavalier d’Arpin et de Raphaël. Il fut aussi le protecteur du Bernin dont le sommet de son art tient dans Daphnis et Chloé, un chef-d’œuvre de vie et de mort figé dans des doigts qui se transforment, un corps qui se moule dans l’écorce, des cheveux qui passent branches. Mario Praz, quant à lui, fut, au XXème siècle, de l’ordre des élégants modestes. Critique d’art, il vivait reclus dans un palais romain où il collectionnait mille deux cents objets, tableaux, dessins, meubles, sculptures du siècle dernier ; des œuvres napoléoniennes mais aussi des peintures anglaises néoclassiques, des conversations pieces, quelques bas-reliefs en cire. La casa della vita est son chef-d’œuvre dans lequel il parle de sa vie et de son œuvre comme des pièces d’une maison.

Rome est propice à l’ivresse et à la bonne table. L’allégresse est partout, le désir s’épanche et ses déclinaisons : la joie vive au soleil, la décontraction l’après-midi, la folie légère du soir. Que ne fut pas ma joie de me lier d’amitié avec Julien Rochedy, de nous taper la cloche au Al Moro, repère de ministres du régime, de seppioline aux artichauts, de gamberi al pomodoro, et de spaghetti alle vongole. Le même délice prend une saveur dédoublée à Rome. Essayez les glaces de chez Giolitti, à l’amande et à la noisette surmontée d’une panna montata. Du génie. La cuisine judéo-romaine est excellente également. Dans la rue qui mène au théâtre Marcellus admirable comme un jeu de lego parmi les colonnes, l’oratorio venditorum piscium, les appartements encastrés dans la pierre lourde, on trouve les cuisines juives et le vent d’orient. Moshe vous servira des artichauts frits comme entrée, salés, croquants sous la dent, des cervelles frittes, du ragoût ou un couscous à la morue piquant et parfumé.

Les rues de Rome sont des personnages. La via Giulia derrière le campo dei fiori ressemble à une douairière qui alterne le tricot et le chapelet ; elle est droite, austère, grise d’un côté, maintenue par des bâtiments officiels et sévères. Un pont traverse la rue, recouvert de lierres, comme une mantille sombre d’une femme en deuil. La via Coronari est une espèce de femme du siècle, un pied dans l’ancien monde, un autre dans la modernité. Les antiquaires y ont leur boutique, regorgent de préciosités, de babioles et de redites en argent et en or, de portraits officiels de papes, de sabres, de meubles, de chandeliers massifs. Preuve de cet étrange paradoxe tout féminin, la conversation et la perméabilité au progrès ; une boutique vend des canards en plastique travestis en reine d’Angleterre, en Mickael Jackson, en Trump ; à côté une autre ne vend que des figurines en plomb de l’empire napoléonien. La via Margutta, quant à elle, est la plus sensuelle ; une sorte de féline, joueuse, fantaisiste, pétillante. Ses murs sont chauds, jaunes, ocres, safrans, taupes, quelques fois délavés, du lierre grimpe le long des murs ; perlent des roses. C’est la mondaine, jeune, qui abrite galeristes, bijoutiers et artistes. Dans ses rues qui montent et qui descendent, André Suarès, même à midi, ce grand fou, parcourt la ville en quête du terrible absolu du beau, du bon et du vrai ; le soir, un soudard français sorti d’une cantina pourra se battre avec un peintre maudit à coups de rapière ; le matin, l’écrivain de la Jet-set Jep Gambardella revient chez lui, après une soirée, fini aux drinks et à quelques verres de contact, fumant, trouvant sur l’Aventin, un moine sorti du monastère dire adieu à sa chérie.

Les statues à Rome vivent aussi. Dans l’église San Francesco a Ripa qui a donné le titre d’une nouvelle de Stendhal, la bienheureuse Ludovica Albertoni est en extase. Elle se tient la poitrine, prête à l’éviter. Ici, il n’y a pas le quatrième mur du théâtre dont parle Henri Beyle, pas de spectateurs comme dans la chapelle Cornaro où s’extasie sainte Thérèse à l’autre bout de la ville. La disposition est plus sobre, le trait plus sûr, plus incisif dans les dernières productions de l’artiste. La robe est agitée, gonflée par les flots de l’amour, tandis que son visage demeure virginal. Son corps trahit des convulsions terribles alors que son regard porte la délicate vision du paradis. À sant’Andrea del Quirinale se trouve l’œuvre la plus réussie de Pierre le Gros, élève français du Bernin. On accède à la camera del polacco. Kezaco ? Il s’agit d’une chambre où se trouve le gisant de Stanislas Kotzka, jeune jésuite polonais, passé par Vienne, mort à la majorité en 1568. C’est une perle baroque. Le jeune homme dort, vêtu d’un marbre noir qui tranche avec sa peau blanche de porcelaine. La réussite de la statue tient dans la manière de rendre la soutane rigide comme empesée dans du marbre couleur d’encre de seiche. Son visage est doux mais ses pieds sont glacés. Que dire alors du Christ de Michel-Ange dans la basilique santa Maria sopra Minerva ! C’est une masse, un roc, extra pur. C’est le Rédempteur qui se manifeste à nous comme une vérité qui prend toute la place dans une vie. Le Christ prend la pose en hanchement, nu. Les genoux sont tellement bien délicats que Sebastiano del Piombo disait qu’ils valaient tout Rome. Mais enfin, Pasquino, a-t-il quelque chose à envier à ces sculptures, lui le chouchou du peuple ? C’est une statue du IIIème siècle. En 1501, une main y placarda un pamphlet prédisant la mort d’Alexandre VI Borgia. Est alors dérivé le terme de pasquinade qui se réfère à un pamphlet anonyme rédigé souvent en dialecte romain. Avec le temps, Pasquino est devenu la première statue parlante de la ville, soutenant les réactions populaires, les coups de sang et les rires acides des Romains. On y trouve encore des messages salaces, des revendications et des messages bien sentis « Berlusconi, figlio di Minghia », « Nun si necessità sesso, er governo fa er culo ogni giorno ! », « er Premier è un vampiro, certo, ma li Italiani nun hanno piu sangue, dispiacce ! »

Il est plus que naturel, dit-on, selon la coutume des touristes, de pousser des soupirs d’admiration devant la suprême beauté de la chapelle Sixtine. Pour une fois, laissons ces guimauves mâchées dans le ciel bleu liquide vaisselle et admirons les mosaïques chrétiennes des premiers siècles. Commençons par les mosaïques de la basilique Saints Côme et Damien. Après avoir passé la cour et la fontaine à têtes de chien recouvertes de mousse, on ouvre la porte et nous saute aux yeux un ciel bleu cobalt marqué par des nuages rouges sous les pas du Christ qui descend du ciel devant Pierre, Paul, Côme et Damien. La vision vous glace et vous atteint directement. Pas très loin, vient la basilique Saint-Clément. Les mosaïques sont plus soignées et fines. On voit sur l’abside des cerfs qui boivent à une source qui nourrit elle-même une espèce de buisson, représentant une forêt, duquel poussent des branches, des bois, des arbres qui prennent tout l’espace et abritent moines, ermites, bergers. La croix au centre est représentée comme l’arbor vitae. On remarquera dans cette jungle religieuse, saint Grégoire et saint Ambroise. Au-dessus de la croix, dans le ciel, la main seule du Dieu envoie son fils pour le salut du monde. Dans le Rione dei Monti, se trouve la basilique santa Prassede. Il faut aller dans la chapelle de gauche, mettre une pièce dans la machine pour avoir la lumière. Illumination ! Largesse ! La chapelle Saint-Zénon s’illumine. On dirait la miniature d’un couvent grec des Météores. Une espèce de coffre à pièce d’or. On n’a jamais été aussi près des mosaïques frétillantes, scintillantes comme des écailles de poissons jaunes, dorées et bleues. Il faut voir ce Christ simple et sobre soutenu par quatre anges. Les visages sont jolis, peu esquissés, presque naïfs, mais l’ensemble vous presse d’une allégresse chaude. On oublierait même que le Bernin a livré sa première œuvre de jeunesse à côté.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 20 juillet 2021, exclusivité internet