Marc Fumaroli (1932-2020) n’est plus. Alors que les éditions des Belles Lettres et Bernard de Fallois publient un livre posthume de lui, Dans ma bibliothèque, la guerre et la paix, il nous faut rendre hommage à ce monsieur et parler de son œuvre ultime, source précieuse d’idées et d’esprit.
Il est hommes que l’allure rend solide et flamboyant, tantôt sobre, tantôt clinquant ; qui dit tout et justifie tout, comme une armure de croisé ou une paramentique d’évêque. Marc Fumaroli en faisait partie. Sa mise était toujours impeccable : costume trois pièces de chez Arnys, cravate club, pochette velours. Il allait avec les vieilles pierres, les soies et les tapisseries, de l’autel comme du trône. Si l’élégance, marqueur dernier de la civilisation, a posé son homme, avoir été tour à tour un grand universitaire et un homme de lettres imminents a conduit celui-là parmi les grands français de notre temps.
Il ne faut pas être une grande âme pour voir que le monde de l’université est un panier de crabes, fait de gens qui y ont tout sacrifié. S’ils réussissent, c’est qu’ils ont eu une idée, un jour ; qu’ils ont tourné sur elle quinze ans ; qu’ils se sont reposés sur des lauriers académiques confortables. Leur conformité bourgeoise l’emporte sur leur mondanité, et s’ils osent penser, c’est souvent de travers. Il y a toutefois de grands noms, quelques belles figures, qui ont tout compris, tout acquis, tout conquis. Fuma’ avait l’insolente légèreté de caracoler dans les honneurs, de tenir une bibliographie comme une œuvre ; cette manière d’être un bourreau de bibliothèque et de rendre grâce et compte avec mesure ; d’arriver à des idées passionnantes, le tout formulé par des synthèses admirables, maniées avec panache. Son excellence Fumaroli était de la race des seigneurs, si j’ose dire, à laquelle Albert Thibaudet, Julien Benda, Claude-Levi Strauss, Roger Caillois ou Paul Valéry appartenaient ; ces gens de lettres à l’intelligence supérieure, à la science étendue, à l’érudition profonde, et au trait substantiel qui nous manquent.
L’œuvre de Marc Fumaroli est abondante mais concentrée autour d’une belle unité : l’Europe des lettres, des idées et de l’esprit. Il serait trop long de la détailler par le menu mais notons toutefois l’importance que son Eminence a accordée à la République des lettres et la circulation des idées, des humanistes jusqu’au salon du XVIIIème siècle ; à cette Europe qui parlait et écrivait en français. Dans le domaine de la rhétorique dont il occupait la chaire au Collège de France, le maître s’intéressait à son penchant moderne et à la réception de la rhétorique grecque et romaine par le Grand siècle, maîtrisée et étudiée déjà par le professeur Laurent Pernot ; d’où les pages remarquables consacrées à la querelle des anciens et des modernes. Marc Fumaroli fut surtout un historien de la littérature qui a consacré une partie de ses recherches à l’histoire de la langue française, à l’institution de celle-là et à la façon dont la France a pris conscience de la grandeur et du bien suprême et précieux de sa langue. D’où le Génie de la langue française, allégorie fastueuse, et l’Académie française. La Notion de goût aura mû de façon particulière le travail du prince des lettres, ainsi que ses variations, les nuances entre le style et la sensibilité. On aura vu enfin, au crépuscule, un vieil homme pratiquant la correspondance entre les arts, passant de la littérature à la peinture, de la poésie à la sculpture, déclinant ses amours pour Watteau et Fragonard, dernier refuge, s’il en est de la beauté et de l’élégance.
Marc Fumaroli était de droite. C’est entendu. Libéral, il était proche Raymond Aron, conscient de l’inégalité parmi les hommes, vindicatif à l’égard de l’égalitarisme. L’état culturel, qu’on ne lui a pas pardonné et pourtant incisif comme un coup de canif dans un bifteck, laissait entrevoir une théorie sur les arts libres et les libertés dans l’art des plus impayables face aux passions tristes du sinistre Jack Lang et du tout à culturel comme du tout à l’égout. Nationaliste et souverainiste, Fumaroli ne l’était guère. Déduisant que la coutume vaut mieux que la réforme, il était conservateur. Réactionnaire, il concevait l’amour du passé glorieux et des monarchies d’ancien régime, nostalgique de la grande et belle Europe, des livres, de la pensée, des grands noms. Sa plume pourtant dentelée, abritée sous quelques velours côtelés et des toiles en tweed pouvait se montrer acide, même vacharde. Quand une circulaire socialiste cherche à imposer la féminisation des noms de métiers en français, celui-là ne manque pas d’ironie et de piquant « notairesse, mairesse, doctoresse, chefesse (…) riment fâcheusement avec fesse, borgnesse et drôlesse, n’évoquant la duchesse que de très loin. Tranchons entre recteuse, rectrice et rectale… »
Dans le livre posthume qui vient de paraître, Dans ma bibliothèque, la guerre et la paix, aux éditions les Belles Lettres, Marc Fumaroli exprime une bonne fois pour toutes ses vues et considérations sur l’Europe. Comme les idées sont entretenues depuis des décennies, ce vieux monsieur dans son habit vert livre une copia passionnante, incroyable par les vérités qu’elle livre, les idées qui s’enchaînent. Comme l’auteur l’indique, ce livre n’obéit à aucune méthode, se veut être une promenade et empreinte des chemins de travers, bifurque, emploie des déviations. Le livre donne l’impression quelquefois d’un objet foutraque, où l’auteur dit tout ce qu’il sait, ajoutant références sur références, une idée sur une autre, donnant le sentiment quelquefois de se perdre de son objet : la guerre et la paix. Il faut dire que nous sommes bien inférieurs au maître pour le suivre. C’est l’Europe dans les mains que l’on tient, comme on pouvait en avoir le sentiment déjà avec La Littérature et le latin médiéval de Curtius. On ne pourrait pas repasser toutes les idées avancées dans ce livre par Marc Fumaroli tant elles sont nombreuses, essayons déjà de dire l’essentiel : la guerre et la paix ont été deux pôles opposés qui ont construit la civilisation européenne, un principe créateur et destructeur, une sorte de duo dont une partie ne va pas l’un sans l’autre, mais aussi un duel qui alimente, au gré des règnes, des guerres et des traités de paix, la création artistique, le goût et les consciences.
Ainsi Marc Fumaroli développe et détaille tout un triptyque. L’Iliade et l’Eneide sont, tout d’abord, des textes fondateurs sur la guerre et la paix. L’œuvre grecque ressemble à un perpetuum mobile de conflits entre seigneuries, comme on les trouve dans l’Italie de la renaissance, et alimentent l’histoire des hommes comme une sorte de dynamique. La guerre de Troie a une raison morale : la femme infidèle et le mari trompé, mais elle n’a pas un but politique ou économique. Ménélas rentre avec sa dame, Agamemnon meurt assassiné, Achille comme Ajax sont tués, Ulysse peine à rentrer et Enée a rendez-vous avec son destin. La guerre ne crée pas de vastes ensembles, elle sanctifie des vies et des destins. L’Eneide, quant à elle, prépare Rome. Enée est, avant d’être un pieux guerrier civilisé, un diplomate qui prépare le règne à venir d’Auguste. L’œuvre latine annonce la pax romana fondée sur la nécessité de faire la guerre pour imposer la paix, la paix perpétuelle, de celle que l’on trouvera en deux temps, au moment de la respublica christiana développée par Augustin dans la Cité de Dieu, puis avec le traité de Westphalie suite à la guerre de Trente ans.
Le maître consacre une large partie de son ouvrage à la France, mère des idées, des arts et des lettres, domina de l’Europe du XVIème au XIXème siècle, « Richelieu inventa la notion de concert européen, il fit admettre par la République des Lettres européenne le rôle de chef d’orchestre réservé à la France. » La paix et la guerre marquent le règne de Louis XIV et Versailles, comme centre de l’Europe, illustre par son faste et sa splendeur cet affrontement. La galerie des glaces présente aux yeux du monde la vraie force qu’est la France ; c’est elle qui fait la guerre à l’Espagne, c’est elle surtout qui lui impose la paix. L’issue désastreuse de la guerre de succession d’Espagne, la régence libertine et la banqueroute, préparent un royaume moins sûr de lui, en retrait sur le plan géopolitique, acquis à la paix. La guerre et la paix s’incarnent également dans deux personnages : Bossuet et Fénelon. L’un est partisan d’une Église gallicane, prompt à servir l’autel et le trône, l’autre un observateur critique du pouvoir qui prépare, selon la théorie du quiétisme, une pax catholica souhaitable dans l’Europe en guerre. Cette paix est le message délivré par les Aventures de Télémaque, livre de chevet et d’apprentissage pour le jeune dauphin, écrit par Fénelon. Seulement le siècle de Louis XV est un siècle de faiblesse : l’aristocratie est de plus en plus autiste et ne joue plus son rôle ; la bourgeoisie se prépare au prochain coup d’État, celui de 1789, la finance et la technocratie ont verrouillé le pouvoir, la guerre n’est plus un usage. C’est alors qu’on se rend compte avec Fumaroli que la paix n’est pas une valeur en elle-même et la guerre une faute morale ou un malheur et qu’à l’inverse, une guerre contribue à la gloire et à la paix et la paix à la faiblesse et à l’échec.
Marc Fumaroli montre l’essor d’un art royal. Cet art louis-quatorzien, à défaut d’être un art baroque emprunté à la Rome papale et catholique, se veut proprement gallican d’une part, perpétué par le style rocaille, champêtre d’un Watteau jusqu’en 1740, puis formé par l’art grec et romain, marqué par le conflit entre les Anciens et les Modernes ; « [cet art] cachait en France la querelle historique fondamentale sur l’établissement et la légitimité de la monarchie absolue française, querelle dont les échos retentirent dans les oreilles favorables de plusieurs milieux jansénistes du royaume. La cour de Versailles prit parti du vivant de Louis XIV pour les Anciens qu’elle dote en 1701 d’une Académie des Inscriptions. » Le marquis de Caylus en est un artisan. Ce personnage est à la fois inconnu et impressionnant. Antiquaire, il avait, dans le sens que lui donne le Littré, la passion vibrante et le goût sensible de l’antiquité ; graveur, archéologue et esthète, il a su donner l’impulsion de l’antiquité dans le goût et l’esthétique du royaume. D’abord proche de Watteau dont il rédige la biographie, il évoquera la complicité de génération qui les avait ensemble éloignés de la guerre et rapprochés des arts de la paix : « tendre souvenir que je conserve de Watteau, de l’amitié que j’ai eue pour lui, et de la reconnaissance que je lui aurai toute ma vie de m’avoir découvert, autant qu’il lui a été possible, les finesses de son art. ». Caylus rompt avec Ovide et renoue avec Homère et Virgile tout comme il rompt avec Watteau, les bergers, la gioia di vivere. Avec Wickelmann il partage le sentiment d’être venu trop tard, donc endeuillé, nostalgique du monde antique. Le retour à l’esthétique grecque implique, sinon une renaissance, du moins un retour à la guerre, au ton martial et à l’assurance héroïque dans les arts.
La dernière partie de ce triptyque recouvre le XXème siècle et l’émergence des nationalismes avec Guerre et Paix de Tolstoï, Vie et Destin de Grossmann. L’inspiration libérale et romantique tranche avec l’absolutisme et le dynastisme royal. Quelque chose de profond et de viscéral accompagne la formation des états nations. Napoléon fait des guerres de conquête, une « croisade pour rien » dirait Léon Daudet, au nom d’une expansion d’une idée, celle de l’universalisme français issu du libéralisme de la révolution française. La nation comme plébiscite de tous les jours, selon le mot de Renan, se forme par l’adhésion d’un peuple. Tout est résumé en ces mots par son Excellence « ce n’est pas un roi qui fait la guerre à un autre roi ni une armée à une autre armée mais un peuple contre un autre peuple. » Voilà l’Europe qui se détermine entre l’émergence des nations et la chute des empires. La guerre moderne par rapport à la guerre classique, ancienne, affiche un saut qualitatif. Fumaroli rappelle qu’elle parvient au degré de destruction qu’on lui prête par le nombre de soldats qu’elle digère et charrie, les levées en masse que les nations disposent, le patriotisme injecté dans la conscience de la guerre qui formalise et fige les belligérants, l’utilisation des matériaux comme le charbon et l’usage de la technique. Guerre et paix est la version moderne d’une Iliade où la mort du prince André, fauché par un éclat de bombe française sur le champ de bataille de Borodino, serait l’équivalent de la mort d’Hector sous les coups d’Achille au chant XXII. Le Destin implacable d’Homère est transporté dans le mystère du Dieu d’amour chrétien. Et Fumaroli de reprendre pour ce qui est du XIXème et XXème siècles l’association paix-corruption et guerre-salvation.
Vie et Destin comme le souligne Fumaroli récapitule la poésie des deux grandes épopées antiques, l’Iliade et l’Eneide, partagées entre célébration de nobles héros guerriers et malédiction de la bataille et de ses ignobles massacres. Le roman est tiraillé entre la bonté, cachée dans la description de l’acharnement réciproque du mal fasciste et soviétique contre la bonté impavide qui persévère sous la surface apocalyptique de la solution finale et de la bataille de Stalingrad. La folie et le mystère de la guerre. Aux héros homériques de Tolstoï se succèdent deux démocraties totalitaires inspirées, dit-il, par la France, terreur robespierriste, et par l’absolutisme bonapartiste « se livrant plus résolument à l’extermination de masse à l’intérieur et à l’affrontement guerrier de masse à l’extérieur. »
On pourrait, en ce qui concerne la dernière partie du triptyque, faire trois observations : cette vision, tout d’abord, mitterrandienne d’un nationalisme qui mènerait à la guerre semble plutôt éculée. L’idée que Napoléon serait à l’origine d’une dégénérescence de la conscience européenne et le père des conflits entre nations, prompte à expliquer la Deuxième Guerre mondiale et les totalitarismes, a quelque chose de périmé, de dépassé. Le nazisme n’est pas, ensuite, la conséquence d’un sentiment nationaliste, d’un amour de son pays, d’une volonté d’être chez soi sinon un problème allemand en Allemagne. Le nazisme, serait-il d’extrême droite, est un productivisme idéaliste et biologique strictement allemand, croire que tous les chemins nationalismes y mènent est une erreur. Ce n’est pas un nationalisme qui aurait métastasé mais, au contraire, dans la suite du concert des nations, l’expansion d’un grand projet européen dont le Reich serait à la tête, projet qui a rebuté la vieille génération de l’Action Française comme Maurras ou Bainville, nationalistes, et ravi Lucien Rebatet, Brasillach ou Léon Degrelle, fascistes. Ce point littéraire et intellectuel et cette querelle de générations, manquent. Si l’Europe, enfin, vaut mieux que les nationalismes, et que la grande Europe nous intéresse, quelle est pourtant la finalité politique de celle-là ? Qui dirige l’Europe ? Quelles institutions ? Quel pays ? Qui a le pouvoir ? L’Union européenne ? Cette vaste blague ne saurait nous contenter. Comment croire que la technocratie européenne, cooptée, trouverait les ressources nécessaires pour se substituer à des monarques élus, des présidents et des ministres soumis au vote ?
À présent, il n’y aura plus de Fumaroli. Notre Guépard a fait son dernier tour de piste. Parcourant l’ensemble de son ouvrage sur la guerre et la paix, on peut résolument reprendre à son compte la phrase du maréchal Lyautey « Mais ils sont fous ! Une guerre entre Européens est une guerre civile. »
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 28 juillet 2021, exclusivité internet