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L’Italie que j’aime

Avant qu’il ne soit trop tard, allons en Italie, descendons du nord au sud. Une seule chose à faire : l’aimer.

Lorsque je franchis les Alpes suisses pour la première fois, en février 2008, et que j’entrai dans la basilique santa Croce à Florence, hébété et ébahi, modulant tour à tour l’imbécillité du jeune homme et la candeur de l’enfant devant les beautés inconnues et inédites, le jeune homme que j’étais ne se douta pas sur quel pavement de marbre il venait de marcher. Le souvenir de l’Italie première me reste intact, ces vues sur la campagne toscane, les physiques particuliers, des grands-pères aux lunettes comme des pare-brise, des demoiselles apprêtées comme il faut ; ces retables gothiques qui ne savent pas encore que le Moyen Âge est mort. De ces bribes qui traînent dans ma mémoire, je me souviens encore de la place de la Seigneurie et de son Neptune blanchi et hautain, de cette espèce de cour où défilent les statues des viros illustres, de Michel-Ange à Pétrarque. Dante, parmi eux, me fit le plus grand des effets par gravité faite de superbe romantique et d’élégance. Depuis ce petit voyage scolaire, j’ai consacré ma courte vie à l’Italie, de l’antiquité à Giovanni Gasparro, en passant par la renaissance avec l’Hypnerotomachia Poliphili, objet depuis cinq ans maintenant de mes préoccupations universitaires. Tout depuis cette escapade en autocar s’est aligné sur l’Italie, ma vie, mes goûts, mes amours.

Le Français de l’est que je suis, dans lequel ne coule aucun sang méditerranéen sinon hongrois, autrichien et polonais, a trouvé en Italie un art de la joie. L’Italie est le royaume de l’électricité naturelle qui circule, qui vivifie dans les rues. Il y a une humeur, une énergie qui émane, une verve dans le verbe, une vitalité qui jaillit. En Italie, on a envie d’aimer. Naples est une fourmilière, Milan une gare centrale. Venise a la force d’un crépuscule comme d’une source joyeuse. On s’y jette de désespoir comme on cherche à aimer. Dans l’imaginaire français du XVIIIème et XIXème siècle, l’Espagne et l’Italie se sont disputé la place du pays charnel, solaire et passionnant. Les uns trouvent dans le pays des arcades arabes et des monastères austères aux chœurs riches en bois polychrome le suprême du feu et de l’amor brujo, d’autres y croisent tout dans les ports colorés, les opéras en bonbonnière, les palais cloitrés. Lesage et Scarron étaient espagnols, Rousseau et de Brosse italiens ; Hugo, Gautier parlaient castillan, Balzac et Stendhal italien ; Montherlant adorait la corrida, Morand et Giono les gondoles. Qu’ils aiment l’un ou l’autre pays, chacun y cherche son cliché. Stendhal ouvre la Duchesse de Palliano par ces mots : « mon principal but, en venant voyager en Sicile, n’a pas été d’observer les phénomènes de l’Etna, ni de jeter quelque clarté, pour moi ou pour les autres, sur tout ce que les vieux auteurs grecs ont dit de la Sicile. Je cherchais d’abord le plaisir des yeux, qui est grand en ce pays singulier. Il ressemble, dit-on, à l’Afrique ; mais ce qui, pour moi, est de toute certitude, c’est qu’il ne ressemble à l’Italie que par les passions dévorantes. » De ce cliché étonnant tout le reste peut écouler.

Le style. Les Italiens ont un sens inné du beau et de l’élégance. On a souvent parlé de la sprezzatura que l’on définit souvent, à tort, comme de l’élégance colorée, bariolée, excentrique. À l’inverse, il s’agit d’une élégance mesurée, faussement spontanée et discrète, quelque chose qui détonne sans éclater, qui est fluide, léger et noble sans être remarquable. Les Espagnols ont un tempérament propice à la fiesta généralisée, au festivus. Ils sirotent des mojitos et de la sangria, ont aux oreilles de la musique de boîte de nuit. Toute l’Espagne se résumerait à des « hola », « bailar », « playa » et « paella » incessants, industriels. Les Italiens sont dans la mesure et une maturité étonnante. Ils boivent le spritz, font la cour au sens du XVIème siècle, ont l’esprit de la conversation. Il y a une espèce d’élégance première chez eux, une légèreté d’être qui détonne avec la lourdeur ibérique.

La joie. Les plaisirs en Italie ne sont ni coupables ni chers, une glace, un verre, une pâtisserie sucrée à l’extrême ne coûtent rien, là manger au soleil est un ravissement. L’Italie, le sud surtout, est habitée par un sens aigu de la vie. Entre un nord mental coupé des choses, qui vit dans la mortification et la dureté, le sud italien prône l’art de la joie, l’extase, le plaisir, une sorte de chaleur que l’on pourrait qualifier d’amour, même d’homosensualité. Saint François d’Assise est un sens total, il en donne la preuve dans le Laudes creaturarum. Il aimait danser, boire, chanter, aimer les éléments, les loupes, les animaux, sorella aqua, fra il sole. C’est un saint proprement italien qui s’exerce à la plus haute justice et à l’exercice suprême de l’âme vers la sainteté et au plaisir.

J’entends de nombreuses gens de ma secte, italianistes, italophones, italianisants, dire avec dédain que l’Italie, c’est le sud, qu’au-dessus de Naples, c’est le reste – l’Europe, les États-Unis, l’Autriche. Voilà qui ferait plaisir aux Padouans, aux Romains, aux Liguriens, de n’être pas assez italiens pour ces Français ! Tout me paraît bien bête dans ce raisonnement. Je n’ai pas à choisir. Choisir entre le sud et le nord est infaisable. Bien que je sois lecteur et ami de Dominique Fernandez, sa vision de l’Italie me semble quelque peu snob. Il parle d’une Italie du sud, et d’un sud qu’il croit strictement italien mais l’Italie est une vaste blague. J’entends par là la constitution d’un état nation italien. Visconti dans le Guêpard a bien montré le contresens d’une unification et de tous ses obstacles. Les armées rouges du nord garibaldiennes débarquent dans le sud, veulent y imposer leur loi et soumettre l’aristocratie du sud, au nom de la libération nationale. Les métayers, les parvenus, propriétaires finissent par remplacer l’aristocratie ; les plébiscites se font en échange d’un apéritif pour ceux qui votent. Scène incroyable, quand on annonce les résultats du vote, soit la fanfare couvre les noms, soit le vent souffle les bougies. La cacophonie et l’incompréhension l’emportent sur la clarté du propos. Le prince de Salina dépassé, déjà hors de l’histoire, déjà vieux, ne peut que rire en fumant un toscano.

Qu’est-ce donc alors que l’Italie ? Le sud et le nord paraissent irréconciliables et pourtant, quelle belle synthèse que cette rencontre des pôles opposés entre le sud arabo-grec mêlé à l’Espagne, et l’Arménie et ce nord barbare aux accents lombards, carolingiens et autrichiens, le tout fondé les vestiges de l’empire romain. La rencontre vient quand des rois du nord sont descendus dans le sud, Roger Ier, Fréderic II de Hohenstaufen, René d’Anjou. Le nord croise le sud, les Normands, ces beaux blonds se mêlent aux Arabes et aux Grecs. La lumière et l’obscurité. Égalité et réconciliation. On croirait que le sud est une sorte de tiers-monde peuplé de caffoni et de terroni que l’on prend volontiers pour des barbares venus d’Afrique quand ils montent à Milan. Un Bolonais, à une table voisine, nous dit que sa femme vient de Sardaigne « è l’Africa ». On revient à Stendhal ; et pourtant, ce sont bien les Milanais, historiquement, les envahisseurs et les Napolitains les héritiers de Porphyre et d’Empédocle. L’Italie, c’est la Méditerranée pure sucre en bas avec sa sensualité solaire, ses sucreries, ses superstitions, ses morts voisins. L’école du sud. Mais l’école du nord est, en haut, le violent, l’obscurité des racines, le cérébral, l’harmonieux, la mesure. Entre la voie royale et les boyaux noirs, au voyageur de choisir son chemin.

Je finis ces pages sur quelques souvenirs égarés de l’Italie que je connais et les livre à présent du nord au sud. Dans les terres irrédentes, au passage du Brenner, c’est un cri de joie. Italie, Italie, Italie ! C’est cela le Tyrol du sud, des châteaux sur des éperons, des monastères qui fleurissent partout et de la vigne qui descend des glaciers. Vipiteno est dominé par le Rosskopf perdu dans la vue des glaciers et des flèches insurmontables. L’Italie est encore autrichienne ici, l’accent est à couper au canif. La nature présente des physiques de gaillards nuancés par la tannerie et le fusain italien, parmi des blondeurs et le bleu des yeux. Un peu plus au sud, il y a Merano, ville des thermes et d’art nouveau, franzienne d’allure, impériale d’expression ; et le val Venosta avec Naturno et Burgusio où se trouvent des fresques romanes incroyables, des personnages naïfs, des anges aux yeux de cobalt, aux ailes de cocaïne. Au milieu lac de Resia, pointe le clocher d’une église engloutie. Le château de Sigmundskron qui surplombe Bolzano, dans la cour, derrière les lourds remparts, où se trouve un immense Buddha, est la demeure du grand des grands, l’alpiniste Reinhold Messner, petit bonhomme velu comme Chewbacca mais légendaire par les aventures. En descendant vers Milan, l’austère usine à costume et à sac à main pour dames, Caraceni et Rubinacci, bien sûr. Si j’ai été frappé par l’expression du Saint Barthélémy au dôme, écorché, chauve, nervé, dépulpé, je le suis tout autant de ces hommes qui vont au travail en costume sous quarante degrés, fameux par la mise soignée dans des tissus à la patine certaine, la cravate assortie, les mocassins avec les chaussettes jusqu’à la couleur des écailles incrustées dans les lunettes de soleil. À droite, Bergame, sa ville haute, sa place majeure fait un L ; la capella Colleoni est témoin admirable de l’architecture de la renaissance, la basilica santa maria maggiore accolée, dernière demeure de Donizetti. À côté, vient Brescia, où l’on sera étonné de voir les colonnes massives du temple de Jupiter et dans la même rue le couvent de santa Giustina, sorte de lego imbriquée autour de sa chapelle où se trouve la croix de Desidorio incrustée de pierres précieuses et de bijoux. Contournant le lac de Garde délicieux, avec Salo colorée, à la mode toujours du liberty, Descenzano l’insolente et Sirmione avec sa villa de Catulle que l’on croit s’effondrer un peu plus dans les eaux. Plus loin, Vérone la Toulouse de Vénétie. Elle est sublime avec ses églises gothiques, aux couleurs incroyables, ses perspectives fameuses, son goût de la violence. La Basilica San Zeno vient à la fin d’un parcours d’églises, c’est l’estocade du beau. Niccolo, l’architecte vous achève, sa hauteur vous pétrifie, sa beauté froide de vieille comtesse vous glace. Vicenza à côté, est toute palladienne, moderne, jeune, avec son théâtre olympien et sa villa rotonda ; Padoue et la Capella degli Scrovegni chef-d’œuvre incontesté de Giotto où le peintre atteint la puissance de l’expression, le pathos consommé des anges, les couleurs vives et puissantes de sa palette. Au nord, Venise, l’admirable, Trévise, l’enterrée, sympathique pour trois choses : la basilica san Nicola et ses fresques sur des piliers, le tiramisu et le portrait de Domenico Luciani par Lorenzo Lotto, portrait dominicain sous fond vert.

En descendant de Milan, on arrive à Parme, fameuse pour son jambon rosé et son fromage doré. Le baptistère romain est admirable de concision et contraste avec les décorations grandioses du Corrège dans la cathédrale. en descendant toujours, à un jet de pierre, Modène, connue pour son marché riche et chantant, sa cathédrale romane. Bologne arrive, caput mundi, grasse, rouge et savante, gorgée de san giovese et empiffrée de mortadelle et de ragù ; sensuelle au soleil et difficile par moment avec sa horde de jeunes gauchistes décadents. À droite vient Ferrare, noble cité, mystérieuse, ceinte sous ses remparts de briques. Les gens vont à la messe comme le peuple va au pallio en mémoire de Borso d’Este. Ravenne se trouve dans la province, endormie, enterrée. Sous les pins, remembrances de l’antique capitale qu’elle fut, quelques merveilles, le tombeau de Dante, la bibliothèque Classense et la ribambelle de mosaïques dorées, lumineuses et profondes à mesure que la chute de l’empire romain annonce l’arrivée de l’empire byzantin.

À gauche, en dessous de Bologne, Sienne l’admirable sous son acropole et dans la vague taupe de ses rues qui montent et descendent : montagne-russe de l’époque. Pise, l’autre noble cité, éteinte, hélas, splendide sur la piazza des miracoli qui eut l’idée de placer ses œuvres sous les remparts. Florence, l’éternelle beauté, entre san Marco, vestige du gothique lumineux et l’art cérébral, érudit d’un Michel-ange œuvrant dans la chapelle des Médicis. Vient Rome et sa provine : venez découvrir Frascati, pétillante, ville dans les hauteurs qui a gardé le charme et la douceur convoitées par les riches romains. La villa Aldobrandini, Falconieri, au XVIIIème siècle, ont gardé le goût de la villégiature. Entre un verre de vin blanc, vous reprendrez bien de la porchetta, croustillante, moelleuse, un délice. Palestrina, au fond de l’arrière-pays est une bourgade attachante où le temple de la Fortune a été construit à flanc de colline et Castel Gandolgo au-dessus du lac Albano, un immense trou béant à l’eau noire sous les nuages.

Vient le sud, avec Naples, le cloitre bariolée de santa Chiara, la face diamantée du Gesu, la crypte de santa maria ad Arco del Purgatorio. Toutes les gourmandises sont pour vous, filles de joie, émaux et camées au musée, belles gitanes jouant sa tammuriata, baba au rhum et pizza moelleuse. Capri est inaccessible, Pompei sans pareil, Boscoreale et le lacrima cristi fameux.

On arrivera en Sicile, à Catane, dans la cathédrale où repose Bellini. Le couvent dei benedettini restera pour nous comme un désert de marbres et de plâtre, où a coulé comme un béton armé les laves de l’Etna. Au pied du volcan, viennent Nicolosi aux façades noires de lave, Acireale, Taormine, la romantique, trop romantique. À Syracuse, je me souviens de ce bain de mer sous les remparts de la ville, à l’heure où le soleil sort de la mer couleur marsala. Dans les entrailles d’Ortygie, la presqu’île, la place au centre, s’ouvre éclatante de blancheur à faire déchirer la rétine. On prendra ensuite le train dans la cambrousse vers les monts Ibléens. Noto, Modica, Scicli défilent dans la nature sèche et brulée par le soleil. Arrive depuis le train Raguse, étonnant repaire d’anciens pirates. Cette ville dégueule sur la montagne. Il faut descendre de la gare, de la ville neuve à la ville ancienne pour remonter ensuite jusqu’au dôme et redescendre vers les jardins de la ville. Yoyo en sicilien se dit Rausa. Agrigente n’est pas loin. La vallée des temples, au soleil couchant, brule d’une flamme rouge carmin qui resplendit sur la roche. Dans la ville, les églises ont la peau couleur coquillage et l’intérieur blanc de pureté. La mer donne à quelques kilomètres sur les côtes de Malte et de Tunisie. L’Afrique nous attend. À Palerme, enfin, on atteindra au sommet. La lumière chaude se répand sur les façades baroques dans un spectacle d’après-midi ; les fantômes du passé errent parmi les ruines de palais miteux. La beauté des hommes et la beauté des femmes se mêlent dans les églises peuplées de saints martyrs grandioses et de saintes en pamoison délicieuses. Le sucré des cannoli et des glaces dans des pains au lait luttent contre les arancini farcies à la viande, la pani ca musa gras et citronné, le poulpe, le couscous de poissons.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 28 juillet 2021, exclusivité internet