Eglise maronite Sainte-Anne à Famagouste © DR

Les Maronites de Chypre, des chrétiens d’Orient en Europe

Le 16 juin 2021, le Synode des évêques maronites a élu le Père Selim Jean Sfeir, archevêque de Chypre des Maronites. L’occasion de découvrir cette petite communauté chrétienne dont l’histoire riche et mouvementée continue de s’écrire entre l’Europe et l’Orient.

Des origines aux lendemains des Croisades

Selon la tradition, les premiers Maronites seraient arrivés à Chypre dès la deuxième moitié du VIIIe siècle, poussé par la conquête musulmane et l’hostilité des Byzantins et des Jacobites de la fidélité des fidèles de Saint Maroun à l’autorité de Rome.

Une seconde immigration maronite suivit autour de l’an 940 après la destruction du grand monastère Saint Maroun d’Apamée, sur les bords de l’Oronte. Cet évènement, qui vit le massacre de plus de 300 moines maronites par les armées byzantines, conduisit également au transfert de la résidence patriarcale maronite dans les hauteurs du Liban voisin.

Ainsi, quand Richard Cœur de Lion prit possession de l’île en 1191 aux dépens des Byzantins, Chypre comptait déjà une petite communauté maronite qui va grandir et prospérer grâce à la bienveillance des Lusignan. Cette dynastie franque de Terre Sainte qui règne sur Chypre à partir de l’an 1193 favorisera l’implantation de chrétiens catholiques dans l’île, notamment en offrant de vastes terres à l’Église maronite, plus que jamais proche de Rome depuis le début des Croisades.

Enfin, la chute des États latins d’Orient avec la prise d’Acre en 1291 verra une dernière vague maronite atteindre Chypre, accompagnée de nombreux autres chrétiens latins, arméniens, melkites ou encore coptes fuyant la domination mamelouke sur la Syrie.

Bien qu’il soit difficile d’estimer leur nombre exact, les Maronites semblent avoir constitué la deuxième communauté de Chypre, après la majorité grecque durant les XIVe et XVe siècle. Répartis entre 64 villages à travers l’île et présents dans les principales villes de Nicosie et Famagouste, les Maronites prospèrent grâce à la bienveillance de la dynastie Lusignan. À la tête de vastes terres agricoles, ils sont également très présents dans le commerce et participent activement à la défense de l’île contre les Mamelouks qui règne alors sur l’Égypte et la Syrie.

Cet âge d’or s’achève avec la fin de la dynastie Lusignan remplacée par la domination de Venise en 1489 avant que l’île ne soit envahie par les Ottomans en 1571.

Les Maronites de Chypre sous la domination ottomane

Au XVIe siècle, rien ne semble pouvoir arrêter l’irrésistible progression des Ottomans. Ils remportent victoires sur victoires, en Asie contre les Séfévides d’Iran, en Afrique contre les Mamelouks et les Maghrébins, en Europe contre les Habsbourg. Après la conquête de la Syrie et de l’Égypte en 1517 et la prise de Rhodes en 1522, ils dominent la Méditerranée orientale ou Chypre résiste jusqu’en 1571.

La soumission de l’île par les troupes ottomanes est laborieuse, les armées chrétiennes opposant une résistance farouche aux envahisseurs. Les Maronites se battent jusqu’au bout aux côtés des troupes vénitiennes et voient nombre de leurs villages détruits. Près de 20 000 d’entre eux auraient été massacrés lors du terrible sac de Famagouste qui marque la fin de la conquête ottomane de l’île en 1573. Au lendemain de la défaite, une partie des survivants s’enfuit vers Malte ou vers le Liban, tandis que les autres se soumettent aux nouveaux régimes.

Le sac de Famagouste (1573)

Après quatre siècles de domination latine, l’Église grecque se montre disposée à collaborer avec les Ottomans qui lui confient rapidement l’administration de Chypre et la charge de collecter l’impôt. Soupçonnée de sympathie pour les puissances catholiques rivales de l’Empire ottoman, l’Église maronite est privée de toute existence légale tandis que ses propriétés et des ouailles sont placées sous la juridiction du clergé orthodoxe. L’Église maronite devra faire valider les mariages par le Métropolite orthodoxe et lui payer la dîme jusqu’en 1948 !

Les Maronites subirent alors d’innombrables brimades et vexations, poussant un grand nombre d’entre eux à l’exil tandis que d’autres vont jusqu’à se convertir au christianisme orthodoxe ou à l’islam pour échapper aux persécutions. Ces conversions ne sont souvent que de pure forme, les Maronites continuant tant bien que mal à baptiser leurs enfants et à pratiquer leur culte clandestinement. Ces derniers furent appelés les « linonpambakis », littéralement « hommes de lin et de coton » pour signifier leur double allégeance religieuse, officielle et officieuse. À partir des années 1640, le poste d’archevêque maronite de Chypre demeure vacant avant d’être déplacé au Liban. Dans ces conditions difficiles, la communauté se réduit rapidement et dès la fin du XVIe siècle ils ne se trouvent plus que 19 villages maronites à travers l’île (contre 64 un demi-siècle plus tôt).

Les liens ne sont toutefois jamais rompus avec le Liban ou avec Rome. Les consuls de France à Chypre sont les seuls à se soucier du sort des Maronites et intercèdent auprès de la Sublime Porte dès le XVIIe siècle pour améliorer leur sort, bien que les résultats demeurent longtemps modestes. Des missionnaires parcourent Chypre à la rencontre des maronites et autres chrétiens catholiques demeurant dans l’île. Les jeunes maronites les plus prometteurs sont envoyés à Rome pour étudier avant de repartir pour l’Orient. L’archéparchie est érigée canoniquement au Synode maronite du Mont Liban en 1736 et deux ans plus tard un synode diocésain a lieu dans l’île pour y mettre en œuvre les décisions prises au Liban. Une école maronite est inaugurée en 1763 mais il faut attendre 1845 pour qu’avec l’aide de la France, le Patriarcat maronite au Liban obtienne que les Maronites de Chypre passent officiellement sous sa juridiction directe et échappent enfin au joug du clergé orthodoxe. Ce n’est là qu’un des nombreux bouleversements que connaîtra la communauté maronite de Chypre durant un XIXe siècle on ne peut plus mouvemente pour l’Empire ottoman.

Les Maronites de Chypre sous la domination britannique

À partir des années 1800, l’influence de la Révolution française suscite l’émergence d’un sentiment national grec largement soutenu en Europe. L’insurrection grecque de 1821 va bouleverser Chypre dont le gouverneur fait arrêter et exécuter un grand nombre de notables et prélats orthodoxes soupçonnés de sympathies helléniques. L’Empire ottoman, en voulant montrer sa vigueur, dévoile surtout sa faiblesse. Sa décadence est actée et le destin de Chypre, comme celui de toutes les provinces où les Turcs sont minoritaires, se trouve scellé. Pour elle et pour les autres, la seule issue ne peut être que l’indépendance.

Les grandes puissances de l’époque sont partagées sur son sort. Pour les Russes, elle doit revenir aux Vénitiens, en même temps que la Morée et la Crète. La France songe à une grande Grèce dans laquelle l’île serait incluse. C’est finalement l’Angleterre qui se voit confier l’administration de l’île par les Ottomans en 1878 en échange de son aide face à la menace russe dans les Balkans et en mer Noire.

Après trois siècles de domination ottomane, l’Église maronite de Chypre est alors au plus mal. Estimée par les historiens a environ 60 000 âmes au milieu du XVIe siècle, un recensement effectué en 1891 comptabilise seulement 1131 fidèles répartis dans quatre villages : Asomatos, Agia Marina, Karpasia et Kormakitis. La souveraineté ottomane sur Chypre durera officiellement jusqu’en 1914 et l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Autriche et de l’Allemagne. L’île sera alors annexée par les Britanniques avant de devenir colonie de la couronne en 1925.

La prise de contrôle de l’île par les Britanniques va donner à cette communauté un nouveau souffle. Beaucoup de Maronites prospèrent dans le commerce tandis que le clergé étend son patrimoine foncier et ses œuvres éducatives. L’école Saint-Joseph voit le jour à Nicosie en 1884, puis les écoles Terra Santa à Limassol en 1923, Kormakitis en 1936 et Famagouste en 1952. Grâce à une gestion équitable des autorités britanniques, les relations des Maronites avec l’Église orthodoxe et la majorité grecque de l’île s’améliorent sensiblement tandis que la cohabitation avec la minorité turque demeure paisible. Avec l’indépendance de l’île le 16 août 1960 s’ouvre bientôt un nouveau chapitre dans l’histoire des Maronites de Chypre.

Les Maronites de Chypre, de l’indépendance a la partition

La Constitution chypriote de 1960 met en place un État bicommunautaire ou le pouvoir est partagé entre Grecs et Turcs. Quant aux minorités chrétiennes de l’île, à savoir les Maronites, les Latins et les Arméniens, elles avaient trois mois pour se rattacher officiellement à l’un des deux principaux groupes. Les Maronites optèrent pour la majorité grecque au sein de laquelle nombreux sont ceux qui caressent le rêve de l’Enosis, le rattachement de Chypre à la Grèce.

Résidant majoritairement dans la moitié nord de l’île où domine l’élément turc, les Maronites de Chypre sont soucieux d’affirmer leur spécificité et d’obtenir une reconnaissance officielle comme communauté religieuse autonome. On sollicite alors l’intercession du Liban que les Maronites considèrent comme leur puissance tutélaire, à l’instar de la Grèce et la Turquie pour leurs concitoyens orthodoxes et musulmans. Une délégation est alors envoyée auprès du président Fouad Chéhab qui obtient des autorités chypriotes la création d’un poste de député réservé aux Maronites. Délégué informel de la communauté auprès de l’État, ce représentant ne dispose toutefois d’aucun pouvoir, son rôle se limitant à celui d’un observateur non reconnu par la Constitution. Un statut fragile que le président Makarios, également archevêque orthodoxe de Chypre, suspend dès 1970. La tension monte alors rapidement entre la Turquie et la Grèce, sous la dictature des colonels depuis 1967.

Quand, le 15 juillet 1974, une junte favorable au rattachement à la Grèce renverse le président Makarios, les Turcs réagissent avec violence. Cinq jours plus tard, le 20, ils débarquent dans l’île. Le 13 septembre 1975, ils proclament, dans les régions septentrionales qu’ils ont occupées et d’où ont fui les Grecs en un lamentable exode, un État autonome qu’une ligne, dite d’Attila, sépare de la Chypre grecque. Vivant essentiellement dans la partie nord de l’île, les Maronites se trouvent alors contraints de choisir entre la vie sous occupation turque ou l’exil.

Les Maronites dans la Chypre divisée, une communauté en sursis

En 1974, les quatre villages maronites sont occupés par l’armée turque. La communauté se divise alors en deux groupes. La majorité se réfugie dans les zones sous contrôle grec tandis qu’un petit nombre décide de demeurer sur ses terres. Ils sont un millier à rester à Kormakitis, une trentaine à Asomatos, un peu moins de cent à Karpasia, et deux ou trois personnes âgées à Agia Marina. Bien que les autorités turques se montrent relativement tolérantes, l’isolement, le chômage, la fermeture des écoles ont bientôt raison de leur détermination. À mesure que les villages se vident, les Turcs occupent l’espace. Les églises et autres édifices religieux sont transformés en entrepôts militaires, en bâtiments publics, en musées et parfois même en mosquées.

À partir de 1975, c’est une communauté maronite chypriote dispersée et déstructurée qui voit affluer des coreligionnaires en provenance d’un Liban qui s’enfonce dans la guerre civile. La présence de citoyens libanais à Chypre pousse l’ambassade de Nicosie à s’inquiéter du sort des Maronites de l’île. Elle intercède avec les autorités grecques et turques pour organiser des visites dans la partie nord, permettant ainsi à quelques rares familles divisées et déracinées de maintenir un semblant d’unité.

Pendant près de vingt ans, les Maronites chypriotes vont lutter pour préserver leur identité, loin de leur village d’origine et privés de leur vie communautaire. Dépossédés de leurs terres, beaucoup sont plongés dans une grande pauvreté qui ne laisse que peu de place aux considérations spirituelles et culturelles. Pour assurer un avenir à leurs enfants, on les place dans les écoles de l’État et celles du clergé orthodoxe où les jeunes maronites s’assimilent peu à peu à la majorité grecque. Les mariages mixtes se multiplient (environ 70 % à 80 % au début des années 2010) et le rite maronite et la langue de la communauté se perdent peu à peu. Dialecte arabe teinté de grec, pratiqué par les Maronites depuis le XIIe siècle, le Sanna est un trésor linguistique en péril, ses locuteurs étant estimés par les plus optimiste à moins d’un millier de personnes à ce jour.

Malgré ces défis, beaucoup se battent pour assurer la survie de leur communauté. Jusqu’alors au Liban, l’installation du siège de l’archevêché de Chypre à Nicosie en 1988 marque un tournant. Sous l’impulsion de Monseigneur Boutros Gemayel et de Youssef Soueif qui lui succède en 2008, les Maronites de Chypre s’organisent. On voit alors des clubs culturels et sportifs se former. Une école, un groupe de scouts et une banque coopérative sont également créés durant les années 1990. En 2003, l’ouverture des frontières entre le nord et le sud de Chypre donne un nouveau souffle à la communauté. Les visites dans les anciens villages maronites se multiplient même si les retours définitifs sont rares. L’association Hki Fi Sann, « Parlons notre langue », se démène pour empêcher la disparition du Sanna en promouvant son apprentissage dans les dernières écoles maronites de l’île, notamment à Kormakitis, le plus grand des villages maronites du nord. Grâce à ses efforts et avec l’appui du Conseil de l’Europe, le gouvernement chypriote a reconnu officiellement l’Arabe maronite de Chypre comme une langue minoritaire en novembre 2008.

À l’heure actuelle, l’Archéparchie, basée à la Cathédrale Notre-Dame de Grâce à Nicosie, estime la communauté maronite de Chypre a un peu plus de 10 000 fidèles, répartis entre douze paroisses et divisés par la ligne de démarcation qui sépare encore l’île en deux. Environ 130 Maronites vivent encore à Kormakitis ou une église dédiée à Saint-Georges accueille toujours des fidèles venant parfois du sud de l’île pour la messe du dimanche et les fêtes majeures. Envers et contre tout, ils gardent les rites de leurs origines vivants et se recueillent encore devant les portraits de saint Charbel et de sainte Rafqa et l’arabe et le syriaque résonnent toujours dans leur église et leurs processions. Chrétiens d’Orient en terre européenne, cette communauté maronite de Chypre, petite par le nombre de ses membres mais immense par son histoire, sera désormais guidée par Monseigneur Selim Sfeir dont l’élection le 16 juin par le Synode des évêques maronites a été approuvée le 19 juin par le pape François.

Mgr Selim Jean Sfeir

Né le 2 septembre 1958 à Rayfoun dans le Kesrouan, au cœur du Liban maronite, Mgr Selim Jean Sfeir a été ordonné prêtre le 22 mai 1988 après de brillantes études au séminaire maronite patriarcal de Ghazir. Théologien et expert en droit canon, forme à l’Université Saint Esprit de Kaslik, au Liban, ainsi qu’à l’Institut pontifical oriental de Rome et à l’Université pontificale du Latran, Mgr Sfeir parle couramment l’arabe, le français, l’italien, l’anglais mais aussi et surtout le grec moderne, incontournable à Chypre. Succédant à Mgr Youssef Soueif, élu en novembre 2020 archevêque de Tripoli au Liban, Mgr Sfeir a été ordonné le 29 juillet à Achkout, dans son diocèse d’origine devant une foule de fidèles venus saluer l’enfant du pays et prier pour lui et le succès de sa nouvelle mission. Joignons nos prières aux leurs !

Antoine Sfeir

© LA NEF le 11 août 2021, exclusivité internet