Le politologue et historien argentin, Marcelo Gullo Omodeo, professeur à l’Université nationale de Rosario, a publié récemment un ouvrage important au titre évocateur, Madre patria (Madrid Espasa, 2021) démontant la légende noire espagnole depuis Bartolomé de las Casas jusqu’à nos jours. Ce livre, préfacé par Alfonso Guerra, ex-vice-président du gouvernement espagnol (1982-1991) et ex- vice-secrétaire du PSOE (1979-1997), n’a pas manqué de soulever quelques polémiques. Le président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador (dont le nom témoigne clairement de l’origine espagnole), a évoqué récemment avec dédain l’idée exprimée par Gullo selon laquelle l’Espagne, avec la majorité des peuples indigènes, a libéré la Mesoamérique de l’épouvantable oppression aztèque. On se souvient que le 1er mars 2019, López Obrador avait déjà adressé une lettre au roi d’Espagne Philippe VI demandant la repentance pour la Conquête de l’Amérique. Dans une lettre ouverte sans concession, reproduite dans le journal El Mundo et le site ElManifiesto, le professeur Gullo dissipe les doutes et remet les pendules à l’heure. – Arnaud Imatz
Cher Monsieur Andrés Manuel López Obrador, Président de la République du Mexique. Le 13 août, à l’occasion du 500e anniversaire de la libération – pour vous, de la chute – de Tenochtitlán, vous avez cité textuellement, sans me nommer, un paragraphe de mon entretien paru dans le journal El Mundo du vendredi 23 juillet à la suite de la publication en Espagne de mon livre Madre Patria. Desmontando la leyenda negra desde Bartolomé de las Casas hasta el separatismo catalán.
Dans votre discours, vous avez déclaré : « Il y a des questions qui doivent être clarifiées autant que possible. Par exemple, il y a quelques jours, un écrivain pro-monarchiste de notre continent affirmait que l’Espagne n’a pas conquis l’Amérique, mais que l’Espagne a libéré l’Amérique, parce que Hernán Cortés, je cite, « a réuni 110 nations mexicaines qui étaient opprimées par la tyrannie anthropophage des Aztèques et qui ont combattu avec lui » ». Vous m’avez également accusé sans la moindre preuve – et sans même prendre la peine d’examiner mon parcours universitaire ou de rassembler des informations sur ma trajectoire politique anti-impérialiste – d’être un représentant de la pensée colonialiste.
Comme je suis d’accord avec vous pour dire que certains points doivent être clarifiés, je voudrais vous rappeler que l’archéologue mexicain Alfonso Caso, ancien recteur de l’Université nationale autonome du Mexique, affirme que « le sacrifice humain était essentiel dans la religion aztèque ». C’est pourquoi en 1487, pour célébrer l’achèvement de la construction du grand temple de Tenochtitlán – dont vous avez inauguré une maquette monumentale le 13 août – les victimes sacrificielles ont été rassemblées en quatre rangées qui s’étendaient le long de la chaussée reliant les îles de Tenochtitlán. On estime que pendant ces quatre jours de fête, les Aztèques ont tué entre 20 000 et 24 000 personnes.
L’historien nord-américain, Williams Prescott, peu suspect d’hispanophilie, donne cependant un chiffre encore plus effrayant. « Lorsque le grand temple de Mexico fut dédié à Huitzilopochtli en 1486, les sacrifices durèrent plusieurs jours et 70 000 victimes périrent ». Dans son livre Historia de América, l’uruguayen Juan Zorrilla de San Martín explique que « Lorsqu’ils prenaient les enfants pour les tuer, s’ils pleuraient et versaient des larmes, ils se réjouissaient davantage car c’était pour eux le signe qu’ils auraient beaucoup d’eau dans l’année ». « Le nombre de victimes sacrifiées chaque année était immense, admet Prescott, bien qu’il soit l’un des historiens les plus critiques de la conquête espagnole et l’un des plus fervents défenseurs de la civilisation aztèque. Pratiquement aucun auteur ne l’estime à moins de 20 000 par an, et il y en a même qui l’élèvent à 150 000. Dans son célèbre ouvrage Cannibales et Monarques. Essai sur l’origine des cultures, l’anthropologue nord-américain, Marvin Harris, écrit : » Les prisonniers de guerre, montant les marches des pyramides, […] étaient tenus par quatre prêtres, étendus sur le dos sur l’autel de pierre et ouverts de part en part de la poitrine avec un couteau […]. Ensuite, le cœur de la victime – généralement décrit comme battant encore – était arraché […]. Le corps était enfin roulé sur les marches de la pyramide ».
Que devenaient les morts sacrifiés ? Où étaient emmenés les corps de ces êtres humains dont le cœur avait été arraché au sommet des pyramides ? Que faisait-on du corps de la victime ? Quel était le sort de ces corps sacrifiés aux dieux jour après jour ? L’anthropologue Michael Harner, qui a analysé cette question avec plus d’intelligence et de courage que beaucoup d’autres spécialistes, répond : « il n’y a vraiment aucun mystère sur ce qui arrivait aux cadavres, puisque tous les récits des témoins oculaires concordent largement : les victimes étaient mangées ».
Les nombreux travaux scientifiques – thèses de doctorat, livres publiés par des chercheurs de renommée mondiale – dont nous disposons aujourd’hui ne laissent pas de place au doute sur le fait qu’en Mésoamérique il y avait une nation oppresseur, les Aztèques, et des centaines de nations opprimées, auxquelles les Aztèques arrachaient non seulement leurs matières premières – comme l’ont fait tous les impérialismes de l’histoire – mais aussi leurs enfants, leurs frères et leurs sœurs… pour les sacrifier dans leurs temples et distribuer ensuite les corps démembrés des victimes dans leurs boucheries, comme s’il s’agissait de côtelettes de porc ou de cuisses de poulet, afin que ces êtres humains servent de nourriture substantielle à la population aztèque.
La noblesse se réservait les cuisses alors que les entrailles étaient laissées à la population. Les preuves scientifiques dont nous disposons aujourd’hui ne laissent pas de place au doute. Le nombre de sacrifices humains pratiqués parmi les peuples asservis par les Aztèques était tel qu’ils construisaient avec les crânes les murs de leurs bâtiments et de leurs temples.
C’est pourquoi, le 13 août 1521, les peuples indiens de Mésoamérique ont célébré la chute de Tenochtitlan. Vous avez même dû le reconnaître dans votre discours, Monsieur le Président, même si vous l’avez fait à contrecœur et entre les lignes, il est matériellement impossible qu’avec seulement 300 hommes, quatre vieilles arquebuses et quelques chevaux, Hernán Cortés ait pu vaincre l’armée de Montezuma, composée de 300 000 soldats disciplinés et courageux. Cela aurait été impossible, même si les 300 Espagnols avaient eu des fusils automatiques comme ceux utilisés par l’armée espagnole d’aujourd’hui.
Des milliers d’Indiens des nations opprimées ont combattu aux côtés de Cortés contre les Aztèques. C’est pourquoi votre compatriote José Vasconcelos dit que « la conquête a été faite par les Indiens ». Et que s’est-il passé après la conquête, après ces premières heures de sang, de douleur et de mort ? C’est précisément tout le contraire de ce que vous dites. L’Espagne a fusionné son sang avec celui des vaincus et avec celui des libérés. Et rappelons qu’il y a eu plus de libérés que de vaincus. Le Mexique a été couvert d’hôpitaux, d’écoles bilingues et d’universités. L’Espagne a envoyé ses meilleurs professeurs en Amérique, et la meilleure éducation a été dirigée vers les Indiens et les métis. Permettez-moi de vous rappeler, Monsieur le Président, que les libérateurs espagnols – pardon : les conquistadors – étaient si respectueux de la culture des peuples dits indigènes qu’en 1571, le premier livre de grammaire en langue nahualt a été publié au Mexique, c’est-à-dire 15 ans avant la publication du premier livre de grammaire en langue anglaise en Grande-Bretagne. Tous les faits montrent que lorsque le Mexique est devenu indépendant de l’Espagne, il était beaucoup plus riche et plus puissant que les États-Unis.
Pardonnez-moi, Monsieur le Président, de risquer de passer la mesure, mais je voudrais suggérer, avec tout le respect que je vous dois, que le 2 février prochain, jour anniversaire de l’ignoble traité de Guadalupe Hidalgo – par lequel les États-Unis se sont emparés de 2 378 539 kilomètres carrés du territoire mexicain – vous organisiez un grand événement comme celui que vous avez organisé le 13 août.
Puis-je également suggérer que, pour donner plus d’importance à cet évènement, vous invitiez le président des États-Unis, Joseph Biden, et que, dans un grand discours devant le président américain, vous exigiez qu’il présente des excuses au peuple mexicain pour avoir volé le Texas, la Californie, le Nouveau-Mexique, le Nevada, l’Utah, le Colorado et l’Arizona, des terres qui faisaient indiscutablement partie du Mexique.
Enfin, cher Président, je voudrais vous dire que depuis mon enfance j’ai toujours ressenti un attachement sentimental pour les peuples opprimés – peut-être parce que je suis né dans une humble maison de la ville de Rosario, en République Argentine – et que si je pouvais voyager dans le temps, une fois et mille fois, je me joindrais aux 300 soldats d’Hernán Cortés qui, avec le plus grand courage connu dans l’histoire, ont libéré les Indiens du Mexique de l’impérialisme anthropophage des Aztèques.
Marcelo Gullo Omodeo
27 août 2021
© LA NEF pour la traduction française réalisée par Arnaud Imatz, mise en ligne le 6 septembre 2021