Père Renaud Silly © DR

« Aucun scoop à faire sur Jésus ! »

Les dominicains de l’École biblique de Jérusalem ont publié au printemps dernier un remarquable Dictionnaire Jésus (1) qui présente un état de la question accessible à tout lecteur cultivé. Le Père Renaud Silly o.p., dominicain de la Province de Toulouse, collabore avec l’École biblique de Jérusalem et en a assuré la direction : il nous parle de ce travail imposant.

La Nef – Comment est venue l’idée de votre Dictionnaire Jésus, quel but visez-vous et quelle a été votre méthode de travail pour son élaboration ?
Père Renaud Silly o.p.
– Celui qui en a eu l’idée est le directeur de Bouquins, M. Jean-Luc Barré ! Nous avons édité Bossuet dans sa collection, cela lui a inspiré de faire appel à nous pour réaliser le livre. Il nous laissait carte blanche, sans imposer telle ligne ou tels contributeurs. Du côté de l’École biblique, l’immense richesse de ses recherches récentes ne demandait qu’à devenir accessible au grand public cultivé. Au mitan de la décennie passée, le succès de certains livres, mal informés croyons-nous, nous faisait sentir le besoin d’un ouvrage qui tienne les deux bouts de la chaîne : ceux qui ont reçu la capacité de travailler directement sur les sources (les « savants ») ont le devoir moral de garantir la diffusion de leurs travaux auprès de ceux qui ne la possèdent pas. Sans quoi on tombe dans les travers opposés de la vulgarisation et de la spécialisation autarcique. Vous aurez reconnu dans cette manière de penser le rapport au savoir un écho de l’antique devise dominicaine « contemplari et contemplata aliis tradere » (« contempler et enseigner aux autres »).

Ce Dictionnaire a été conçu dans « un esprit scientifique », lit-on en quatrième de couverture : qu’est-ce que cela signifie ?
« Scientifique » veut dire beaucoup de choses, depuis la méthode expérimentale des sciences dures jusqu’à la discussion de toutes les propositions contradictoires dans les sciences humaines, déjà pratiquée par saints Thomas d’Aquin et Albert le Grand. Pour être lisible, le Dictionnaire ne pouvait se permettre ni l’une ni l’autre. En revanche, il mérite le qualificatif au sens où il est adossé directement à un projet, scientifique celui-là, de l’École biblique de Jérusalem : La Bible en ses Traditions, dirigé par le frère Olivier-Thomas Venard o.p. L’Écriture Sainte subsiste en trois dimensions : elle a un passé – les conditions de sa composition –, un présent – le texte avec tous ses raffinements – et un avenir – son impact sur la culture, la morale, etc. Pour la comprendre, il faut donc combiner la connaissance des milieux qui l’ont produite, les méthodes d’analyse littéraires et se montrer attentif à sa réception, en particulier celle pour laquelle elle fait autorité. La Bible en ses Traditions, c’est une méthode d’intelligence globale de l’Écriture, sans exclusive ni réductionnisme. C’est une manière de laisser la révélation respirer dans un espace à sa mesure. Qui peut contester la scientificité de cette démarche ?

Est-il compatible d’être dans cet « esprit scientifique » et donc ouverts aux nouvelles découvertes et en même temps fidèle à la foi et à l’enseignement de l’Église quoi qu’il arrive ? Comment réagit le savant qui est aussi un homme de foi quand une découverte semble aller à l’encontre de l’enseignement de la foi ?
Dans la foi, la certitude est en Dieu qui est à la fois la source, la cause et l’objet de la connaissance qu’elle possède de lui. L’incertitude réside dans l’assentiment que nous lui donnons – en clair, dans le fait de ne pas vouloir croire en Dieu, alors qu’il est la fin de notre intelligence (cf. Thomas d’Aquin, ii-iiae q.2 a.1 resp.). Si la foi sauve, c’est donc parce qu’elle est un acte volontaire. Les vices qui peuvent contrarier l’opération de la volonté sont toutefois multiples : paresse, négligence, superstition, orgueil, pour ne citer que ceux-là. En bref, la sympathie pour la science, l’acharnement au travail, l’ampleur des connaissances ne peuvent se substituer à l’adhésion par laquelle l’âme se soumet à la vérité de Dieu qui se révèle gratuitement à elle. C’est le motif formel de la foi comme vertu théologale. Bref, le savant comme tous les autres chrétiens n’a pas d’autre alternative pour demeurer dans la voie droite que de cultiver la vertu.
Mais il faut s’empresser d’ajouter combien l’acte surnaturel de foi est libérateur pour le savant, car il le dispense de chercher à toute force une preuve de la foi que les textes, même et surtout sacrés, ne lui offriront jamais. La théorie luthérienne de la sola scriptura oblige à solliciter les textes, à leur faire dire ce qu’ils ne disent pas. La fiction ne pouvant tenir longtemps, la sola scriptura a fait chuter les dogmes les uns après les autres. Et en retour, c’est la Bible elle-même qui est devenue source d’incertitude et de doute. Comme l’écrivait le Père Lagrange, « c’est de [la réforme] que date non pas l’étude de la Bible, mais au contraire le doute au sujet de la Bible ».

Vous n’avez pas cherché à porter sur Jésus un regard neuf, mais renouvelé : qu’entendez-vous par là ?
En 1980, on interpréta un tombeau des faubourgs de Jérusalem comme celui de Jésus. En 2002 on présenta un ossuaire comme celui de Jacques, le « frère du Seigneur », qui aurait confirmé l’authenticité de la tombe de 1980. En 2006, parut un évangile gnostique « de Judas » selon lequel Jésus aurait lui-même demandé au traître de le livrer ; en 2012 dans l’Évangile de la femme de Jésus, le maître présente Marie-Madeleine comme son épouse. Toutes ces « découvertes » se sont révélées des faux ou des mauvaises interprétations de textes authentiques. L’emballement éphémère qui a entouré ces publications accuse notre rapport imaginaire et infantile à la réalité qui nous fait céder au prurit de la nouveauté (cf. 2 Tm 4, 3-4).
Or il n’y a aucun scoop à faire sur Jésus. Dans la foi nous savons tout ce que l’on doit en connaître. Pour ce qui concerne l’authentique connaissance, faite de méditation, d’approfondissement, de l’habitation patiente de la vérité déposée en nous, celle-ci en revanche est toujours en demande de renouvellement. Le Verbe est venu « habiter chez les siens » (Jn 1, 5) ; il est donc là, au milieu, mais c’est nous qui sommes absents : « vous étiez au-dedans de moi, mais j’étais en dehors de moi-même, et c’est dans ce dehors que je vous cherchais » (saint Augustin, Confessions, x, xxvii, 38). On a toujours besoin de renouveler sa connaissance pour se libérer des schémas de pensée hâtifs, de la conviction – assurément fausse – d’avoir fait le tour de l’Évangile et ne rien avoir à en attendre. Il faut le faire à l’école des grands textes, mais aussi de l’humble réalité exhumée par l’archéologie et les sciences annexes. Il y a quelques années, on a découvert des jarres de pierre à Cana (cf. Jn 2, 6) ! Il ne s’agit probablement pas de celles du miracle, mais cela montre que ce village était peuplé de juifs très observants, le milieu même de Jésus. L’étude est une ascèse, sûrement la plus décapante qui soit ! L’Église latine a-t-elle nourri en son sein de plus grands ascètes que saint Jérôme ou saint Thomas, ces travailleurs acharnés ? Mais pour qui s’adonne à cet effort, le Verbe est toujours nouveau (cf. Ap 21, 5).

En faisant ce Dictionnaire, quels sont les points qui ont été les plus difficiles à synthétiser ? Et quels sont les sujets les plus difficiles à résoudre du point de vue de la foi ?
La Résurrection de Jésus, à laquelle nous avons souhaité donner une place à proportion de son importance. Le fait même de la Résurrection n’est raconté nulle part – parce qu’il n’a pas eu de témoins ; or les évangélistes ne brodent pas de récits merveilleux lorsqu’ils ne savent pas ! Il faut donc se rabattre sur des témoins crédibles du Ressuscité, puisqu’on ne l’a pas vu ressuscitant. Mais cela ne fait que déplacer le problème : ce sont des femmes, dont le témoignage n’a guère de valeur juridique ! On se rappelle la misogynie d’un Renan qualifiant ainsi le témoignage de Marie-Madeleine au matin de Pâques : « pouvoir divin de l’amour ! moments sacrés où la passion d’une hallucinée offrit au monde un Dieu ressuscité ! » Ajoutons à cela que la Résurrection est, par définition, impossible à décrire puisqu’elle dit le passage (la « pâque ») de Jésus à une nouvelle Création dont on ne peut avoir l’expérience ; que le mode de la Résurrection de Jésus ne correspond pas à celui qu’entrevoyaient les prophètes d’Israël – enseignant plutôt une résurrection générale et simultanée. Or la résurrection constitue le cœur intime de la proclamation de la foi et de l’espérance chrétienne (cf. 1 Co 15,14). Impossible de faire l’impasse dessus sans trahir l’Évangile !
On reste confondu par la simplicité de moyens avec laquelle les auteurs sacrés se sont tirés de cette immense difficulté. Les récits de résurrection sont les moins retouchés de tout l’Évangile. Ils nous sont livrés presque à l’état brut. Ils nous demandent de nous laisser mesurer par l’événement et la parole qui le dit. L’accepter, c’est faire grandir sa foi, et c’est donc ressusciter un peu avec le Christ. Les récits de résurrection forment la synthèse et le sommet de la puissance de conviction de l’Évangile. Ils invitent à relire tous les enseignements de Jésus comme autant de semences qui font germer la vie là où il n’y avait rien.

Il est courant de distinguer le Jésus de l’histoire et le Jésus de la foi : que pensez-vous de cette approche et la foi est-elle encore crédible au regard des connaissances scientifiques actuelles ?
L’expression que vous citez appartient au genre de la « pensée » (dommage d’abuser de ce mot si beau) par slogan. Elle repose sur la conviction que la « foi » aurait accumulé des représentations de Jésus, qui auraient satisfait à certaines exigences de l’esprit religieux à mesure que l’Église croissait en dehors de son milieu d’origine. Le Jésus de la foi, ce serait la somme des réponses demandées par les nouveaux chrétiens en fonction de leur situation culturelle. La divinité du Christ serait la plus visible de ces identités d’emprunts, développée au contact de populations hellénistiques familières des héros divinisés. D’où la nécessité de peler le « Jésus de l’histoire » des diverses écorces qui le masquent par le moyen de la critique. Le livre d’Alain de Benoist illustre cette méthode et en montre la limite par l’absurde (cf. l’analyse de ce livre p. 26-29, ndlr). En arrachant cette tunique de Nessus que serait le Jésus de la foi, on se rend compte que les couches font si bien corps avec l’objet étudié qu’il perd en même temps la peau, les chairs et les os. À la fin, il ne reste rien. On se demande comment ce prétendu « Jésus de l’histoire » si insignifiant a pu laisser une telle trace.
Or cette distinction est erronée. Le Jésus de la foi n’est autre que la trace de lui-même laissée par le Jésus de l’histoire, la somme de son impact en quelque sorte. Jésus inaugure le recours au témoignage des prophètes pour parler de lui (Mc 12, 35-37) ; il envoie en mission (Mc 6, 6-13) ; il prend soin d’établir une transmission authentique de ses paroles et de ses gestes (Mc 8, 18-21) ; il projette ses disciples dans un temps où ils devront garder sa mémoire pour comprendre (Jn 13, 7) ; il institue les signes qui donneront corps et contours à cette mémoire, en particulier l’Eucharistie (cf. Lc 22, 19). Entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi, il n’y a aucun fossé infranchissable.

La Bible est sans doute l’ouvrage le plus examiné au monde, décortiqué sous tous les aspects possibles, plus particulièrement depuis le développement des méthodes historico-critiques : la Bible sort-elle renforcée de ces examens et analyses ou au contraire affaiblie dans sa crédibilité ?
La science peut être quelque chose de très violent. Les expériences de laboratoire, qui suscitent de multiples problèmes éthiques, en témoignent. Il est une certaine science qui, légiférant sur les phénomènes, leur impose des grilles d’analyse extrinsèque qui les détruisent. On songe au duc de Chevreuse infligeant mille tortures à des chiens ou à des chats pour essayer de prouver que leurs cris étaient causés par l’ébranlement de petits ressorts, conformément à la théorie cartésienne des animaux-machines. La domination sans partage des sciences dures dans la noosphère occidentale a eu pour effet de multiplier sur la Bible l’usage de critères intrusifs. Les chrétiens qui croient en une révélation surnaturelle ne la défendent pas en la soumettant à ces mêmes critères. Le fondamentalisme biblique, si régulièrement condamné par les pontifes, doit nous apparaître pour ce qu’il est : une complicité avec la dissolution de la Bible par les méthodes historiques. Il est d’ailleurs vain : en laissant à l’adversaire le choix des armes et du terrain, on s’expose à une défaite certaine. Mais écrire une histoire ancienne d’Israël en suivant le récit biblique, c’est susciter la derisio infidelium.
La Bible sort renforcée si on l’analyse selon ses critères à elle, ceux des genres littéraires anciens, et si l’on fait l’effort de comprendre son langage, qui déconcerte souvent. Elle est ainsi une source précieuse pour l’historien. Mais la Bible est bien plus que cela, matrice de culture, de religion, de morale, de philosophie, de dogme. Sur ce domaine contemplatif, celui de l’esprit, la science agressive a peu de prise.

La littérature autour de la Bible est aujourd’hui si vaste qu’il est impossible à l’homme cultivé actuel de tout connaître : comment s’y retrouver et comment le chercheur que vous êtes fait-il pour prendre en compte tout ce qui est publié de sérieux sur la Bible ?
Privilégiez les auteurs qui ne se contentent pas de compiler les résultats des recherches des autres, mais ont un accès direct aux sources et sont capables de les discuter. Les autres ne savent pas de quoi ils parlent. Excluez tout ce qui pratique la déconstruction méthodique : ses conclusions n’ont point de solidité, elles fluctuent au gré des modes.

Beaucoup pensent que la Bible n’est qu’une suite de mythes fort éloignés de l’histoire réelle et qu’elle relate souvent des récits qu’ils jugent farfelus et impossibles – la chute du jardin d’Eden, le déluge ou la traversée de la mer Rouge, par exemple : comment faut-il lire la Bible, y a-t-il plusieurs niveaux de lecture et comment distinguer ce qui relève de l’histoire, de l’enseignement théologique ou effectivement du mythe ?
Ni le déluge, ni les récits de la chute ou de la tour de Babel ne peuvent être prouvés « scientifiquement ». Ceux qui prétendent le contraire mentent ou se trompent. Leur historicité n’a rien à voir avec les modèles historiographiques dont se réclament les évangélistes, ou l’historien deutéronomiste (Dt-Rois) ou le sacerdotal (Chroniques, Esdras-Néhémie). Tous ceux-ci suivent des paradigmes très rigoureux – encore que différents des modernes. La Bible en Gn 1-11 a-t-elle recueilli des mythes ? Si l’on entend ce terme comme une révélation divine sur l’origine, inaccessible de jure à l’observation par l’homme, pourquoi pas. Mais il faut sérieusement le corriger car ils se distinguent fortement des mythes vilipendés par les philosophes.

Nos pays européens d’ancienne chrétienté, sauf rares exceptions comme la Pologne, ont évacué la question de Dieu si bien que le nombre de chrétiens vraiment convaincus est devenu une toute petite minorité : nos contemporains sont bien plus ignorants de Jésus qu’hostiles, comment leur faire redécouvrir ce Jésus qui a sauvé le monde ?
Comme le Christ, je ne crois ni aux stratégies, ni aux tactiques, ni aux structures de chrétienté. Pas davantage à la sociologie pour nous prophétiser si les chrétiens s[er]ont beaucoup ou peu. Tout cela, c’est penser selon le monde. Mais je crois intacte la puissance de conviction de l’Évangile s’il est prêché pour ce qu’il est : l’enseignement du Maître qui fait germer la foi dans les âmes avides de vérité, qui arrache ses disciples à un monde pour lequel lui-même n’a point prié (cf. Jn 17, 9), auquel aucune promesse d’éternité n’est attachée (cf. Mc 13, 31). Le disciple du Christ, c’est celui qui reçoit au cœur cette prière de Bossuet : « Ô Jésus, je me présente à vous pour faire cette Pâque en votre compagnie. Je veux passer avec vous du monde à votre Père, que vous avez voulu qui fût le mien. “Le monde passe” (1 Jn 2, 17) dit votre apôtre. “La figure de ce monde passe” (1 Co 7, 31). Mais je ne veux point passer avec le monde, je veux passer à votre Père. C’est le voyage que j’ai à faire, je veux le faire avec vous […]. Ô mon sauveur, recevez votre voyageur. Me voilà prêt. Je ne tiens à rien. Je veux passer avec vous de ce monde à votre Père » (Méditations sur l’Évangile, « la Cène », première partie, deuxième journée).

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) École biblique de Jérusalem, Dictionnaire Jésus, édition établie sous la direction de Renaud Silly o.p., Bouquins, 2021, 1276 pages, 32 € (cf. notre recension dans La Nef n°336 de mai 2021, p. 34).

© LA NEF n°339 Septembre 2021