Le Christ Pantocrator de Cefalu (Sicile) © Wikimedia

Bible, science et histoire

Depuis le XVIIe siècle au moins et l’« affaire Galilée », Bible et science semblent être les deux pôles d’un problème insoluble pour la conscience occidentale ; d’un côté : la crédulité et le témoignage ; de l’autre : la rationalité et la démonstration. Quant à la représentation des origines du cosmos et de l’homme, géologie, paléontologie, ou préhistoire semblent, par des données scientifiques soumises à la raison, contredire les récits plus ou moins mythiques offerts à la crédulité des lecteurs des Écritures. Les mass-médias entretiennent ce prétendu antagonisme comme un « sujet » alors que de puissantes déterminations au cours du dernier siècle ont déjà apporté de grandes lumières.

Bible et sciences ?

  1. Le vénérable Père Lagrange le déterminait dès… 1903 : en tant que sacrement de la Parole de Dieu, « la Bible ne contient pas d’enseignement scientifique » (1). Avec saint Augustin commentateur de la Genèse, le fondateur de l’École biblique de Jérusalem notait que « l’Esprit saint qui parlait par les écrivains inspirés n’a pas voulu enseigner aux hommes [d]es choses inutiles au salut » (ibid., 106). La Bible comme parole de Dieu ne propose aucune cosmologie alternative : quand les écrivains sacrés cousent de la zoologie ou de la biologie à leur propos, Dieu simplement « argumente d’après les opinions et même les préjugés des Juifs de son temps » (ibid., 101) pour se révéler, lui-même et son dessein de salut, non pas pour ratifier quelque représentation approximative des apparences du monde. Bref, les exégèses concordistes qui cherchent à retrouver les hypothèses scientifiques en vogue dans les récits bibliques, même avec les meilleures intentions apologétiques, entretiennent la même erreur de jugement sur la nature de l’Écriture que leurs pourfendeurs « scientifiques », et accordent à la science un magistère qu’elle n’a pas. « En affirmant que la Bible ne contient aucune explication scientifique du monde, nous maintenons la religion dans la sphère d’où jamais la science ne la fera descendre. Car s’il est facile de sourire des bégaiements de la science des Hébreux, il n’est pas aisé de montrer comment la science donne satisfaction aux aspirations de l’âme » (ibid., 142).

Bible et histoire

  1. Ayant congédié le malentendu que représentait l’exégèse « scientifique » du XIXe s., Lagrange en appelait à une exégèse historique (ibid., 143). De fait, judaïsme et christianisme croient en un salut qui s’opère dans l’histoire. Ils doivent donc faire l’effort de se ressaisir de la révélation biblique, dont le contenu dépasse bien sûr toute contingence, en tant qu’histoire aussi. Or dans la modernité, l’histoire se veut une science : c’est donc sous l’espèce de l’histoire que « la Bible » rencontre « la science ».
  2. La rencontre fut immédiatement critique. Depuis la Renaissance, en effet, qui insistait sur l’altérité du passé par rapport au présent, l’histoire se conçoit comme reconstitution contre la Tradition, partant du principe que les traditions – privilégiant la continuité dans le temps plutôt que d’éventuelles ruptures – tendent à « digérer » le passé dans le présent. Or les récits bibliques, à partir du moment où l’on put trouver quelques points de comparaison, sinon quelque attestation dans les découvertes de l’archéologie, apparurent comme oscillant entre exagérations (la mémoire du périple de quelques clans d’esclaves fuyards racontée comme l’épopée de « tout Israël » dans l’Exode) et dénis (la défaite face à Sennacherib est transformée en victoire en 2 Ch 32, 21). Pour le Nouveau Testament, la querelle de « la Science » contre « la Bible » se déploie surtout dans la dialectique entre « Jésus historique » et « Christ de la foi ».
  3. Cependant, la rencontre était lestée de présupposés philosophiques (rationalisme par rejet au moins « méthodologique » de la foi, selon la maxime spinoziste : la méthode pour interpréter les Écritures ne doit pas différer de la méthode pour interpréter la nature) ; de préjugés littéraires (néoclassicisme de l’expression « naturelle », ou romantisme des origines) ; et d’enjeux théologico-politiques (le Kulturkampf pour la réunification de l’Allemagne supposait la création d’un récit des origines chrétiennes alternatif à celui des grandes institutions transnationales comme le catholicisme ou rivales comme le judaïsme, et la solution du « problème synoptique » élaborée dans ce contexte, et devenu dominant aujourd’hui, aboutit à un Jésus historique étonnamment protestant, qui put servir de base à une unité allemande contre les orthodoxies juive et catholique).
    Nonobstant ces nombreux préjugés, les fomenteurs d’opinion publique, peu enclins à soutenir les positions de l’Église, ressassent à l’envi comme « scientifiques » et donc vraies, quoique contradictoires, diverses reconstitutions historiques alternatives au récit traditionnel de l’histoire du salut. Et pourtant, les meilleurs historiens ont fait l’histoire de l’histoire : la notion d’historicité elle-même est culturellement conditionnée.

Histoire et science

  1. La matière, documentaire, de l’histoire est en croissance constante. Durant les deux derniers siècles, l’archéologie du Levant a accru comme jamais auparavant la base de données (para-)bibliques disponibles, depuis d’antiques littératures sémitiques entièrement inconnues jusqu’aux manuscrits de la mer Morte, en passant par les inscriptions et les monuments. La croissance documentaire est un fait certain et incontestable : se traduit-elle automatiquement en progrès scientifique ?
    Il faut commencer par comprendre les documents et c’est ici déjà que commence le règne du probable. Les outils d’analyse des données sont toujours plus puissants, avec l’essor de la linguistique, assistée de moyens informatiques ; l’utilisation d’algorithmes et de l’IA pour la détermination du nombre de « mains » de scribes dans des documents hébreux de l’âge du fer exhumés en Israël ou dans la bibliothèque de Qumrân. L’essor des sciences du langage a permis une exploration des textes en tant que fabrique de sens beaucoup plus complète que ne la permettait la philologie rationaliste : rhétorique, narratologie, sémiotique sont par exemple venues à bout des certitudes pseudo-scientifiques comme les grandes théories documentaires sur le Pentateuque (2).
  2. Si l’objet de la science historique est l’établissement des faits, elle peut difficilement s’affranchir de la Tradition. En présentant au bibliste tant de données (archéologiques, historiques) à comparer à d’autres données (bibliques, traditionnelles), la rencontre de l’histoire cultive le sens du relatif, et une certaine opposition avec le sens de l’autorité supposé par la foi. Vécu dans une herméneutique de la confiance, ce sens du relatif a du bon, car il invite à distinguer entre traditions et Tradition, entre opinions communes et véritable dépôt révélé (il y faut beaucoup de finesse, car il est difficile de les séparer tout à fait). Cependant, si ce sens du relatif s’exerce sur fond d’herméneutique du soupçon et de « doute méthodique », il s’exacerbe en relativisme et en déconstruction-reconstruction systématique. Ironiquement, dans sa recherche d’objectivité à tout prix, l’historien peut finir par avoir scié la branche sur laquelle il était assis, puisque les Écritures n’existent que produites par et pour la foi.
    En effet, le renouveau de la philosophie herméneutique dans la deuxième moitié du XXe s. a démontré la nécessité de prendre en compte non seulement le genre littéraire, mais aussi le milieu de vie et la pragmatique (3) selon lesquels le document fonctionnait. Or la Bible est une littérature produite et transmise par et pour des communautés croyantes, en tant que témoignages écrits rendus à une révélation qui les dépasse ; déjà Lagrange le notait : « la règle même de la critique, c’est de tenir compte du milieu, et l’Église est précisément le milieu où a paru l’Écriture » (19). Le discours « critique », si son préalable est de soupçonner a priori (par « méthode ») le témoignage des Écritures de mensonge, et de défaire toute attache concrète au passé représentée par la Tradition pour la remplacer par des hypothèses, aboutit à l’inverse de ce qu’il recherchait, le subjectivisme : ainsi y a-t-il presque autant de Jésus historiques que d’historiens du Jésus historique.
  3. Le sujet de la science historique ne peut donc pas se prétendre exclusivement critique, sauf à tomber dans une naïveté sans fond. L’herméneutique récente a remis en valeur l’irréductible subjectivité de l’interprète de documents : lire c’est offrir le témoignage d’une rencontre avec la ou les présences réellement latentes dans le document (ce fut un thème majeur de l’œuvre de George Steiner).
    En négatif, cela conduit à éviter comme sotte la prétention à l’objectivité débarrassée de tout présupposé ; les historiens qui prétendent faire exégèse scientifique dégagée de la foi sont soumis à des « dogmes philosophiques nouveaux » (Lagrange, 33) qui oscillent entre rationalisme, naturalisme, matérialisme, subjectivisme…
    En positif, cela pousse à redécouvrir la nécessaire sympathie méthodologique que tout historien doit avoir pour son objet, sous peine de n’y rien comprendre. Le sujet historien marche donc sur une ligne de crête entre la distance qui permet de laisser au passé toute son étrangeté pour l’étudier comme autre que le présent, et la proximité qui permet d’y saisir quelque chose parce qu’il s’agit de situations humaines compréhensibles en ce qu’elles ressemblent à celles qu’il connaît.
    Or il est remarquable que dans le Nouveau Testament, la révélation christique (singulièrement la structure d’énonciation des paroles attribuées à Jésus) est ontologiquement structurée pour effacer la frontière entre simple sympathie méthodologique pour l’objet d’étude qu’est Jésus et l’adhésion de foi à sa personne. C’est ce qui conduisait Pascal à y trouver assez d’obscurité pour que les cœurs fermés puissent s’obstiner, assez de lumière pour que les cœurs ouverts puissent en être éclairés, ou Lagrange à considérer les Évangiles comme la seule « biographie » de Jésus qui vaille.
  4. Le produit de la science historique assume une part de fiction. Revenus de l’historicisme, les historiens d’aujourd’hui ont redécouvert l’importance du récit, voire de la fiction, comme expérience de pensée au service de la sympathie méthodologique pour son objet (Yvan Jablonka). Au-delà de l’accumulation documentaire et de toutes les précautions analytiques, l’historien finit par produire du récit. Celui-ci peut être concordant ou alternatif par rapport au récit traditionnel. Une reconstitution de l’histoire néotestamentaire écartant la foi a priori est en fait une lecture contextuelle relative à la (post-)modernité plus qu’au passé qu’elle prétend connaître. Inversement, Lagrange notait dès 1903 que, pour le critique catholique, s’interdire de lire le texte contrairement au dogme est non seulement pieux, mais « conforme à la prudence » étant donné le cadre herméneutique de l’Écriture.

Application à un « marronnier » : les « frères de Jésus »
Sans reprendre le dossier en détail, puisque nous le traitons dans le Dictionnaire Jésus (p. 398-402), rappelons simplement quatre points.

  1. La matière du dossier est connue depuis l’Antiquité et ne s’est guère enrichie. Le Nouveau Testament parle simplement de « frères et sœurs » de Jésus, donne certains prénoms (Mc 6,3) ainsi que celui de leur mère, qui ne s’identifie pas à Marie mère de Jésus (Mc 15,40) ; et de toute la Tradition patristique seul Tertullien, dans des textes pas entièrement clairs, favorise l’idée que Marie ait pu avoir d’autres enfants. Sur le plan linguistique, dans le grec koinè sémitisé, le système de parenté comprend trois termes : le global suggenês (parent éloigné), l’hyperonyme adelphos (terme générique : parent proche), l’hyponyme anepsios (terme spécifique : cousin germain, qui dans la Bible en grec, n’apparaît que quatre fois, comme si la Bible n’avait jamais parlé que de quatre cousins en tout !).
  2. L’objet du dossier est d’emblée polémique. Le « lieu » d’où Jésus est sorti ou venu est mystérieux pour les évangélistes (4) : ils juxtaposent sans souci de les harmoniser les perplexités des contemporains (Jésus fils de Joseph et de Marie, ancré dans une parentèle nombreuse) et les confidences de témoins plus proches (la Vierge Marie pour Luc : Jésus né de l’Esprit, adopté par Joseph). L’énigme de l’origine ainsi posée permit l’approfondissement de la foi en Jésus Christ, depuis les pratiques rituelles qui supposaient sa divinité jusqu’à la réflexion dogmatique qui la poserait (5).
    Par contraste, lorsque la question des frères de Jésus apparut, chez Tertullien, ce fut au service de polémiques qui n’ont guère à voir avec la vérité historique : morales (surtout dans sa reprise par Helvidius qui entendait défendre la dignité de la femme mariée et du mariage contre des dérives ascétiques) ou interconfessionnelles (dans sa réactivation par Th. Zahn au début du XXe s.). Même quand elle n’est plus déterminée par ces polémiques, la recherche sur les frères de Jésus fait volontiers le choix de l’hétérodoxie contre l’orthodoxie qu’elle soupçonne a priori de résulter d’un jeu de forces extrinsèques à la vérité historique : elle part du tardif Helvidius (fin du IVe s. : Jésus eut des frères et sœurs enfants de Marie et de Joseph) plutôt que du Protévangile de Jacques (IIe s. : les « frères » sont en réalité des cousins)…
  3. La dimension polémique renvoie à la subjectivité de l’historien qui traite le dossier : c’est lui qui choisit de s’ouvrir au surnaturel ou non. L’historien croyant, constatant, par exemple, la foi antique en la virginité perpétuelle de Marie, cherche à vérifier que les conditions de possibilité de l’objet de la foi sont bien existantes, sans prétendre démontrer cet objet de la foi, qui cesserait d’être… de foi. L’historien incroyant, pourfendeur du dogme catholique, cherche à démontrer que celui-ci est sans objet. Les mêmes faits textuels sont occasion d’approfondissement théologique chez le premier, de réduction naturaliste chez le second, qui rythme ses lectures d’expressions comme « la façon la plus naturelle de comprendre », pour privilégier systématiquement l’interprétation qui va contre le surnaturel, jouant en sourdine du gros bon sens « bourgeois » (on sait bien comment on fait les enfants, et la naissance virginale ne peut être qu’un très beau symbole) – refusant a priori l’objet même de la Bible : qu’un événement historique puisse être exceptionnel au point de modifier tout le cours de l’histoire
  4. Le produit de la recherche sur la famille de Jésus est un texte alternatif à l’Évangile, tantôt épais dossier empilant analyses et autorités offusquant la lecture orthodoxe du texte, tantôt un récit de l’histoire néotestamentaire à base de conflit originaire (entre les prétentions dynastiques de la famille de Jésus au lendemain de la mort de ce dernier et le groupe des disciples) et pouvant aller jusqu’au roman d’aventures à la Da Vinci Code.
    Sur l’affaire des « frères » de Jésus, un peu comme sur sa résurrection (bien que les deux choses ne soient évidemment pas de la même importance pour la foi), on peut dire qu’il n’y a guère de « progrès » de l’histoire. Le lecteur du Nouveau Testament aujourd’hui se retrouve dans la même situation que le contemporain du ministère de Jésus : aucune raison de croire ne le dispensera jamais de croire.

Fr. Olivier-Thomas Venard o.p.

(1) La méthode historique, Paris, 1903, 137.
(2) I. Carbajosa, Faith the Fount of exegesis. The Interpretation of Scripture in Light of the History of Research on the Old Testament, Ignatius, 2013.
(3) Branche de la linguistique qui prend en compte le contexte pour comprendre la signification du langage.
(4) Cf. S. Gathercole, The Pre-existent Son, Grand Rapids, 2006.
(5) Cf. l’œuvre de Larry Hurtado.

Fr. Olivier-Thomas Venard o.p., professeur à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, directeur du programme de recherches La Bible en ses Traditions.

© LA NEF n°339 Septembre 2021