Gammarelli, seigneurs de l’allure

De passage à Rome, on ne pouvait pas manquer de s’arrêter dans la fameuse boutique Gammarelli. Parce que ces messieurs connaissent La Nef et nous ont trouvés sympathique, ils ont bien voulu se plier à quelques questions qui ont aiguillé l’écriture de l’article. Grand merci à eux.

Quand on entend le nom de Gammarelli, on ne sait pas vraiment de qui l’on parle. Un vendeur de caramel ? Un homme politique ? Un Glacier ? C’est un nom fait pour les initiés de la calotte, les fous des dentelles, les zinzins de la soutane et les coquets des pieds. Dans le champ de Mars, la ditta Gammarelli se tient derrière le panthéon, proche la basilique de la Minerve où se trouve l’éléphant du Bernin sur la place. C’est une des maisons les plus illustres de Rome. Depuis le XVIIIème siècle, 1798 précisément, sous Pie VI, papes, cardinaux, évêques et prêtres se font tailler soutanes, chemises, chasubles, comme les hommes politiques vont chez Catelani, Ripense ou Gaetano Aloisio. Depuis la disparation du signore Annibale Gammarelli en 2016, ce grand mezzerie della sua santità qui appartenait à une race éteinte en Italie, doué d’une élégance innée et doté d’un œil précis, la boutique familiale est tenue à présent par la sixième génération de ces seigneurs de l’allure.

La devanture parle d’elle-même « Gammarelli, sartoria per ecclesiastici ». On sait déjà qu’ils ne vendent pas de la tisane et des confiseries pour touristes idiots. Un prêtre fait du lèche-vitrine, comme absorbé, l’œil brillant. Il faut jouer des coudes pour admirer les merveilles présentées : chasuble ivoire brodée de fils d’or, soutane rouge de cardinal, ferraiolo violet, calottes, barrettes en soie, mocassins sang de bœuf confectionnées par Antonio Arellano, un cordonnier péruvien, proche la place saint-Pierre. Tout un programme. Quand on passe le pas de la porte, on comprend alors la devise de la maison « nobilitas in traditione » surmontée d’un G aussi imposant que sobre. L’idée de permanence parcourt la boutique. Tout semble avoir été là depuis toujours, les hommes comme les meubles. Sicut erat in principio, et nunc et semper, Gamma’ en a fait son idéal. Se joint aussi une droiture aristocratique qui chasse le médiocre, la banalité et la vulgarité. Gammarelli associe la tradition au goût, au bon goût, part en croisade contre les facilités, les modernités vestimentaires de l’époque. Dieu est beau et il aime la beauté, après tout.

Trois messieurs, au physique de gladiateurs, en costume, cravatés, vous reçoivent. Ils sont comme ils apparaissent, sérieux, graves, attentifs à tous les détails ; déroulent les étoffes, tracent à la craie, coupent au ciseau, précis dans les mouvements et le regard. Les gestes ont des siècles, on se croirait à un office tridentin. Le plus ancien a la virilité d’un patriarche, une sorte de tonton flingueur ; un autre, plus discret, regarde au-dessus de ses lunettes et résout de tête des problèmes de taille et de mesure ; le plus jeune est un jeune loup qui va presto, prestissimo. Les trois âges de la vie.

La boutique est sobre : deux tables de travail, une cabine d’essayage, un escalier en colimaçon qui monte vers l’atelier ; une suite de portraits papaux, une immense étagère avec des rouleaux rouges, violets, noirs. Une vierge Marie et une horloge sont accrochées au mur. Six cents soutanes sortent chaque année de l’atelier à l’étage, réservé aux autres mains qui y travaillent, dans ce sacellum à l’abri des regards. Chez les Gammarelli, rien n’a changé, jusqu’aux boutonnières, tout est fait main. Une soutane est partagée entre des dizaines de sante manine qui se consacrent chacune à une seule fonction précise, une sorte de travail à la chaîne efficace et rapide. Les laines viennent du Piémont, de cet endroit encastré dans les pré-alpes, où l’on trouve Loro Piana, Cerrutti et Zegna ; de Grèce, pour le côté mosaïque des parements et d’Espagne aussi ; le tout dans un mélange de laine et soie. Ora et labora.

Aussi il leur est dur de se mettre à la page, ces tailleurs de soutanes, et de devoir s’adapter à la mode du clergy man, des polos à colles romains, des chemisettes de fonctionnaires. Ils sont restés dans le canal historique : la soutane. Le noir de l’habit sacerdotal signifie la mort au monde et la soutane marque l’homme en tant que prêtre dans la société. Vêtu de la soutane, il renoue avec la tradition tripartite de l’orator distinct du bellator et du laborator. Les prêtres vêtus comme des banquiers dans des costumes serrés et cravatés, n’ont décidemment rien compris. La soutane impressionne par sa tenue et son prestige et décline ses qualités comme les cas d’une déclinaison latine : rigueur, sobriété, austérité, discipline, autorité et mesure.

Il n’y a rien qu’à voir les quelques pièces qui pendent dans la boutique attendant leur client pour mesurer l’extrême qualité de ce que produit la maison Gammarelli. Une soutane noire est taillée dans de l’obsidienne, cintrée à la taille, ciselée au niveau des épaules, lâche au niveau des pieds ; une autre est remarquable par sa patine comme un verre soufflé de Murano. Gammarelli, pour les prêtres, ne déroge pas à la règle de la sprezzatura : une élégance feinte, une mesure raffinée, une spontanéité sobre. À côté d’une douillette noir corbeau aux lignes épurées, croisée comme une redingote, suit une soutane pourpre d’un cardinal tirée d’une mine de jaspe, puis une soutane de soie moirée de couleur rose sèche et filetée de violet. On peut admirer, à l’abri des regards, au fond de la boutique, une mozette cramoisie de l’ancien temps, avec un camauro en velours et duvet de cygne. Sa sainteté Benoit XVI qui avait autant de raffinement dans la musique que de préciosité dans l’habillement les avaient remis à la mode. Dans l’ordre de la paramentique, on se croirait au salon Pitti uomo en été. La couleur, rien que de la couleur. Une chape céladon brodée de lys et de roses concurrence une dalmatique romaine jaune tiramisu et rouge corail nervée comme un marbre d’église baroque ; une dalmaticelle violette veloutée rivalise avec une pianeta romaine couleur d’ambre ; des rochets comme des rosaces gothiques toisent des surplis laiteux, pointillés, ponctués. Le suprême de la combinaison ecclésiastique tient dans cette aumusse en petit-gris dressée sur un mantellone fuchsia. Le rose et le gris.

Il est toujours savoureux de voir les prêtres essayer des habits. On voit des caractères différents. Un monseigneur en soutane violette s’admire devant la glace, maniéré, ampoulé, rococo comme un prêtre du Saint Empire romain germanique ; un prêtre en noir se voit déjà monseigneur à la place de monseigneur ; un autre se sent perdu devant tous les rouleaux, les mesures, les notes des tailleurs. La sobrietas, rien que la sobrietas. Que lui a-t-il pris de se trouver dans cette galère ! L’un veut que les boutons ne soient pas visibles sur la soutane, un autre refuse d’avoir une ceinture où pendent les fiocconi. Trop de fanfreluches. Certains prêtres sont restés bien lefebvristre, de ce point de vue là. Un autre encore, mafflé et ventru, tiré d’une toile d’un Hollandais du XVIIème siècle, hésite, se tient le ventre, mal à l’aise sous une cape et une barrette à pompon. Il se croyait taille 40 mais taille plutôt du 46. Le carême est bientôt. Il aura le sentiment de perdre une taille, et de s’affiner, une fois qu’il aura enfilé sa soutane. C’est là le miracle des tailleurs : faire que l’habit soit unique, lumineux, fluide pour chaque homme. On n’en démordra pas, un prêtre en soutane à une classe indéniable et un charisme qui impose.

À la suite des ecclésiastiques, viennent des jeunes élégants, souvent français, dans ce sacro-saint de la civilisation, pour acheter des chaussettes. Les Premiers, comme on dit en Italie, Edouard Balladur et François Fillon, ont mis au goût de l’élégance réactionnaire les bas en soie rouges et violets qui se marient avec soin avec un pantalon gris en flanelle et des mocassins noirs de chez Weston. La maison propose depuis quelque temps des costumes sur mesure aux laïcs qui n’ont, ce me semble, pas à rougir face à ce que proposent quelques enseignes célèbres de la ville. Les coquets des pieds dont je suis, vont chez Gammarelli pour rendre hommage à la belle et grande tradition de l’art sartorial.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 29 septembre 2021, exclusivité internet