Après un séjour parmi les moines du Barroux, il est temps de leur rendre hommage et de louer l’exacte rigueur de leur vie monastique.
Dans l’arrière-pays provençal musiqué par le mistral et le plain-chant des grillons, le visiteur qui arrive tout au bout des vignes ruisselantes et folles sur la route du Barroux où germent les truffes, frappées par le soleil invincible, cette faute éclatante, aperçoit à peine l’abbaye là-haut sur la colline ; cernée, comme un sanctuaire, par les dons remarquables de la nature ou comme une tour de garde naturelle entre le mont Ventoux à l’est, au loin, un chapiteau dressé, et les dentelles de Montmirail, à l’ouest, forteresse crêpée et cariée de Gigondas.
L’église, construite dans le pur style roman est sobre, épurée, avec un système de fenêtres creusées dans l’épaisseur de la pierre pour y recueillir une lumière et l’injecter dans l’obscurité. Ses murs sont encore frais, elle est consacrée depuis une poignée de décennies mais semble là depuis mille ans. L’abbaye, règne de la Tradition, est un rempart contre le monde moderne ; ses moines présents et taillés dans la pierre chantent chaque jour de chaque année. Sicut erat in principio et nunc et semper, in secula seculorum, ces mots s’incarnent dans la prière, se sentent dans le rythme des moines, du lever au coucher, imperturbables, invariables. La permanence va et roule ; l’homme n’est pas ici la mesure de toute chose ; la tradition avance sans crainte ; sous la voûte céleste et cloutée d’étoiles au-dessus de nous, les vies sont bien minuscules.
L’âge des monastères est révolu, dirons-nous, tout comme celui des cathédrales. René Guénon dans la Crise du monde moderne explique que la civilisation chrétienne qui s’étendait de 450 à 1300 était une période de stabilité et d’harmonie, douée pour la permanence, marquée par le temps long, tournée vers Dieu et non vers l’homme ; période vouée à s’éteindre du fait de l’humanisme naissant et l’idée de progrès, suffisance et arrogance du monde d’aujourd’hui sur le monde d’hier. Non pas qu’être moine à l’époque d’Henri Suso ou de Raban Maur fût simple mais résultait d’un contexte sociologique, économique et historique que Georges Duby dans Les trois ordres a parfaitement analysé. En somme, l’élite sociale et intellectuelle se réunissait dans de véritables places fortes pour y travailler, prier, y conserver le savoir latin et gérer la puissance que leurs terres engendraient. Cependant, être moine de nos jours demande un appel surnaturel, un sens du sacrifice et une dévotion inimaginable. Je peux bien vomir le monde actuel et moderne, n’aimer point la société dans laquelle je vis, j’aurais le plus grand mal à entrer au monastère. Ces hommes n’ont pas tout quitté par ressentiment ou dégoût des choses, des autres, des idées politiques ; ils ne sont pas des conservateurs et des aigris, des déçus ou des trompés, des fans boys de Finkielkraut ou des scrogneugneux en puissance ; ils ont sacrifié leur vie pour Dieu, Le contemplent et Le louent dans une époque désabusée qui ne croit plus en rien.
Qu’a-t-on donc écrit sur les moines ! On se souvient du Nom de la rose, de ses cloîtres comme des lieux d’intrigues, de ses moines assassins et comploteurs, frustrés dans la chair, lubriques, fourbes et vicelards. Le franc-maçon Umberto Eco, pourtant spécialiste de l’époque, en a fait du pain pour cent ans de mauvaise presse. Bravo Totò ! On croit trop facilement que les moines méprisent la vie jusqu’à la mortification perpétuelle, qu’ils entretiennent l’idée que le corps est un tombeau (soma, sema) selon saint Paul, qu’ils exercent le taedium vitae des stoïciens avec la même ardeur ; pourtant comme Sisyphe, il faut imaginer le moine heureux. Au repas, quand on les observe, ils sont gais, échangent quelques traits d’humour par langage des signes et des sourires malicieux. La joie, centrale dans la religion catholique, les parcourt de la tête aux pieds. Ces moines sont encore des hommes d’un cru authentique. Ils sont apaisés, d’un calme admirable, ne courent pas, ne s’empressent pas. On voit dans leurs yeux de la douceur, dans leur voix une musique, dans leur corps une sérénité. Affinés dans un chai précieux, ils ne sont ni stressés, ni down, ne savent pas ce que bottom up signifie, pas même relax, encore moins busy. Ils ne sont pas contaminés par les erreurs du monde moderne, vivent en harmonie, fraternellement, dans un souci de prier Dieu.
Qu’est-il arrivé à ces moines pour prendre la robe ? Ont-ils le cassis en fleur et la lumière à tous les étages ? Personne ne peut percer le mystère de cette vocation. C’est un appel surnaturel, hors de tout raisonnement, de toute logique, une espèce de secret enfoui dans les profondeurs du cœur où réside le parfait amour. Ubi caritas et amor, Deus ibi est. L’un fut biker, blouson en cuir et santiags ; l’autre beatnik sur les routes de l’opium, perdu dans les volutes du calice de la paix et dans la chaudière des amours honteuses, sartago flagitiosorum amorum ; l’un camionneur, fréquentant les motels, collectionnant les calendriers Pirelli, mais l’autre, à l’inverse, décidé, a pueritia, à entrer au monastère. Ces vies minuscules, différentes, convergent au même endroit : l’abbaye ; au même objet : la gloire de Dieu, son amour absolu et le domaine de l’invisible.
Les modernes pensent qu’ils ont tout inventé, qu’ils ont à charge de gérer la complexité du réel. Cela suppose, selon eux, de l’organisation pour optimiser sa journée. Ainsi, se proclament-ils les inventeurs du concept de morning routine : se lever tôt et régler sa journée. Madonna ! Qui ? Mais qui donc depuis des siècles fait cela ? Le militaire, le moine et le paysan, derniers vestiges de la société tripartite qui organisait le Moyen Âge selon Georges Duby, qui structurait le système indo-européen selon Dumézil. Dans une société liquide sans structure et sans normes, il est louable d’obéir à une règle, une règle immuable, invariable, intraitable, depuis mille cinq cents ans.
Ora et labora. La règle de saint Benoît suppose l’équilibre entre la prière et le travail, la science et le labeur. Les moines du Barroux sont affectés à un métier imposé par le père abbé dont ils apprennent les rudiments et la technique et sont dépendants d’une bibliothèque solide, une pharmacie de l’âme, le fameux psuchès iatreion que l’on trouve au fronton de la si sublime bibliothèque de Saint-Gall. Ils cultivent la vigne, produisent un vin excellent, capiteux mais fruité ; pressent les olives, font du pain lourd et revigorant, du nougat, de la liqueur. Ce sont des purs esprits aux mains dans le cambouis, l’exact opposé du moralisme kantien selon Peguy, du philosophe aux longues-vues mais myope selon Marx, des intellectuels bourgeois ou de ces maoïstes nuisibles et binoclards aux mains gauches.
L’obéissance est la clef de voûte de la règle de saint Benoît. Après le père abbé Dom Gérard, premier fondateur de l’abbaye, Benedictus selon son nom d’artiste, commandeur, activiste et grand défenseur de la tradition, a succédé Dom Louis-Marie, une apparition de l’an mille, fort par l’âme, un détecteur des cœurs, un sismographe de la foi, un esprit profond, lumineux et éclairé par les psaumes et Jésus. Il sait tout del copione della vita. Il a la science imposante, jamais lourde, composée avec beaucoup de légèreté ; en lui et sur lui, rien ne pèse ni ne pose. Il impressionne : grand, mince, le visage tiré, les yeux aiguisés d’un bleu royal. Il mêle à une douceur de caractère susceptible dans la voix une radicalité chrétienne qui nous est chère, un refus du compromis. Une vigile dans la nuit obscure de l’Église. Sa silhouette, les offices du soir terminés, passe dans une robe ample de bure noire et sa croix pectorale scintille dans l’obscurité de l’église.
Le travail conditionne l’Opus Dei mais surtout la prière. Et quelle prière ! Elle est cosmique, mêle la nuit au jour. Les moines prient aujourd’hui neuf fois, tous les jours de la semaine, toute l’année organisée selon le temps liturgique, pendant toute leur vie. La vie d’un moine est un vaste Gloria patri. Dans la nuit, en son milieu, on entend les cloches sonner. Les Matines. On se lève, le cloître est endormi sous la nuit étoilée. Dans l’église, les moines chantent les premiers psaumes. Chacun comme une bougie qui peine à s’allumer est une étincelle dans la nuit. Les moines prient pour les malades, les gens qui n’ont pas le sommeil. Sobrii estote vigilate quia adversarius vester diabolus tamquam leo rugiens circuit quaerens quem devoret. Quelle beauté ! Alors qu’on se recouche, ils continuent avec les laudes, comme un chant de remerciement au jour naissant. Sexte brûle au firmament comme un Boléro religieux ; les nones, avec le soleil déclinant, exprime déjà les vanités des choses. Les complies sont remarquables, la bougie s’éteint, le soleil décline, les voix finissent de chanter l’Ave Maria, s’estompent dans le bruit des cloches. Le père abbé bénit les moines, un par un, jour après jour, sur les mots de l’Asperges me ; puis l’hommage est rendu à Marie au son du Salve Regina avant un moment de prière, à genoux, devant sa statue. Les cloches qui battent et sonnent la fin de la journée. Les moines reviennent en cellule pour y dormir.
La règle de saint Benoît, toujours elle, incite les moines à accueillir des hôtes. Le père Saint-François de Sales vous serre la louche. Le frère Paul, d’un âge canonique, le seconde, malicieux et vénérable. Il vous est alors loisible de passer quelques jours parmi les moines dans le cloître des retraitants. C’est un endroit charmant, paisible. Il n’y a ni spa, ni piscine, ni salle de sport, pas même un bar à cocktails où l’on peut siroter une tequila sunrise et pourtant tout y est : la paix intérieure, le repos et la concentration, l’effort rythmé par les heures et le goût des études, une bibliothèque presque idéale où se côtoient Jean Madiran, familier des lieux, saint Thomas d’Aquin, John Senior, Pierre de Bérulle, André et Henri Charlier que l’on ne lit, hélas, plus. On revient à l’essentiel. Faire une retraite au Barroux présente encore deux qualités.
Premièrement, on vit au rythme des moines jusqu’au partage des repas. Ce sont des cérémonies. On entre en file, chacun à sa serviette ; le Père Abbé lance un bénédicité qui n’en finit pas, fait d’un Kyrie, d’un Gloria et d’un Pater noster. Tout au long du repas un silence est marqué par le tintement et les cliquetis des couverts, des casseroles et des plats qui recouvrent la voix du moine lecteur. Les lectures ont trente ans de retard, ont pour sujet les communistes, l’union soviétique et l’Action française. Les moines qui servent ne chôment pas, vous prennent les assiettes, les plats, vous resservent du vin rouge frais. Tout se fait en une demi-heure. Seul accès à la modernité tolérée : frites, hamburger, coca, le dimanche et jour de fête. Deuxièmement la rencontre avec les retraitants. Ce sont uniquement des hommes, venant de toute la France et l’Europe. Il est bon de se ressourcer, de rompre avec les informations en continu, le monde comme il va, mais il est bon aussi d’échanger avec des frères dans la foi qui partagent la même détermination dans la tradition catholique qui, avouons-le, sauvera l’Église de la sécularisation et de l’horizontalité. Paul, Bruno, viennent chaque année, c’est leur deuxième maison ; Fabrice, habitué des flixbus et des pèlerinages, prend le temps ; Valentin est un jeune loup qui finit ses révisions ; Éric aide les moines en échange du gîte et du couvert ; le père Romain ne cherche rien sinon le calme avant la rentrée pastorale ; Thibault médite sur sa vie avant d’entrer au séminaire. Chacun y trouve sa raison.
Si d’aventure vous passez par-là, arrêtez-vous pour louer le Seigneur et boire du nectar de la via caritatis ; si le cœur vous en dit, n’ayez crainte, franchissez le pas, une retraite parmi les frères du Barroux redonne de la vitamine véritable pour l’année durant.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 29 septembre 2021, exclusivité internet