Giovanni Gasparro est un peintre contemporain, né dans les Pouilles en 1983. Sa peinture d’inspiration principalement religieuse est peu connue du public en France. À charge pour nous de vous la faire découvrir.
De tous les peintres contemporains, Giovanni Gasparro est celui qui illustre le mieux l’avant-garde sérieuse. À la différence d’un art actuel, moderne, trop moderne, qui fait le grand écart entre la spéculation et la subversion, l’abstraction et le vide sidéral d’une pensée colmatée par du blabla et de la cuistrerie, le tout entretenu par l’état culturel, la peinture de Giovanni Gasparro associe la belle tradition de la peinture baroque aux signes d’une modernité torturée. Parce qu’il appartient à une avant-garde sérieuse faite d’artistes qui cherchent le sens de l’art, Gasparro ne succombe jamais au nihilisme ou à la tabula rasa. En peinture, il a tué le père, ne reproduit pas simplement ce qui a été fait, comme des artistes qui, reproduisent les ready-made de Marcel Duchamp, un secolo fa. C’est cela la différence avec le réactionnaire. L’artiste réactionnaire refait ce qui a été fait quelques fois des siècles avant lui ; il écrit une tragédie comme à l’époque de Racine ; peint comme les décorateurs d’églises rococos. L’antimoderne joint à la tradition la modernité, épouse des formes nouvelles à une culture établie, cherche le sens du beau et une forme d’actualité.
Ses toiles sont habitées par la chair et l’obscurité des peintres du XVIIème siècle. Giovanni Gasparro trouve son empire baroque entre Malte, la Sicile, Naples et l’Espagne. On reconnaît la prouesse dramatique et réaliste du Caravage, l’art des pagnes, l’expression de la souffrance, la manière de figer les actions. À la suite du peintre de Porto Ercole, viennent Mattia Preti pour les situations, les modèles, les postures ; Luca Giordano pour les figures et les grimaces ; Pietro Novelli pour les pourpres ; Zurbaran pour la sécheresse ; Ribera pour la solitude et l’angoisse. On trouve les mêmes couleurs, des teintes beiges, de chair, des nuances de marron et de gris, de noir ténébreux, de pierre, qui dessinent les corps, mettent du relief, saisissent les draps, laissent les pagnes prendre la couleur. Puis, sur une toile, un rouge pétant, sanglant, éclate. L’ombre et la lumière livrent bataille, l’une recouvre, l’autre jaillit, l’une tapisse, l’autre luit. Les ambiances bouchées, froides, sobres, vides, forment des arrière-fonds. Les ténèbres des toiles coulent, diffusent leurs forces ; sur d’autres des ciels dorés, crèmes, adviennent. Sur une toile principalement terne, apparaît avec force la capa magna d’un cardinal rouge sang de bœuf. L’effet des contrastes est puissant. La peinture de Gasparro produit de grands effets avec peu d’effets.
Cette peinture entretient les couleurs, les ambiances, les chairs traditionnelles d’une peinture ancienne, académique même, dirions-nous, et expose les signes de la modernité par des corps agités, torturés, malmenés. Dans les premières œuvres, on retrouverait l’influence de Francis Bacon dans la manière de désarticuler, de malmener les corps, de jouer avec eux comme des masses et des flaques de chair et le trait de Lucian Freud, pâteux et gras. Comme un motif qui parcourt sa peinture, les mains forment les membres les plus criants de cette modernité. Elles sont proéminentes, semblent pousser, avec des doigts fins et tordus comme des excroissances. Alors que l’on regarde un tableau on est surpris de voir une main pousser d’une autre main, une autre pousser d’un flanc, d’un tronc. Elles palpent, tâtonnent, caressent, giflent, cognent, arrachent. Toute la violence et la force des mains sont contenues ainsi.
La peinture de Gasparro met le corps masculin au centre, les muscles nervés, les corps effilés, secs. Un homme, barbu, mince, revient souvent, figuré en Jésus, repris en moine, en témoin. On dirait une sorte de doppelgänger de l’artiste, un personnage qui revient sans cesse, comme un acteur pour un réalisateur, une sorte de Mastroianni pour Fellini.
C’est à se demander si Gasparro n’a pas lu Pierre Guyotat qui traite du corps comme de la langue, à l’instar d’une matière brute, dure, à tailler, malmener, exposer. On y trouve une inspiration presque érotique et masochiste quelquefois, dans cette manière de faire souffrir, de donner à voir la crudité du nu. Gasparro joue avec notre œil et notre raison. Il crée des moments de décalage qui engendre des crises, l’effroi et des troubles. D’un seul et unique Christ outragé, pousse un Christ fou, un troisième somnolent, un quatrième farceur. Le Christ polycéphale.
Le Christ est un corps. Il est dans les bras de sa mère qui lui décerne une couronne de reine et s’accommode de sa couronne d’épines, objet de sa souffrance. Il est cet homme, viril, fort, qui parcourt la souffrance, l’endure et qui, même dans la vie éternelle, garde les stigmates ; de son flanc coule un sang toujours prompt à être bu. Ainsi on peut voir le Christ aux outrages relié par une corde à cet homme. Le Christ aux yeux rouges lui tend les mains tandis que l’homme nu, lié à l’homme de douleur, semble être effrayé. Le monde de Gasparro est un monde d’hommes, de saints inconnus, d’hommes nus, de vieux papes aux regards lourds, aux rides creusées, aux mains rongées par la vieillesse, de personnes grossiers et burlesques. Les visages connaissent toutes les expressions : l’effroi, l’extase, la naïveté. Quelquefois, certains personnages semblent être comme dépossédés, victimes d’eux-mêmes.
À la poésie du corps s’ajoute un art de la violence. La douleur est un motif de sa peinture, vive, présente, presque incontournable. Une des premières œuvres de Gasparro est un autoportrait en jeune homme. On voit le reflet de l’artiste dans un miroir brisé, signe déjà, avant-coureur, d’une violence intrinsèque exprimée par le prisme du verre et de la cassure. Elle conduit en haut comme en bas, au fond du cauchemar comme au degré de la vérité. On ne trouve pas de coups, de scènes macabres mais une violence entretenue dans la manière dont Gasparro fige l’action. Pie V et saint Charles Borromée dans une toile chassent l’hérésie du protestantisme et de l’islam. On voit des corps chuter, des visages criards, des dents acérées. Dans un autre tableau, Saint Nicolas gifle l’hérétique Arius, corrupteur de la foi catholique. On voit cette main écraser et repousser le visage d’Arius, cette main qui repousse l’imposture et le mensonge. Ces figures violentes, déformées par le rictus ou les cris forment comme une mixture dans un tableau qui a fait scandale, Le martyr de Simonino. Gasparro s’est inspiré d’une vieille histoire, celle qui raconte qu’un petit enfant aurait été démembré vivant par des juifs au terme d’un rite macabre afin d’y récolter son sang pour en faire des élixirs de vie. On voit l’enfant au centre, les bras en croix, pris en tenailles par la foule. Alors que l’enfant hurle de douleur, en larmes, on voit ces visages carnassiers, ces mâchoires forcées, ces dents acérées, ces figures grimaçantes autour de la proie, prédateurs terribles. Toute la violence est contenue dans ces regards ignobles, fourbes et sombres.
La modernité de Gasparro vient aussi du fait qu’elle expose les troubles du songe et de la psychiatrie. La palette de Gasparro veut toucher toutes les profondeurs et les nuances de l’âme humaine. Comme peinture figurative, elle met l’incarnation au centre de la toile. Ainsi les troubles, les angoisses, les tourments, la folie, sont présentes de manière incarnée. Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut était parvenu à créer des dialogues sur des sous-entendus, des double-entendre, des non-dits ; Nathalie Sarraute explique dans l’Ere du soupçon que la modernité de la littérature se situe dans la capacité à cerner les tensions et les troubles d’une âme dans les sous-entendus d’un dialogue. Giovanni Gasparro arrive dans sa peinture à transcrire des sous-entendus, des malaises, des angoisses profondes. Un chartreux est réveillé, il est au lit, il voit une lumière que l’on pourrait qualifier de divine. Le moine tombe en extase, mais la tête qui sort du drap et qui lui pousse de la poitrine semble la craindre alors que celle qui lui sort de l’oreille, d’un regard méfiant, semble en colère.
Eros et thanatos forment une tension perpétuelle dans son œuvre. Il y a un érotisme latent dans ses figures et ses corps mais ne point jamais vraiment. On ne trouvera d’ailleurs aucun signe de pornographie ou de nudité provocante, mais une force plastique presque antique. Il y a le corps donc, mais il y a l’extase ; il y a le sentiment d’angoisse terrible et le monde inquiétant. La peinture de Gasparro n’est pas une peinture légère, agréable, douce. Tout est mêlé, le rire devient un rictus, presque jaune, le plaisir un moment d’effroi, l’extase un cauchemar. C’est une peinture de l’inconfort, qui n’apaise pas mais pétrifie, alerte, remue. Entre ces deux pôles, les corps viennent tout brouiller, la mort se mêle à l’amour. Cela justifie l’érotisme théorisé par Georges Bataille comme une consommation symbolique de la mort.
Giovanni Gasparro est un peintre religieux. Quand on parcourt toute son œuvre foisonnante, on remarque une rupture entre des premiers tableaux plutôt profanes, tournés vers Dali et Lucian Freud. Puis, vers 2010, sa peinture se tourne vers la religion et les sujets catholiques. Lui-même dit que peindre est un acte de foi. Tout au bout de cet acte de peindre, vient la Rédemption. Elle passe par le moment de douleur et la mort. Gasparro renoue avec le figuratif pour mettre en forme et en chair son sentiment catholique : la souffrance parcourue, la rédemption latente, la tentation du mal et de la folie et la force virile et triomphante de la foi qui terrasse ; l’extase comme une blessure la plus proche du soleil de la vérité. Gasparro est un peintre catholique traditionnel qui ne fait pas dans la foi triviale et la festivité d’une foi digne d’une situation postconcilaire. L’accès au divin et la présence du divin se trouvent dans trois tableaux que nous avons choisis. La révélation à Constantin, premièrement. Ce dernier, nu comme un vers, simple et sobre, se lève dans la nuit. Dans la pénombre, il voit apparaître le Chrisme. Son regard est pris, pétrifié, ses yeux captivés, captés, noyés dans la lumière du symbole. Première étape. San Gaspare Bufalo intercede per le anime del Purgatorio montre le saint contemporain de Napoléon dans un ciel doré, léger, tout en soutane tenir le calice dans lequel le Christ lui verse le sang. Des calices remplis de son sang tombent dans les nuages troués par des mains qui tentent de les saisir pour connaître le salut. Deuxième étape. Le portrait du pape Pie X est plutôt simple, sobre, sans chichi. Le pontife tient dans sa main l’hostie. Tout resplendit, sa chasuble, son aube, son rochet. L’hostie même brille de mille feux, étincelantes. Le Saint-Père auréolé lève les yeux aux ciels marqué par un louchement qui montre son étonnement, son humilité et sa dévotion. Le sentiment du divin n’aura jamais été aussi fort que dans ce tableau pourtant si simple. Troisième étape.
On est avec Gasparro perdu entre le rêve et la crise mystique, le cauchemar et l’extase. Le Pressoir mystique avec saint Gabriel et santa Gemma Galgani est certainement le tableau le plus troublant qui ne permet de trancher entre la mystique et le cauchemar. Gasparro reprend une image ancienne de la passion du Christ qu’on retrouve particulièrement dans les enluminures. Les deux saints modernes qui accompagnent ce pressoir, peu connus s’il en est, morts de la tuberculose, récoltent dans des calices le vin de la vigne que presse le Christ, lui qui est attaché à la croix. Le regard du Christ à la fois gêné et moqueur, rieur et piqué, détonne. Pourquoi ce rictus ? Pourquoi cette position ? Pourquoi cette scène ? On voudrait se dévouer, on voudrait connaître la foi, on n’accède qu’à la gêne et la peur, l’inconfort de sa condition de spectateur, comme un voyeur. Oui, le spectateur est touché par ce qu’il voit : le réalisme mordant des corps, l’inquiétude relative à sa peinture mais aussi l’espoir, comme un trou de serrure, qui point à la fin, dans son œuvre, comme une lumière à voir, une main à saisir. Dans un poème de Fin de parcours possible, Michel Houellebecq propose ce vers « des vagues d’air glacé se succèdent sur mon corps ; j’ai besoin d’une clef pour retrouver les hommes. » À sa manière, dans un monde qui a perdu la foi, un monde qui nie le sens et la beauté, qui préfère, avec l’époque, la subversion et l’erreur, Giovanni Gasparro propose, dans le secret de ses tableaux, par le degré d’initiation qu’il faut pour percer le mystère de la foi catholique sur sa toile, une clef pour retrouver les hommes, Dieu et la vérité. Pour cela et pour le reste, Giovanni Gasparro est un véritable peintre catholique.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 29 septembre 2021, exclusivité internet