Hindou Kouch en Afghanistan © Wikimedia

Afghanistan : les raisons d’un échec

L’échec occidental en Afghanistan interroge. Comment vingt ans de guerre et des centaines de milliards de dollars dépensés ont pu déboucher sur un échec retentissant et une humiliation totale ?
Notons d’abord que l’arsenal militaire occidental n’a pas été pensé pour écraser des guérilleros armés de kalachnikovs. Élaboré sur une logique de guerre froide, il accumule toujours plus de puissance de destruction et de capacité technologique, ce qui le rend toujours plus coûteux mais aussi inadéquat face aux conflits asymétriques. De même qu’un marteau-piqueur ne me servira à rien pour décapsuler une bouteille, de même une bonne partie de notre si puissant arsenal était inadaptée dans le contexte afghan.
En outre, nous nous sommes acharnés à construire un État-nation tout en oubliant que notre État-nation moderne est une invention récente et occidentale, qui apparaît comme une exception historique et géographique bien plus que comme une norme. En Afghanistan, l’ethnicité est partout. Un officier français rapporte que lors d’un séjour sur place, il a vu des fonctionnaires afghans d’ethnie pachtoune protester parce qu’ils estimaient avoir reçu des calculettes plus petites que celles de leurs collègues d’ethnie hazara. De même, le Commandant Massoud (tué en 2001) est un héros pour les afghans d’ethnie tadjike. Mais il est probablement bien plus populaire et apprécié à Paris ou à Washington que chez les Afghans d’ethnie pachtoune. Cette situation était particulièrement difficile à appréhender pour les États-Unis, pays très auto-centré, presque autistique et ayant beaucoup de mal face à l’altérité culturelle. Comme l’écrit le colonel Michel Goya, « le plus sidérant a été lorsque j’ai eu entre les mains le manuel de 200 pages traduit au mot près de l’anglais au dari, conservant tous les dessins et figuratifs de l’US Army ». En Irak et en Afghanistan, les bases américaines sont de véritables camps retranchés, villes autonomes coupées de la population… à l’image des forts militaires américains qui occupaient le territoire indien ou des gated communities, ces quartiers résidentiels américains pour riches protégés par des grilles et des gardiens.
De plus, nous ne percevons pas les talibans comme les Afghans les perçoivent. Pour nous, les talibans sont avant tout des barbares fanatiques. Mais pour beaucoup d’Afghans, les talibans étaient synonymes de paix, d’ordre et de faible corruption. Comme le souligne le général Gomart, il n’existe pas de sécurité juridique en Afghanistan et le flou concernant la propriété est complet. Or, si un Afghan va voir un juge officiel (ceux-là mêmes que l’Occident avait installés), il devra d’abord le corrompre. Au contraire, un juge taliban rendra un jugement honnête, sans corruption préalable, et conforme à la coutume tribale et à la charia. Cette situation explique que beaucoup d’Afghans, en tout cas pachtouns, n’aient guère eu envie de combattre les talibans.

La carte et le territoire
En psychologie cognitive, il faut bien distinguer deux choses différentes : la carte et le territoire. Le territoire, c’est la réalité objective. La carte, c’est la représentation mentale de cette réalité. Or, la carte mentale de l’Afghanistan ancrée dans l’esprit des décideurs occidentaux ne correspondait absolument pas à la réalité. La réalité géographique de l’Afghanistan est celle d’un pays extrêmement montagneux et morcelé, composé de vallées enclavées séparées les unes des autres, ce qui nuit au déplacement rapide des troupes motorisées occidentales. La réalité sociologique, qui découle en partie de cette réalité géographique, est celle d’un pays féodal, tribal, où la diversité ethnique et la force des liens claniques rendent illusoire la construction d’un État-nation de type occidental. Le gouvernement de Kaboul, sur lequel se sont tant appuyés les Occidentaux, était en fait un fétu de paille. L’armée afghane, organisée et entraînée à l’occidentale, richement dotée en matériel dernier cri (tombé aujourd’hui aux mains des talibans), s’est effondrée comme un château de cartes. Les Afghans sont de bons soldats… à condition de les laisser se battre selon leurs habitudes. Il y a quelques années, un reportage montrait un soldat afghan entraîné par un militaire français. Les deux hommes n’avaient pas du tout la même notion du temps, l’Afghan était incapable de respecter un horaire précis et il laissait tomber son arme dans la neige sous l’œil dépité de son instructeur français. Mais ne soyons pas surpris : la différence entre le discours officiel sur l’Afghanistan et le terrain n’est pas plus grande que la différence entre le discours officiel de l’Éducation nationale (95 % de réussites au Bac) et la réalité du terrain scolaire français (effondrement du niveau). Notre échec en Afghanistan n’est que le révélateur d’un problème de fond des pays occidentaux, où les grandes organisations nourrissent une montagne d’illusions dont on peut constater l’ineptie sur le terrain tous les jours.

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF n°340 Octobre 2021