Le libéralisme oui – non ? Mais quel libéralisme ?

« Si l’on exclut la minorité des réfractaires, tout le monde se déclare libéral ou l’est sans le savoir », aiment à dire nombre de libéraux. D’autres, moins optimistes ou plus exigeants, voient à l’inverse dans notre époque l’ère de l’étatisme triomphant. N’y a-t-il pas en France toujours plus de réglementation et toujours plus d’État ? Les dépenses publiques de l’Hexagone ne représentent-elles pas plus de 57 % du PIB ? D’autres encore affirment, à partir d’une position critique radicale, que le processus de financiarisation de l’économie et l’avènement de la société de contrôle ou de surveillance généralisée marquent le stade ultime du libéralisme. Mais alors qu’est-ce que le libéralisme ?

Héritier des Lumières, le libéralisme se définit comme la doctrine qui prône la défense des droits individuels. Une doctrine qui selon certains prévaudrait en Occident depuis près de quatre siècles bien que le mot soit beaucoup plus récent ; ni Montesquieu ni Locke, pour ne citer qu’eux, ne se sont jamais dits « libéraux ». Le terme « liberales » (libéraux) apparaît semble-t-il pour la première fois en Espagne, dans les années 1810-1811. Il désignait alors les rebelles ou résistants espagnols contre l’invasion franco-napoléonienne Dans les Cortès de Cadix, lors de l’adoption de la Constitution de 1812, il y avait trois tendances : les traditionalistes, les députés hispano-américains et les libéraux. Un tiers des membres de cette assemblée constituante appartenait au clergé dont une minorité active était libérale.

Mais pour la majorité des auteurs français, c’est bien la Révolution de 1789, qui, fille des Lumières, est fondamentalement libérale (et très marginalement socialiste avec Gracchus Babeuf). La Révolution est le (ou un) moment de rupture décisif dans l’histoire de l’Hexagone. Elle marque le début de la période du libéralisme offensif. Le libéralisme est alors une doctrine de gauche, qui ne sera rejetée vers la droite qu’après la naissance et l’expansion du socialisme. Au lendemain du grand événement national, dans la lignée de Chateaubriand et de Tocqueville, les chrétiens libéraux élaborent pour leur part la thèse selon laquelle l’histoire politique moderne européenne et occidentale ne saurait être le produit d’une lutte contre le christianisme ; il n’y aurait pas eu de rupture avec la Révolution mais au contraire continuité et adaptation, une sorte de « sécularisation » des valeurs évangéliques. L’ouvrage classique de Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons (1987), qui éclaire les fondements philosophiques de la pensée libérale, se place et se reconnaît dans cette filiation.

Enfin, de nombreux autres auteurs – surtout étrangers – insistent à l’inverse sur le fait que l’histoire démocratico-libérale est celle d’une longue et lente évolution marquée par de nombreuses étapes bien antérieures à la Révolution française. Ils énumèrent en vrac : les Cortès de Léon (1188), les Cortès Catalanes (1192), la Magna Carta anglaise (1215), la Bulle d’or hongroise (1222), le Pacte fédéral suisse (1291), le code général suédois de Magnus Erikson (environ 1350), l’Union d’Utrecht (1579), la Pétition des droits (Angleterre, 1628), le Mayflower Compact des Pères pèlerins d’Amérique (1620), la Déclaration des droits ou Bill of Rights (Angleterre, 1689), la Constitution suédoise (1720), la Déclaration d’indépendance (1776), la Constitution des États-Unis (1789), etc.

Mais par-delà les différences, selon les époques, les pays et les tendances (avec notamment ceux qui accordent plus à la société civile ou plus à l’État), le libéralisme possède une unité foncière qui permet de le caractériser sur le double plan politique et économique. Il est le fondement doctrinal, d’une part, de la démocratie parlementaire ou représentative et, d’autre part, de l’économie de marché ou capitalisme. La conception philosophique dans laquelle il s’enracine fait de la raison individuelle la mesure et le juge de la vérité. Il s’agit d’un rationalisme individualiste, qui, à l’origine et en France, est majoritairement anticatholique, anticlérical voire antichrétien (ce qui n’est pas le cas dans le reste de l’Europe, ni dans le sud catholique, en Italie, en Autriche ou en Espagne, ni dans les pays protestants).

Les titres de gloire revendiqués par la plupart des libéraux, du moins jusque dans les années 1980, permettent de définir le système de pensée libéral. Ils sont aussi nombreux qu’imposants : éclectisme philosophique, liberté individuelle et affranchissement de tout ce qui excède l’individu, liberté de conscience, liberté de la presse, habeas corpus, distinction entre la société civile et l’État, libre-échange, laissez-faire, religion du marché, défense de la propriété privée, méfiance à l’égard de l’État, gouvernement limité, séparation des pouvoirs politiques et religieux, goût de l’épargne, respect de l’équilibre budgétaire, sympathie pour les assemblées représentatives et les partis de notables, défense du pluralisme politique et associatif, morale relativiste bourgeoise fondée sur l’exaltation du travail, liberté contractuelle, politique du moindre mal, recherche de la voie moyenne, du juste milieu, compromis érigé en règle de gouvernement, respect de la légalité, égalité devant la loi, droits sociaux garantis par l’État (les libéraux n’étant bien sûr pas tous d’accord sur ce point), droit des citoyens de choisir et d’élire périodiquement leurs représentants politiques, enfin, pouvoir des élus de la fortune et du savoir, sinon de la véritable intelligence.

La critique du libéralisme s’est très tôt développée, dès le début du XIXe siècle. Les premiers réquisitoires ont été dressés par une pléiade d’auteurs catholiques traditionalistes dont quatre parmi les plus connus sont les Français Joseph de Maistre et Louis de Bonald, et les espagnols Jaime Balmes et l’ancien libéral Juan Donoso Cortès. Tous ont dénoncé la maladie de l’individualisme et de l’économisme. Dès la fin des années 1840, Donoso Cortés affirmait que toute grande question politique et humaine suppose et enveloppe une grande question théologique, qu’une société perd tôt ou tard sa culture lorsqu’elle perd sa religion, que l’individualisme libéral a pour pendant naturel le collectivisme socialiste. Nul critique plus sévère que le marquis de Valdegamas de l’économisme et du grand mortier de la révolution mondiale (voir l’anthologie de textes de J. Donoso Cortés, qui fut secrétaire de la reine Isabelle II, député et ministre plénipotentiaire, Théologie de l’histoire et crise de civilisation, 2013).

Les pères fondateurs de l’anticapitalisme n’étaient donc pas seulement les socialistes non-marxistes (avant Marx et les marxistes) mais aussi et plutôt les penseurs contre-révolutionnaires, auxquels succèderont plus tard les légitimistes-sociaux. La critique radicale du libéralisme reste de nos jours encore largement redevable des penseurs du XIXe siècle, et de légions d’auteurs postérieurs qui sont socialistes, socialistes-nationaux, nationalistes-républicains, monarchistes-légitimistes, conservateurs-révolutionnaires (tel Carl Schmitt), personnalistes non-conformistes des années 1930, fascistes, syndicalistes révolutionnaires, anarchistes et socialistes marxistes.

Il y a près de quarante ans deux universitaires de la Sorbonne, Raymond Polin et son fils Claude Polin s’opposaient et débattaient dans un essai suggestif : Le libéralisme oui, non. Espoir ou péril ? Trente ans plus tard, Falk van Gaver et Christophe Geffroy, posaient la question Faut-il se libérer du libéralisme (2016) et répondaient en interrogeant une bonne vingtaine de personnalités, intellectuels, universitaires, économistes, philosophes, juristes, journalistes et responsables politiques. Les critiques récentes de Christopher Lasch, Michel Onfray, Jean-Claude Michéa, Alain de Benoist, voire du communiste Michel Clouscard, ou de l’économiste sympathisant du mouvement Woke, Thomas Piketty, pour ne citer qu’eux, ne sont somme toute que des échos récents d’une controverse déjà très ancienne. Plaidoyers et accusations ne varient guère ; seul fluctue le nombre d’adeptes de l’un ou l’autre camp.

Le libéralisme se voit reproché avant tout d’être porteur de la maladie de l’individualisme. Il a, dit-on, le défaut de voir le monde comme un marché ; sa logique, purement économique, est celle du profit. Il asservit les classes productrices, affermit le pouvoir de la finance, piétine des valeurs traditionnelles, dissout les sociétés, fomente les divisions ethniques et religieuses au nom du multiculturalisme. Outre l’individualisme, l’accusation la plus solide contre lui est double : premièrement, son lien idéologique avec le système économique capitaliste (La liberté des échanges doit permettre de substituer la mauvaise politique des hommes par la naturelle et bénéfique circulation des marchandises) ; deuxièmement, la négation du politique, ou son caractère impolitique, qui découle directement de son apologie de l’individualisme La négation des « impératifs permanents de la politique », qui résulte de tout individualisme conséquent, conduit à une pratique politique de méfiance, à une attitude négative face à tout pouvoir politique et toute forme d’État. D’un point de vue philosophico-politique, il n’y a pas de politique libérale de caractère général mais seulement une critique libérale de la politique.

Les antilibéraux affirment donc que le libéralisme tend toujours à sous-estimer l’État et le politique et qu’il est toujours associé au capitalisme quelle qu’en soit la forme, privé ou public, agraire, industriel, entrepreneurial, managérial ou financier. Mais est-ce toujours le cas ? « Non ! », répond résolument le sociologue italien, Carlo Gambescia, professeur à la Scuola di Liberalismo de la Fondazione Luigi Einaudi (Rome). Sa thèse, discutable mais solidement argumentée, est exposée dans un ouvrage essentiel qui a été publié en Italie sous le titre « Liberalismo triste. Un percorso de Burke a Berlin » (2015), puis, traduit et préfacé en Espagne par le politologue Jerónimo Molina Cano, spécialiste reconnu des œuvres de Raymond Aron, Julien Freund et Gaston Bouthoul. On ne peut que déplorer l’absence d’une version française de cet essai qui n’a pas d’équivalent en France.

Résumons et commentons les grandes lignes de cet ouvrage innovant. Gambescia distingue quatre libéralismes ; pour ce faire, il utilise dans chaque cas le suffixe archie (qui correspond à une notion de commandement, de pouvoir, de régime ou de théorie politique). Il y a, dit-il, le libéralisme micro-archique, an-archique, macro-archique et archique. Le lecteur nous pardonnera de devoir citer toute une série de penseurs, mais la classification de Gambescia ne saurait être comprise autrement.

Le premier libéralisme, micro-archique, est un courant de pensée remontant à David Hume, à Adam Smith et aux précurseurs écossais du XVIIIe siècle. Il se prolonge au XIXe siècle et au XXe siècle avec Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, voire le premier Robert Nozick et même Ayn Rand. On pourrait aussi en rapprocher les auteurs de l’École d’économie de Chicago (avec les prix Nobel Milton Friedman, George Stigler, Gary Stanley Becker, Ronald Coase et Robert E. Lucas). Il s’agit d’un libéralisme juridico-économique fondé sur l’idée d’un « État minimum », d’un pouvoir aux dimensions réduites donc « micro-archique ». Ce libéralisme poursuit l’intérêt individuel guidé par la main invisible du marché. Il aime peu l’État et les impôts, sans pour autant réclamer leur suppression. L’État ne remplit ici qu’une fonction résiduelle, en tant que détenteur légitime de la force pour son usage interne et externe.

Le second libéralisme est an-archique. C’est le libertarisme, ou, pour mieux traduire l’expression américaine, le « libertarianisme », qui a de nombreux points communs avec l’École autrichienne. Il est représenté au XXe siècle par des penseurs comme Murray N. Rothbard, Hans Hermann Hope ou Walter Block. Ces penseurs an-archiques ou libertariens rejettent l’idée même d’État minimum ou résiduel qu’ils remplacent par l’utopie du libre exercice absolu des droits individuels en particulier la vie, la liberté et la propriété. Pour eux, l’État qu’il soit démocratique ou dictatorial, est toujours le pire agresseur des personnes et des propriétés des citoyens.

Le troisième libéralisme, macro-archique, est né avec l’utilitariste anglais Jeremy Bentham, au XVIIIe-XIXe siècle, et s’est développé avec John Stuart Mill, au XIXe siècle. Au XXe siècle, cette troisième filiation conduit au premier John Rawls, à Rolf Dahrendorf et John Dewey. On peut aussi y rattacher John Locke (XVIIe), Emmanuel Kant (XVIIIe) et John Maynard Keynes (XXe). Ce qui compte ici c’est la prévalence de l’idée d’une forme déterminée de bien commun. L’État ne se contente pas d’être le garant des lois et du droit, il doit être interventionniste. Il doit s’imposer comme mission de favoriser des conditions égales de départ pour tous les citoyens. Ces penseurs permettent et justifient un pouvoir de plus en plus invasif, en particulier à travers le fiscalisme. Il s’agit de niveler artificiellement les intérêts des individus, ce qui, à l’expérience, ne génère pas vraiment une société plus juste, mais plutôt une bureaucratie publique tous les jours plus envahissante et étouffante. Ce libéralisme macro-archique est contractualiste (partisan du contrat social de Hobbes et de Locke). Il est très proche du social-libéralisme et de la sociale-démocratie redistributrice. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que, paradoxalement, non seulement les économistes de Roosevelt et de Truman admiraient Keynes, mais aussi les économistes d’Hitler tel que le Dr. Schacht. Les keynesiens admiraient, pour leur part, les politiques économiques d’Hitler (voir à ce propos la préface de Keynes à l’édition allemande de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936).

Il existe enfin un quatrième libéralisme, archique, réaliste, possibiliste, sans illusions ou, selon l’expression de Pierre Manent, « mélancolique », qui ne fait pas confiance au marché, et qui se veut au service de l’individu tout en défendant l’importance de la science politique. Les pages que Carlo Gambescia consacre à ce libéralisme sont parmi les plus originales et les plus substantielles. Le libéralisme archique, explique-t-il, admet la réalité, et reconnaît l’existence du pouvoir en tant que composant inéluctable de la vie sociale et politique. La politique est pour lui l’articulation sociologique du polemos, le théâtre de conflits et de luttes récurrentes. Il est conscient de la nature imparfaite de l’homme et de la société, de la fragilité et de la précarité des conquêtes humaines et de la corruption possible de toutes les institutions. Pour ce libéralisme, la conjonction des intérêts individuels n’aboutit pas toujours spontanément et artificiellement à l’intérêt général. L’histoire le démontre, il faut parfois recourir au fer et au feu. Aux XIXe et XXe siècles, les libéraux archiques ont pour noms : Edmund Burke, Alexis de Tocqueville, Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Max Weber, Guglielmo Ferrero, Robert Michels, Benedetto Croce, Simone Weil, Bertrand de Jouvenel, Jules Monnerot, José Ortega y Gasset, Wilhelm Röpke (et tous les partisans de l’économie sociale de marché), Raymond Aron, Gaston Bouthoul, Julien Freund, Jules Monnerot, Maurice Allais, Harold Laski, Giovanni Sartori, Éric Voegelin, Isaiah Berlin et, de nos jours, Dalmacio Negro Pavón, Pierre Manent, Chantal Delsol, etc.

Ce libéralisme archique abhorre l’irréalisme utopique. Quatre exemples de textes d’auteurs, choisis parmi ceux que Gambescia cite, en donnent la mesure. Dans Les systèmes socialistes (1902-1903),Pareto écrit : « Toute société, si elle veut survivre, doit tôt ou tard adopter des mesures pour prévenir les actes qui mettraient en danger son existence même. Il n’y a que deux façons de procéder. On peut enlever aux hommes la liberté d’accomplir ces actes, et prévenir ainsi le mal redouté ; ou, au contraire, on peut laisser les hommes libres et réprimer les actes nuisibles, directement ou indirectement, en laissant les hommes supporter les conséquences de leurs actes. La liberté a pour complément et correction la responsabilité : les deux sont inséparables. Si l’on ne veut pas avoir recours au second des moyens indiqués [on peut libérer les hommes en leur faisant supporter les conséquences], il faut nécessairement avoir recours au premier [supprimer la liberté pour prévenir], à moins de vouloir la ruine de la société ».

Dans L’histoire comme pensée et comme action (1938, tr.fr. 1968), le célèbre penseur italien antifasciste, Benedetto Croce, prend le contrepied de Fukuyama et des démocrates et néoconservateurs américains thuriféraires de l’exportation et de l’instauration de la démocratie dans le monde (doctrine dont on sait aujourd’hui qu’elle est le paravent de l’impérialisme américain). Croce, bien connu pour avoir rejeté la possibilité d’une identité forte entre un système économique contingent (libérisme) et un principe immanent (libéralisme), écrit ces mots : « La conception libérale, comme religion du développement et de l’histoire, exclut et condamne, sous le nom d’« utopie », l’idée d’un état définitif et parfait ou d’un état de repos, quelle que soit la forme dans laquelle il a été proposé ou peut être proposé, depuis les formes édéniques du paradis terrestre, depuis celles des âges d’or et du paradis perdu de Jauja, à celles diversement politiques d’un « seul troupeau et un seul pasteur », d’une humanité illuminée par la raison ou le calcul, d’une société totalement communiste et égalitaire, sans luttes extérieures ni intérieures ; depuis celles conçues par le naïf esprit populaire jusqu’à celles raisonnées des philosophes comme Emmanuel Kant ».

Gambescia enfonce le clou en se référant opportunément à la triste expérience « d’exportation de la démocratie occidentale » en Afghanistan, « orgueil de la raison » qui a conduit à mépriser les traditions et le substrat culturel du pays. Il rappelle le rôle joué par le président Hamid Karzai, l’homme des États-Unis, plus tard accusé d’avoir reçu des financements de la CIA. Ces quelques pages prémonitoires mériteraient d’être actualisées car on sait depuis que le commerce de l’opium a été de plus en plus florissant sous les mandats de Karzai (2001-2014), qu’il a été lâché par les Américains lorsqu’il s’est rapproché de l’Iran et du Pakistan, qu’il a été ensuite un conseiller du pouvoir à Kaboul et qu’il a finalement négocié avec les Talibans en août 2021 (talibans devenus soudainement « modérés » par la magie des mots et de la propagande) dans le cadre d’un « processus de réconciliation nationale » et d’un « transfert pacifique du pouvoir ».

Troisième texte caractéristique du libéralisme réaliste, que nous citerons : celui de Wilhelm Röpke. L’ordo-libéral allemand écrit dans La crise de notre temps (1942, tr. fr. 1945) : « … le marché libre et la concurrence pour les services ne naissent pas, comme le prétendait la philosophie du laissez-faire du libéralisme historique, par génération spontanée à la suite du comportement absolument passif de l’État ; ils ne sont en aucun cas un résultat étonnamment positif d’une politique économique négative. Au contraire, ils sont des produits artificiels extrêmement fragiles, fortement conditionnés, qui présupposent non seulement l’existence d’une éthique économique élevée, mais aussi d’un État qui assure en permanence le maintien de la liberté du marché et de la concurrence par le biais de la législation, de l’administration, de la jurisprudence, de la politique financière et de sa tutelle morale et spirituelle, en créant le cadre juridique et institutionnel nécessaire, en dictant les règles auxquelles la lutte économique doit se conformer et en surveillant leur respect avec une fermeté irréductible ».

Enfin, quatrième exemple, celui du sociologue français, professeur de l’Université de Strasbourg, Julien Freund. L’auteur de L’essence du politique (1965), disait de manière évocatrice : « La politique passe, le politique demeure ». Le politique constitue, selon Freund, une essence pour deux raisons : d’une part, c’est une des catégories constantes, fondamentales, impossibles à arracher de la nature et de l’existence humaine, et, d’autre part, c’est une réalité qui demeure identique à elle-même, en dépit des variations de puissance, des régimes et des changements de frontières. L’homme « est capable de transformer la société comme un démiurge, mais uniquement dans les limites des présupposés de la politique. Autrement dit, la société se laisse discipliner, former, déformer […] Le démiurge est le maître des formes, non des essences ». Il ajoutait sans vaciller : lorsqu’une unité politique cesse de lutter elle cesse d’exister.

Pour le penseur libéral archique ou réaliste, sans une décision politique et une force publique qui le défend, le droit de propriété, n’a aucune chance de perdurer. La force politique préexiste au droit. Ce qui signifie que la conjonction des intérêts a toujours une nature politique au sens du polemos. Le droit sans une épée pour le garantir et le défendre peut être facilement piétiné et violé. Point de Constitution écrite durable s’il n’y a pas un exécutif solide, une oligarchie cohérente capable de la défendre. Point de politique internationale sérieuse sans connaître et admettre la place et le rôle déterminant de la force et de la raison d’État.

Le libéral archique admet et respecte les constantes de la politique ou métapolitiques que sont la distinction gouvernants-gouvernés, la Loi de fer de l’oligarchie (sujet du livre de Dalmacio Negro Pavón, 2015 tr.fr. 2019), l’alternance des phases de progrès et de décadence, d’ordre et de désordre ; enfin, il reconnaît ou n’exclut jamais la distinction ami-ennemi, qui est fondamentale et récurrente dans la sphère politique.

Le modèle explicatif du libéralisme de Gambescia a bien des mérites, mais il n’est évidemment pas parfait. Thomas Hobbes et Montesquieu, qui appartiennent à l’histoire du libéralisme sont absents de sa classification. « Ce sont, dit-il, deux penseurs problématiques, difficilement classables dans mon schéma ». Hobbes, un individualiste progressiste, qui a confiance dans le rôle de l’État, pourrait être rapproché des libéraux macro-archiques, alors que Montesquieu, qui a foi dans l’esprit des lois et le doux commerce, pourrait être un compagnon de route des libéraux micro-archiques.

Par ailleurs, le jugement que Gambescia porte sur Rousseau reste partiel et incertain. Il reprend la thèse de l’historien israélien, Yaakov Talmon, sur la démocratie totalitaire de Rousseau (maître de Robespierre) et sur les similitudes entre jacobinisme et stalinisme. Dans la pensée de l’auteur du Contrat social, le citoyen est en effet soumis à une loi plus haute qu’il est sommé d’admettre comme sa propre volonté méconnue. Et cela suffit, selon le sociologue italien, pour l’exclure définitivement de la tradition libérale, sans autre forme de procès. Mais la réalité est sans doute plus complexe et plus subtile. Sans la triple influence de Rousseau (le démocrate-républicain antichrétien), de Voltaire (l’absolutiste monarchiste antichrétien) et de Montesquieu (le monarchiste libéral-conservateur qui ne confond pas la religion chrétienne avec les formes qu’elle a pu prendre dans la société politique), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française devient difficilement compréhensible. Habituellement on associe correctement Rousseau à la tradition démocratico-républicaine opposée à la tradition libérale. Mais la critique rousseauiste est menée au nom des exigences du libéralisme, à l’intérieur du libéralisme et non à l’extérieur. Rousseau s’approprie les promesses du libéralisme. Il admet les prémisses, mais en dénonce les conséquences. Il est un penseur de la liberté ; il est attaché à la liberté individuelle et au droit de propriété même s’il en critique le droit absolu ou la jouissance illimitée ce qui d’ailleurs le fait rejoindre ici paradoxalement le traditionalisme chrétien [Le libéralisme établit solidement le droit de propriété et en fait un droit strictement individuel alors que la tradition chrétienne le considérait comme un droit naturel mais social limité par la loi et les devoirs sociaux du propriétaire].

Comme tous les philosophes des Lumières et penseurs libéraux, Rousseau cherche à répondre à la question comment être libre tout en obéissant à des lois. Comme eux, il reconnaît la nécessité d’un critère régulateur de la liberté pour contrebalancer la conception individualiste. Comme eux, il le cherche mais ne parvient pas à le trouver. Sa réponse relève finalement du sophisme : on est libre lorsqu’on obéit à la volonté générale. Dans De la souveraineté (1955), Bertrand de Jouvenel écrit à ce propos : « Dans la mesure où le progrès développe l’hédonisme et le relativisme moral, et ou la liberté individuelle se conçoit comme le droit d’obéir aux appétits, la société ne peut se maintenir qu’au moyen d’un pouvoir très fort ». Rousseau avait sans doute le goût du paradoxe et de la contradiction, mais la plupart des démocrates républicains français l’ont néanmoins suivi ou ont subi son influence. Ce fut le cas de Pierre Leroux, de Ledru-Rollin, de Proudhon (même s’il le critique), de Georges Sand, de Napoléon III, etc. et ce n’est pas rien.

Autre point discutable dans le livre de Gambescia : la légèreté avec laquelle il traite la question des ennemis du libéralisme. Il y aurait, dit-il, une soi-disant « sainte alliance entre réactionnaires, traditionalistes et révolutionnaires ». Derrière la critique du libéralisme se cacherait la critique radicale de la modernité, la haine du présent commune aux réactionnaires traditionalistes et révolutionnaires. Aux deux extrêmes, il y aurait le même rejet gnostique de l’homme marqué, pour les uns, par le pessimisme (le mal chez Louis de Bonald ou Christopher Lasch) et, pour les autres, par l’optimisme (le bien chez Karl Marx ou Slavoj Zizek). Le gnosticisme révolutionnaire, principal ennemi du libéralisme, serait une sorte de filon inspirant les différents mouvements que sont le traditionalisme, le positivisme, le marxisme, l’anarchisme, la psychanalyse, le fascisme, le national-socialisme, l’écologisme, le progressisme, etc. Un véritable inventaire à la Prévert dans lequel il ne manquerait plus que le communautarisme indigéniste et le mouvement « woke ». Tous seraient donc selon lui, en dernière instance, fondés sur la conviction qu’il est possible d’éliminer le mal du monde, grâce à la connaissance (« gnose ») de la méthode juste pour changer le cours de l’histoire. Le gnosticisme anticapitaliste et antilibéral impliquerait un véritable dédain pour l’homme réel et les faits.

Carlo Gambescia, sociologue rigoureux et honnête, dérape ici et cède la place au pamphlétaire fougueux : « En somme, pourquoi les intellectuels n’aiment-ils pas le libéralisme ? ». La réponse qu’il donne est d’une simplicité et d’une partialité confondante : « Pour le dire crûment c’est parce que ce sont des paresseux mentaux qui aspirent en même temps à la reconnaissance sociale, distinction qui sur le marché des idées est à la portée de tous ceux qui proposent une idée fausse mais utile ». Après avoir, critiqué non sans raison, les amalgames et le manichéisme sommaire de Zeev Sternhell dans Les anti-Lumières (2006), Gambescia tombe dans les mêmes travers. Il prétend étayer sa démonstration en s’appuyant notamment sur la pensée de Bonald. Michel Toda, à ce jour et à notre connaissance le seul spécialiste français de la pensée du vicomte, serait le plus à même de lui répondre. Mais cependant, pour prendre la mesure de l’égarement de l’auteur sur ce point, il suffit de rappeler l’importance du dogme du péché originel chez Donoso Cortès : la nature humaine n’est ni bonne, ni perverse, mais seulement déchue. « L’hérésie perturbatrice, qui, d’un côté, nie le péché originel, affirmant, de l’autre que l’homme n’a pas besoin d’une direction divine, cette hérésie conduit d’abord à affirmer la souveraineté de l’intelligence, ensuite à affirmer la souveraineté de la volonté, et enfin à affirmer la souveraineté des passions, trois souverainetés perturbatrices ». Il dit encore : « Voilà toute ma doctrine : le triomphe naturel du mal sur le bien et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal. Là se trouve la condamnation de tous les systèmes progressistes, au moyen desquels les modernes philosophes, trompeurs de profession, endorment les peuples, ces enfants qui ne sortent jamais de l’enfance ».

Reste à savoir si, comme semble le penser Gambescia, le libéralisme est une base inéluctable de l’histoire des idées à partir de laquelle des variations sont possibles mais seulement à condition d’être mineures. Et plus encore, si le libéralisme réaliste qu’il défend, à juste titre, dans son brillant et éclairant essai, est encore porteur d’avenir et d’espoir alors qu’il a été marginalisé et assassiné par les autres libéralismes ?

Arnaud Imatz

Carlo Gambescia, Liberalismo triste. Un percorso : da Burke a Berlin, Associazione Culturale Il Foglio, 2012. Version espagnole : Liberalismo triste. Un recorrido de Burke a Berlin, Traduction et prologue de Jerónimo Molina Cano, Madrid, Ediciones Encuentro, 2015.

© LA NEF le 13 octobre 2021, exclusivité internet