Et si Ponce Pilate avait libéré Jésus ? Dans un récit court et brillant publié en 1961, Roger Caillois (1913-1988) propose une réflexion sur le grand plan divin et le rôle d’un homme dans le sort de Jésus et l’issue de la religion chrétienne.
Il est dommage que Roger Caillois ne trouve pas une place privilégiée dans les bibliothèques des contemporains. Ce haut fonctionnaire à l’Unesco fut un sociologue reconnu pour sa théorie de la fête dans l’Homme et le sacré, un traducteur émérite de Jorge Luis Borges, un écrivain et un intellectuel renommé. Étonnant produit des universités, il se passionnait pour les minéraux comme pour les idées. Pierres est un éloge poétique des minéraux ; Babel un chef-d’œuvre de santé intellectuelle tandis qu’Approches de la poésie a le mérite de tailler jupes et costumes aux bourgeois qui se gaussent de vers surréalistes en phase terminale.
Pilate est un récit quiretrace les dernières heures de Jésus avant sa condamnation à mort. Fonctionnaire zélé par le passé, devenu partisan du compromis après s’être fait taper sur les doigts par son supérieur Vitellius et l’empereur Tibère suite à quelques tensions avec le grand Sanhédrin, Ponce Pilate nous apparaît comme un homme mesuré et sage. Ne pas faire de vague est sa ligne. Il serait alsacien qu’on ne s’y tromperait tant une mentalité tudesque ressort dans son sens du travail bien fait. Un démocrate-chrétien, avant l’heure, doué pour la justice et l’équité. Il est, mutatis mutandis, semblable à une sorte de commissaire européen aux plantes vertes sans colonne vertébrale, tripes et viscères. Il partage avec Gargantua, sous la plume de Rabelais, d’être « prodigieusement flegmatique des fesses », un mou du genou en quelque sorte. Pilate est le Michel Barnier de l’antiquité qui négocie, propose des moratoires, préférant la conciliazione à la virtù. Il prend même l’allure d’un homme un faible, diminué, quasiment peu sûr de lui, présentant, de manière imprévue et injustifiée, des signes d’irascibilité et de violence comme pour compenser un manque de radicalité, un défaut de virilité, un oubli d’assurance.
La condamnation de Jésus pour cet homme trop réfléchi est un dilemme qui s’ouvre sur deux propositions délicates et ne débouche que sur des problèmes crucifiants : si Pilate ratifie l’avis du Sanhédrin, il condamne un juste et un innocent, mais se maintient à son poste et sauve la mise ; s’il va à l’encontre du Sanhédrin, il sauve un innocent mais perd son poste et se retrouve au placard. Livrer Jésus à la foule, c’est renouer avec la politique de l’apeasement, c’est donner un bouc émissaire pour conserver l’ordre. Pilate est un conservateur aux nuances de Daladier et de Chamberlain ; Jésus un révolutionnaire.
Quand Jésus dit à Pilate : « je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité », Pilate en bon philosophe de rétorquer « qu’est-ce que la vérité ? » Jésus ne répond rien. Évidemment, il est la vérité. Pour Pilate, en revanche, avec Platon en tête, la Vérité est inaccessible, une perfection dont nous n’avons qu’un dégradé par notre appréhension des choses. D’un côté, le verbe s’est fait chair, il n’y a rien à démontrer ; de l’autre, parce qu’elle échappe à l’homme et qu’elle est parfaite, la vérité suppose d’être recherchée. Pilate, philosophe, dans son ministère, est conscient d’un ordre, d’un cosmos qui passe, dans la pensée stoïcienne, de la cosmologie au domaine de la politique. Il est sûr, en même temps, dans son intimo suo, du cœur, è phrèn, de cet homme juste. Pilate est voué à une aporie dans la mesure où il ne peut pas parvenir à un dépassement : sauver les meubles et sauver un innocent. Quoi qu’il fasse, il sera donc jugé par les siens et promis, dans les siècles à venir, à paraître soit comme un grosse nigedouille aux yeux de l’empire romain, soit comme celui qui s’en est lavé les mains.
Tout au long du récit défilent des figurants de ce vendredi matin ante passionem. Anne et Caïphe tout d’abord, prêtres du grand Sanhédrin. Quel procès ferions-nous à Caillois qui nous gratifie d’une terrible vue sur ces prêtres qui n’ont pas su et voulu reconnaître le Messie ! Les grands prêtres tiennent le pouvoir, l’argent et le culte, Jésus est un opposant politique qui se situe contre l’ordre établi dans ces trois domaines. Tous les moyens sont bons : chantage, pressions, intimidations, mépris, menaces. Caïphe, gentiment, lui assure que quelques ombres planeront sur sa carrière s’il libère Jésus.
Judas, ce saint salopard, arrive ensuite. Tout de go, il le dit : sans lui, pas de passion. Il faut un traître qui symbolise toute la bassesse humaine. Pourtant, ici, Judas, se révèle à Pilate comme le mauvais homme nécessaire, la pièce graissée et huilée à la mécanique du Christ et du grand plan divin : « mon nom qui sera exécré dans les siècles des siècles ne vous dira rien. C’est celui d’un vagabond que ramasse votre police. C’est aussi celui de l’instrument de la Divine Providence. Par mon ministère, tout sera accompli. Nous sommes logés à la même enseigne, embarqués sur la même galère. » Jésus sait ce qu’il fait, Judas obéit. Par ailleurs, ne lit-on pas dans l’Évangile de Judas, apocryphe copte du IIIe siècle, que Jésus a demandé à Judas de le délivrer de son enveloppe humaine pour qu’il rejoigne l’esprit. La phrase clef qui fit l’étonnement d’Irénée de Lyon dans Contre les hérésies est la suivante : « tu sacrifieras l’homme qui me sert d’enveloppe charnelle. »
Vient ensuite Madrouk le devin qui « se mit à développer les éventuelles conséquences d’une victoire de la doctrine nouvelle, sa diffusion chez les humbles, l’inquiétude des pouvoirs publics, les persécutions inévitables, le courage des martyrs, la conversion de l’Empereur, la lente disparition des anciennes confessions. » Madrouk annonce tout jusqu’au sort du préfet : « par délicatesse, il tut Pilate, lui aussi destitué par Vitellius, rappelé à Rome, puis exilé. Il tut également Pilate canonisé, honoré par l’Église éthiopienne. » Le devin continue, énumère les conciles, les schismes, les hérésies, la bataille de Lépante, le siège de Vienne, le tableau de Delacroix représentant les croisés à Constantinople, Baudelaire louant le tableau. Clin d’œil savoureux de Caillois, à la plume concise mais sympathique : « il trouva même un nom admissible pour l’écrivain français qui, un peu moins de deux mille ans plus tard, reconstituerait et publierait cette conversation aux éditions de la Nouvelle revue Française, se flattant sans doute de l’avoir imaginée. »
Alors que tous, de leur point de vue, cherchent à le convaincre de faire crucifier Jésus, par nécessité, Procula, fallait-il alors que la femme s’en mêlât, Madame Pilate, par les rêves qu’elle a faits, cherche à le persuader du contraire. Jusqu’à la dernière page, Pilate n’a pas tranché. Jusqu’aux aurores, il ne sait pas ce qu’il va faire. Après une nuit agitée, il fait libérer Jésus et mate la révolte du peuple. Toujours entier, il est muté en Gaule. Jésus est libéré. C’est bien. Il finira vieux, aimé de tous. À sa mort, on vient en pèlerinage jusqu’à son tombeau, jusqu’à ce que le temps fasse oublier son emplacement. Alors, on comprend qu’il n’y aura pas de christianisme, de religion et de Livre sacré. Pilate a déjoué les prophéties et contré les vues de Madrouk.
L’uchronie de Caillois est passionnante dans ses conclusions. Tout d’abord, nous retrouvons le grand problème de l’histoire. Est-ce que l’histoire est une grande force mouvante et totale, comme le pense Marx, au point de disculper les hommes et s’apparente à un grand plan divin, comme le pense saint Augustin, ou est-elle seulement le fait des hommes de pouvoir et d’exception qui déterminent les époques, comme l’écrit Tolstoï au début de Guerre et paix ? La Révolution française est selon Augustin Barruel fomentée par un immense complot d’une élite éclairée et bourgeoise tandis que Hippolyte Taine défend l’idée qu’elle a eu lieu suite à des mutations démographiques, sociologiques et économiques longues et profondes. Pilate, à sa manière, est un homme du complot contre l’esprit insaisissable de l’histoire et du plan divin, le domaine de l’invisible.
Peut-on cependant dire que Pilate a bien fait ? Spontanément, on voudrait libérer Jésus car on l’adore. Seulement, si Jésus ne meurt pas, il ne ressuscite pas, le message n’est pas accompli et son verbe s’évanouit. Sans la mort du Seigneur et sa résurrection, que faire des promesses de la vie éternelle et du Royaume ? Si Jésus est libéré, quel sens donné au pain et au vin de la Cène ? Ce n’est que dans la perspective du corps sur la croix que l’on comprend vraiment la finalité du pain et du vin et le sens de la messe comme perpétuation non sanglante du sacrifice de Jésus. Comment donc la vie serait plus forte que la mort si Jésus ne ressuscite pas ? Pilate, chez Caillois, n’a pas rendu service au Christ en le libérant. Parce que le Seigneur est radical et que son message l’est tout autant, Jésus doit mourir. Point d’échappatoire, point d’autre issue. Il fallait que nous en fussions les artisans.
Si Jésus ne meurt pas, c’est donc que les hommes sont devenus bons ? Qu’on ne s’y trompe pas, c’est un seul homme, un lettré, un type trop sage, qui décide de son sort. Les hommes n’en sont pas pour autant sauvés et sauvables. Ils restent des vermisseaux sans aucune perspective de rédemption. Il faut que nous soyons raccords avec l’idée du péché originel, de la chute, que l’on soit les followers d’Adam et Ève et que nous ayons comme horizon le message accompli et la promesse de la vie éternelle. Jésus libre, il n’y a rien à accomplir.
D’un point de vue hégélien, la mort de Jésus représente le moment de douleur et sa résurrection le temps de la relève, de l’aufhebung. Sans la perspective de cette relève, succession et levée de la peine, le message du Christ est un ensemble de belles paroles, fortes, profondes, propre à une philosophie pratique que l’on trouverait chez Cicéron ou Sextus Empericus : aimer ses ennemis, ne pas juger son prochain, pardonner. La résurrection donne toute la force, toute la puissance éclatante au verbum Domini. La puissance métaphysique du Christ relève de cette résurrection qui éclaire et bouleverse tout.
Il est vrai aussi que le sacré a besoin de la violence. Le sang doit couler. Jésus, comme un agneau sur l’autel, a été sacrifié. La lame tranche, le sang vermeil coule, « le salut du monde, dit Judas à Pilate, dépend de la crucifixion du Christ. Qu’Il vive, qu’Il meurt de sa belle mort, de la piqûre d’une vipère à cornes ou de la peste ou de la gangrène, de n’importe quoi comme tout le monde : c’en est fait de la Rédemption. » La religion a pour charge de transmuer le cri de douleur en chant de douleur. Évidemment, nos sociétés liquides, covidées et peureuses, qui n’ont les droits de l’homme que pour horizon, la vie longue et ennuyeuse, n’arrivent plus à concevoir le passage nécessaire par la violence pour accomplir l’effet du sacré. On se délecte de voir Rambo dézinguer des Birmans mais Jésus torturé et mourant sur la croix, dans une faiblesse crue, nous est intolérable, vide d’esprit et de sens. Caillois a compris ce qui guette la religion : la sécularisation par la dilution du sacré dans une religion mondiale aux finalités humanistes. Ainsi, le Christ Roy est devenu Jésus moralisé, sorti de tout mystère ; la messe est devenue un banquet où Monique nous parle de son potager. Cela supposerait que nous y revinssions dans un autre article.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 13 octobre 2021, exclusivité internet