Proche-Orient : où en est-on ?

Alors que Benjamin Netanyahou a perdu son poste de Premier ministre après douze années de pouvoir, petit point sur la situation d’Israël et de la région.

«Une page de l’histoire israélienne s’est-elle vraiment tournée hier avec le vote au Parlement d’un nouveau gouvernement, dit “du changement” » ? Cette question, posée par une journaliste libanaise, Stéphanie Khouri, dans le quotidien beyrouthin L’Orient-Le Jour du 14 juin, reflète les perplexités engendrées, au Proche-Orient et ailleurs, par l’arrivée au pouvoir à Jérusalem d’une équipe disparate unie autour d’un objectif inhabituel : l’éviction de Benjamin Netanyahou, couramment appelé « Bibi », qui occupait le poste de Premier ministre depuis 2009. Selon le principal journal israélien, Yedioth Ahronoth, ce sont moins ses échecs que sa personnalité égocentrique qui est la cause du rejet dont il a fait l’objet, y compris de la part de ceux qui partagent ses orientations politiques, notamment sur le dossier israélo-palestinien (1). Tel est le cas de son successeur Naftali Bennett, chef de Yamina, petite formation de droite nationaliste et religieuse qu’il a créée en 2012 lorsqu’il s’est séparé du Likoud, le parti de « Bibi ». En 2023, un centriste libéral, Yaïr Lapid, chef du parti Yesh Atid (« Il y a un avenir »), lui aussi ardent partisan de l’éviction de « Bibi », prendra la relève jusqu’aux élections législatives de 2025.
Pour parvenir à leurs fins, Bennett et Lapid ont invité six autres partis à les rejoindre au sein d’une coalition que rien ne prédisposait à travailler ensemble. Cette alliance inattendue, soumise au vote de la Knesset le 13 juin, a été approuvée par 61 voix contre 59. À côté de formations de diverses tendances, elle comporte un parti palestinien, le Raam (membre de la Liste arabe unie, composée de 5 élus) d’obédience islamiste. Même si aucun portefeuille ministériel ne lui a été attribué, il s’agit là d’une véritable nouveauté. « Pour la première fois depuis sa création, le gouvernement de l’État hébreu sera dépendant du soutien d’un parti arabe », notait S. Khouri quelques jours avant la conclusion de l’accord (2).
Le chef du Raam, Mansour Abbas, a conditionné son soutien à des demandes spécifiques concernant l’amélioration des conditions de vie des deux millions d’Israéliens arabes (logements, éducation, emplois, sécurité, reconnaissance de villages bédouins du Néguev). Mais l’accord occulte les questions stratégiques, comme la colonisation de la Cisjordanie et la création d’un État palestinien. Sioniste religieux, Naftali Bennett conserve d’ailleurs les positions de Nétanyahou : le Grand Israël, de la Méditerranée au Jourdain, est un droit d’origine divine ; il ne peut cohabiter avec un État palestinien sur son territoire. Pendant la dernière décennie, le nombre de colons juifs en Cisjordanie a augmenté de 50 % ; il dépasse 475 000 personnes vivant dans le voisinage de plus de 2,8 millions de Palestiniens.

Un problème insoluble
Enfin, la menace d’expulsion de familles arabes résidant dans certains quartiers de Jérusalem-Est annexés par l’État hébreu, en vue de les remplacer par des colons juifs, demeure sans solution. C’est cette décision, concernant Cheikh Jarrah et Silwan, qui a provoqué, le 10 mai dernier, en la veille de l’Aïd el-Kebir, fête religieuse marquant la fin du Ramadan, les protestations de musulmans devant la mosquée El-Aqsa, située sur l’esplanade des Mosquées qui est aussi l’emplacement de l’ancien Temple juif. Depuis le territoire de Gaza, dont il s’est emparé par la force en 2007, le mouvement islamiste palestinien Hamas a déclenché l’opération « Épée de Jérusalem », envoyant des centaines de missiles sur plusieurs villes israéliennes, attaques auxquelles Tsahal a réagi par des bombardements aériens. Suite au cessez-le-feu conclu le 21 mai, le Hamas a menacé de reprendre les hostilités si l’ordre d’expulsion était appliqué.
Pour justifier son appui à la nouvelle coalition gouvernementale, Mansour Abbas devra obtenir la réalisation des engagements pris par ses partenaires juifs en faveur des Arabes israéliens. Il s’agit là d’une priorité pour lui, compte tenu de son option en faveur d’une coexistence judéo-arabe apaisée au sein de l’État hébreu. Or, celle-ci est menacée par la croissance identitaire à fondement religieux qui affecte la jeunesse juive et musulmane.
La légitimité de la démarche de Mansour Abbas dépendra aussi de son efficacité à défendre les droits nationaux des habitants de Gaza et des Territoires occupés de Cisjordanie, au moment où une grave crise de confiance affecte leurs rapports avec l’Autorité palestinienne (AP), instituée en application de l’accord de reconnaissance mutuelle signé à Oslo sous parrainage américain en 1993. Mahmoud Abbas, président de l’AP depuis 2005, a perdu tout crédit auprès de sa population, musulmane et chrétienne, à cause de sa faiblesse devant la puissance occupante, ce qui a conduit en 2014 à l’interruption d’un dialogue direct avec les dirigeants israéliens. Incapable de rivaliser avec le Hamas qui s’est approprié la résistance en défendant Jérusalem, engrangeant ainsi un surcroît de popularité, Abbas est conscient de son discrédit, notamment auprès de la jeunesse, raison pour laquelle il a annulé toutes les élections prévues depuis 2006.

Normalisation avec Israël
L’environnement arabe d’Israël s’attendait-il au resurgissement de la question palestinienne, manifesté par les événements récents ? Les Accords d’Abraham, signés en 2020 sous l’égide du président Donald Trump, entre Israël, Bahreïn et les Émirats arabes unis (EAU), rejoints par le Soudan et le Maroc, semblaient avoir enterré un problème jusque-là prioritaire. À la colère d’une partie de leurs ressortissants, les « nouveaux amis arabes d’Israël » ont réagi par des déclarations mesurées, tandis que la Ligue arabe (22 membres), longtemps à la pointe du combat pour la création d’un État palestinien, s’est abstenue de toute réprobation. Pourtant, dans la conscience arabe, Israël reste perçu « comme un corps étranger à la région, une greffe artificielle made in Europe », notait au printemps dernier le journaliste libanais Soulayma Mardam Bey dans une analyse des événements intitulée « Dans le nouveau monde arabe, la Palestine reprend ses droits » (3).
La normalisation avec Israël est devenue une priorité pour les Arabes à cause des avantages économiques qu’elle leur procure grâce à d’importants contrats commerciaux. Elle répond surtout à une nécessité stratégique : contenir les ambitions régionales de la République islamique d’Iran, qui, depuis sa création en 1979, s’emploie à contrer l’ancienne prédominance sunnite. Outre l’Irak, où les chiites sont majoritaires, l’influence iranienne est prégnante en Syrie à travers la minorité alaouite (dissidence du chiisme), dont relève le président Bachar El-Assad. Durant la décennie de guerre écoulée, le raïs a bénéficié de l’appui militaire de diverses milices financées par l’Iran, dont le Hezbollah libanais, mais aussi d’investissements humanitaires, culturels et religieux, incitant les sunnites à se convertir au chiisme, ceci en vue de modifier l’équilibre démographique local. Le Hezbollah exerce en outre une étouffante hégémonie sur le pays du Cèdre, n’hésitant pas à utiliser son territoire pour tenir l’État hébreu sous la menace de ses armes. Quant à Bahreïn, dont le régime est sunnite, son rapprochement avec Israël lui permet de contrôler le lien entre sa majorité chiite et Téhéran. Comme l’État hébreu, le monde arabe se méfie enfin de l’immixtion de l’Iran dans le conflit israélo-palestinien, grâce au soutien qu’avec la Turquie il apporte au Hamas. Dès son accréditation par la Knesset, Naftali Bennett a rappelé qu’il « ne laisserait pas l’Iran se doter de l’arme nucléaire » (4).

L’intervention de l’Égypte
C’est l’une des raisons qui ont poussé l’Égypte à s’investir efficacement dans la négociation du cessez-le-feu du 21 mai qui a mis fin au conflit printanier. Le Caire a aussi débloqué 500 millions de dollars pour la reconstruction de Gaza et dépêché sur place une aide humanitaire substantielle. Au début de son mandat, le président Abdel Fattah El-Sissi, élu en 2013, se méfiait du Hamas à cause de son alignement idéologique sur les Frères musulmans, frappés d’interdiction au pays du Nil. Mais sa contribution efficace à la lutte contre les groupes djihadistes dans le Sinaï, proposée par Sissi en échange de la réouverture de la frontière avec l’enclave palestinienne, tenue fermée jusque-là, a permis en 2017 l’amélioration des relations mutuelles.
En intervenant à Gaza, l’Égypte vise deux autres objectifs : redevenir un acteur important dans une région où son rôle pouvait être marginalisé par les Accords d’Abraham alors que Le Caire a été le premier pays arabe signataire d’un traité de paix avec Israël (1979), améliorer ses relations avec les démocrates américains qui lui reprochaient la répression exercée contre des opposants. Grâce à sa médiation, Sissi a en outre permis la reprise d’un dialogue entre Riyad et Damas. Le quatrième mandat d’Assad, réélu pour sept ans le 26 mai dernier avec 95,1 % des voix, devrait ainsi voir le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe (elle en avait été exclue en 2011), comme cela est annoncé depuis quelques semaines. Pour l’heure, outre l’improbable solution au problème palestinien, deux inconnues persistent : le ralliement de l’Arabie-Séoudite aux Accords d’Abraham et l’issue des négociations sur le nucléaire avec l’Iran.

Annie Laurent

(1) Le Figaro, 14 juin 2021.
(2) L’Orient-Le Jour, 4 juin 2021.
(3) Id., 15 mai 2021.
(4) Id., 14 juin 2021.

© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021, mis en ligne le 13 octobre 2021