Ciase : un rapport rude mais nécessaire

La CIASE a rendu son rapport sur les abus sexuels dans l’Église le 5 octobre dernier, créant un choc par l’ampleur des chiffres révélés. Analyse de ce document.

Avec la publication du rapport Sauvé, c’est un tsunami qui vient de s’abattre sur l’Église de France. Dans ce rapport publié le 5 octobre dernier, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), présidée par Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, a mis en pleine lumière l’ampleur et la gravité des abus sexuels au sein de l’Église de France entre 1950 et 2020 : un nombre de victimes mineures par des clercs estimé à 210 000 (1), un nombre de clercs agresseurs évalué à 3000 (soit environ 3 % du total) ; une dangerosité des milieux catholiques supérieure à toutes les autres sphères de socialisation (hors les cercles familiaux et amicaux). Et aucune sensibilité ecclésiale ne semble véritablement épargnée, qu’il s’agisse, par exemple, de la progressiste Compagnie de Jésus (64 religieux mis en cause) ou de la conservatrice Communauté Saint-Jean (40 frères mis en cause).
Le dégoût qu’inspire ce dossier pourrait inciter à fermer les yeux, les oreilles et la bouche. Ce serait un tort, car la lecture des milliers de pages du rapport Sauvé et de ses annexes est riche en enseignements et en questionnements. Trois points doivent être en particulier soulignés, le premier portant sur les causes de l’inaction des évêques, le deuxième sur les causes des abus sexuels en tant que tels, le troisième sur les recommandations formulées par la Commission.

Les causes de l’inaction des évêques
C’est sans doute sur les causes de l’inaction des évêques que le rapport Sauvé est le plus convaincant et, sans doute, le plus cinglant. En effet, ainsi qu’il le décrit, au lieu de mobiliser le droit canonique pour sanctionner les clercs abuseurs, au lieu d’informer la justice étatique pour que ceux-ci soient sanctionnés au temporel, les évêques ont délibérément fait le choix d’étouffer les affaires, en déplaçant les clercs abuseurs d’un lieu à un autre, en les soumettant – le plus souvent en vain – à des traitements psychologiques dans des établissements spécialisés ou même, dans les années 70, en ne faisant rien du tout. Cette grave violation par les évêques du Droit canonique s’explique, certes, par les « défaillances » de celui-ci, en particulier par le fait que l’évêque dispose seul du pouvoir de déclencher (et donc de ne pas déclencher…) des poursuites canoniques. Mais elle trouve surtout son origine dans une volonté de préserver la réputation de l’Église, dans une minoration des souffrances des victimes et aussi dans une fausse idée de la miséricorde. Emblématique est à cet égard le cas d’un évêque qui, en 1983, n’avait pas dénoncé un prêtre auteur de trois agressions au sein d’une manécanterie, au prétexte qu’« il fallait lui laisser une chance » (§ 706).
Enfin, encore qu’elle s’en défende à d’autres endroits, la CIASE n’a pas exclu que, parmi les nombreux facteurs explicatifs, la « pensée 68 » ait pu également avoir une incidence. Citons à cet égard in extenso les §§ 711 et 712 du rapport : « L’avènement de l’individu, le processus de déchristianisation, l’ouverture des médias au pluralisme, une littérature sortant la pédérastie de son silence, conduisent à vulgariser les relations sexuelles autant qu’à les idéaliser, à privilégier le plaisir et à revendiquer l’absence de contraintes et de dogmes. Des amours pédophiliques sortent progressivement de l’ombre et se discutent publiquement ; André Gide en sera l’une des figures. La parole est donnée aux auteurs de violences sexuelles, comme dans le journal Libération, qui publie une lettre de Jacques Dugué, en janvier 1979, revendiquant les relations qu’il entretient avec son beau-fils âgé de 11 ans. Le docteur Agnès Gindt-Ducros, directrice de l’Observatoire national de la protection de l’enfance, entendue par la CIASE en séance plénière le 5 juin 2020, a rappelé en outre que les années 1970-1980 ont constitué une période très mouvante en matière de sexualité, avec l’apparition du droit à la contraception, de l’interruption volontaire de grossesse, et la reconnaissance de l’homosexualité, période où, en prônant une forme de liberté sexuelle, certains ont contribué à “flouter” les frontières de l’interdit et du permis. »
Tout porte donc à croire que l’Église n’aurait pas été comprise d’une partie de la société, y compris de la société catholique, si elle avait, pendant cette période particulière, infligé aux clercs abuseurs les sanctions canoniques prévues par son droit.

Les causes des abus sexuels
Peut-être moins convaincants sont les développements du rapport Sauvé relatifs aux causes des abus sexuels eux-mêmes. Pour la CIASE, l’affaire est entendue : si la part des agresseurs de mineurs est plus importante dans l’Église que dans la société en général, c’est en raison à la fois d’une morale sexuelle trop rigide, de l’« excessive sacralisation de la personne du prêtre » et du célibat ecclésiastique. Toutefois, en ce qu’il vise les normes de l’institution plus que le profil des abuseurs, le verdict semble un peu rapide.
Tout d’abord, il n’est pas aisé de comprendre en quoi une vision plus libérale de la sexualité (sur la contraception ? l’avortement ? l’homosexualité ?) aurait évité un nombre aussi élevé de victimes, ce d’autant que, comme la CIASE l’a elle-même relevé, la « minimisation ou la relativisation de la gravité des abus est l’attitude la plus courante parmi les personnes concernées ». Du reste, les entretiens semi-directifs menés avec des prêtres agresseurs dans le cadre de l’étude de la CIASE révèlent davantage une conscience morale diminuée qu’une fixation obsessionnelle sur les principes moraux de l’Église (2).
Ensuite, s’il est possible que le pouvoir spirituel conféré par l’ordination sacerdotale soit un des facteurs explicatifs des abus, encore convient-il de bien préciser en quoi ce facteur peut intervenir. En effet, un prêtre est parfaitement conscient qu’un tel pouvoir ne l’autorise pas à agresser sexuellement un mineur. Il ne peut ignorer la portée de son engagement à la chasteté et sait qu’une violation de cet engagement, a fortiori à l’encontre d’un mineur, enfreint gravement les lois les plus élémentaires de l’Église catholique et de la morale naturelle. Ainsi, ce n’est pas l’ordination sacerdotale ni le pouvoir spirituel qui en découle qui peuvent, d’une manière ou d’une autre, justifier moralement chez un prêtre la commission d’un tel acte. En revanche, un prêtre décidé, contre toutes les règles morales et canoniques de l’Église, à commettre un abus pourra être tenté de profiter de son statut sacerdotal, dans la mesure où celui-ci lui garantit (ou lui a longtemps garanti), en raison du respect que cet état suscite chez les fidèles et de la stratégie d’étouffement sciemment mise en œuvre par la hiérarchie, une sorte d’impunité.
Enfin, s’il n’est pas non plus exclu que le célibat ecclésiastique puisse être un facteur explicatif du nombre important de victimes mineures, ce facteur est peut-être moins direct qu’indirect, en ce sens que la vie sacerdotale ou religieuse peut attirer, par le célibat qu’elle implique, des candidats inaptes à la vie conjugale mais qui présentent une extrême dangerosité à l’égard des mineurs. Sur ce point, la CIASE a rappelé, sur la foi d’études scientifiques, que « le nombre de victimes mineures de sexe masculin d’un pédo-criminel peut être extrêmement élevé (150 victimes par auteurs [en moyenne]), ce qui rejoint l’expérience acquise par les membres de la CIASE qui ont retrouvé sur plusieurs décennies la trace de méfaits commis par un prêtre sur de nombreux enfants » (§ 602). Or, c’est précisément ce profil qui semble avoir été surreprésenté au sein de l’Église, puisque la proportion des garçons parmi les victimes mineures s’élève à 80 %, soit l’exact inverse de ce qui est observé dans la société.
Quant à l’homosexualité parfois invoquée comme cause des abus, la CIASE a refusé, à juste titre, de réduire la question à ce facteur et a expliqué la surreprésentation des victimes mineures de sexe masculin par un « effet d’opportunité » (lié à un accès plus grand des clercs aux garçons qu’aux filles). Reste que, au détour d’un paragraphe, la Commission a relevé, en se référant à une étude portant sur 30 dossiers judiciaires concernant des agresseurs de mineurs (3), que la quasi-totalité des agresseurs de mineurs de sexe masculin (91 %) s’étaient déclarés eux-mêmes homosexuels ou bisexuels : « Dans près de la moitié des cas, les agresseurs sexuels de mineurs se déclarent homosexuels (plus de 80 % chez ceux qui agressent des victimes de sexe masculin), et dans un tiers des cas, ils se déclarent bisexuels (11 % chez ceux qui agressent des victimes de sexe masculin, contre 77 % chez ceux qui agressent des victimes mineures des deux sexes). Parmi les agresseurs de victimes mineures de sexe féminin, tous se déclarent hétérosexuels » (§ 546).

Les recommandations
Passons maintenant aux (nombreuses) recommandations de la CIASE. Un certain nombre d’entre elles doivent être accueillies sans réserve. Il s’agit, par exemple, de celles portant sur la mise en place d’un tribunal pénal canonique interdiocésain, sur la mise en conformité de la procédure pénale canonique avec les normes internationales sur le procès équitable, et sur la création d’un recueil de décisions anonymisées rendues par les juridictions canoniques. Il en va de même de celle concernant l’« impératif de vigilance », en particulier la nécessaire « séparation physique entre le prêtre et le fidèle pendant la confession » (comme le prévoyaient les anciens confessionnaux).
D’autres recommandations sont, en revanche, discutables et, compte tenu de leur nature théologique, outrepassent manifestement le mandat accordé à une commission composée non seulement de catholiques mais également de membres appartenant à d’autres religions ou sans religion. C’est le cas, bien entendu, de celle relative au secret de confession, dont une « obligation de droit divin » commanderait, selon la CIASE, la levée en cas d’abus sur mineur ou sur personne vulnérable. Mais c’est aussi le cas des recommandations portant sur la possibilité d’ordonner des hommes mariés, sur la nécessité de mettre fin à la « fixation de la morale catholique sur les questions sexuelles », ou encore sur l’impératif de « passer au crible la constitution hiérarchique de l’Église catholique au vu des tensions internes sur sa compréhension d’elle-même ».
En tout état de cause, quoique absente du rapport Sauvé, une recommandation émerge à la fois des associations de victimes et du sensus communis des fidèles catholiques : il s’agit de la nécessité, en principe, de retirer l’état clérical à tout prêtre ayant agressé un mineur. De même qu’il apparaîtrait inacceptable qu’un fonctionnaire convaincu de viol ou d’atteinte sexuelle contre un mineur puisse poursuivre ses fonctions (un acte de cette nature entraîne la révocation systématique), il ne saurait être compris qu’un prêtre ayant commis pareil acte conserve son ministère, compte tenu de ce que le sacerdoce représente et du fait que le prêtre agit, lorsqu’il administre les sacrements, in persona Christi.
Deux réflexions pour finir, l’une portant sur les suites immédiates de la publication du rapport Sauvé, l’autre sur les suites plus lointaines. En premier lieu, il est difficile de ne pas éprouver un certain malaise à entendre des évêques mettre en cause la responsabilité de l’Église catholique dans son ensemble, comme si celle-ci se résumait aux seuls évêques. Le scandale mis en lumière par le rapport Sauvé a, avant tout, pour origine une défaillance épiscopale, et c’est cette défaillance qui, aujourd’hui, rejaillit sur l’immense majorité des prêtres, condamnés à raser les murs, et sur les fidèles laïcs, partagés entre colère et désarroi. En second lieu, il ne fait aucun doute (car cela a déjà commencé) que le rapport Sauvé sera utilisé par certains, notamment dans le cadre du Synode sur la synodalité, comme un levier pour remettre en cause la structure institutionnelle, la théologie du sacerdoce et la morale traditionnelle de l’Église catholique. Dans un contexte déjà marqué par des tensions ecclésiales importantes et récemment chauffé à blanc par la publication de Traditionis custodes, l’Église de France se prépare sans doute des mois difficiles.

Jean Bernard

(1) Enquête de IFOP auprès d’un échantillon par quotas de 28 010 personnes.
(2) Rapport du groupe de recherche de l’École Pratique des Hautes Études pour la CIASE, Annexe 1, pp. 583 et suiv.
(3) « [L]’apparente faiblesse du nombre de cas étudiés, qui est souvent le lot de ce type de travaux, interdit d’aller trop loin dans l’extrapolation des résultats obtenus, mais n’empêche pas d’en tirer de nombreux enseignements » (§ 518).

À propos du secret de la confession

Le Code latin de Droit canonique dispose au canon 983.1 : « Le secret sacramentel est inviolable ; c’est pourquoi il est absolument interdit au confesseur de trahir en quoi que ce soit un pénitent, par des paroles ou d’une autre manière, et pour quelque cause que ce soit. » Il faut noter que ce canon, pour mieux insister sur le caractère absolu du secret de la confession, emploie le terme « secret sacramentel » (sigillum sacramentale) pour désigner le secret auquel est tenu le confesseur. Il ne s’agit donc pas d’un secret naturel (secretum) mais d’un « sceau sacramentel », scellé par le sacrement. C’est pourquoi, aucune puissance au monde n’en peut délier le confesseur.
Dès lors, un prêtre, lorsqu’il apprend en confession qu’un mineur a subi une agression sexuelle, qu’il s’agisse du mineur lui-même, de l’agresseur ou d’un témoin, peut ré-évoquer le contenu de l’aveu avec le pénitent, lors d’un entretien non sacramentel, sur la « libre initiative du pénitent lui-même ». Mais « un tel entretien reste couvert par le secret qui s’applique au for interne extra-sacramentel. Au plan canonique, ce secret découle du droit de toute personne au respect de son intimité (CIC, canon 220) et au plan civil du secret professionnel » (Conférence des évêques de France, Points de repère pour les confesseurs, 8 décembre 2020). Cependant, selon l’art. 226-14 du Code pénal français, celui qui est tenu au secret professionnel peut, pour certains délits, user de la faculté de s’affranchir du secret professionnel. Le prêtre, en tout cas, s’il ne peut jamais faire usage de cette « option de conscience », pour ce qui relève du secret sacramentel, le pourrait pour des informations reçues hors du cadre sacramentel, en orientant le mineur ou le témoin vers les autorités civiles compétentes ou, s’il s’agissait de l’agresseur, en mettant tout en œuvre pour que celui-ci assume ses responsabilités et se confie à la justice.
Depuis plus deux siècles, par une jurisprudence constante, le Conseil d’État reconnaît les ministres du culte parmi les personnes tenues au secret professionnel. Cela signifie que le droit français, reconnaissant le secret sacramentel comme un secret « professionnel », n’exige pas d’un confesseur, en tant qu’il est, « par état ou par profession », dépositaire « d’une information à caractère secret », qu’il révèle ce qu’il a reçu sous le sceau du secret (art. 226-13 du Code pénal). Ainsi, dans la mesure où le Code pénal ne contraint pas les personnes concernées par le secret professionnel à révéler aux autorités judiciaires ou administratives ce qu’ils ont appris dans le cadre professionnel – même si, en certains cas, nous l’avons dit, la loi leur donne la faculté de s’affranchir du secret professionnel –, nous pouvons dire que le droit français, dans l’état actuel de la jurisprudence du Conseil d’État et de la loi, respecte le caractère absolu du secret sacramentel.

Abbé Albert Jacquemin
Docteur en droit et en droit canonique

© LA NEF n°341 Novembre 2021