Hélène Iswolsky

Hélène Iswolsky : une vie pour l’union des Églises

Hélène Iswolsky (1896-1975) est une émigrée russe qui trouve refuge en France après la révolution bolchevique, qui se convertira au catholicisme avant de s’installer aux États-Unis en 1941. La publication de son témoignage, Au temps de la lumière (1), est l’occasion de présenter cette forte personnalité peu connue en France.

«Si mon histoire a quelque valeur c’est précisément parce qu’elle ne représente pas un cas unique. Ce n’est pas l’histoire d’une âme isolée cherchant et trouvant la vérité derrière les murs d’un cloître. Ce qui m’arriva en ce temps-là arriva à d’autres jeunes intellectuels de France, qui adhérèrent plus tard à l’Action Catholique. Nous avions été, en un certain sens, désaxés par la Grande Guerre, et nos esprits avaient été bouleversés. Ce que nous savions de la foi et de la religion ne nous satisfaisait pas ; le contact avec les grands ordres religieux nous aida à orienter nos énergies spirituelles. »
Hélène Iswolsky écrit ces mots durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’elle est exilée aux États-Unis. Elle entreprend de rédiger une chronique de la vie spirituelle en France durant l’entre-deux-guerres. Véritable écho aux Grandes amitiés de Raïssa Maritain, épaulée dans son travail par Jacques Maritain, elle cherche malgré la défaite de la France à retrouver l’espoir de la jeunesse chrétienne, le souffle de l’Action Catholique et son impossible compromission avec les idéologies totalitaires.
Longtemps oubliée, dissimulée derrière les grandes figures de convertis et de quêteurs de Dieu, la vie d’Hélène aurait pu être enfouie dans les oubliettes de l’histoire sans les précieuses recherches du professeur Florian Michel. Afin de comprendre le rôle « fondateur, lumineux et séminal pour l’histoire culturelle et religieuse » (2) d’Hélène Iswolsky, il nous faut remonter bien avant les guerres, à la fin d’un autre siècle.

Une jeunesse aux derniers jours de l’aristocratie russe
À la naissance d’Hélène en 1896, son père, Alexandre Iswolsky, est ambassadeur de Russie auprès du Saint-Siège, chargé de renouer les liens entre le Tsar et le pape Léon XIII. Cette œuvre d’union est réalisée non loin du berceau d’Hélène, comme si de bonnes fées y avaient particulièrement veillé, comme s’il fallait que l’enfant réalise ce que l’ambassadeur avait initié. Puis c’est le Japon et les premiers souvenirs d’enfance, dans ce train sans fin, dans ce wagon du Transsibérien dont les fenêtres dévoilent des terres vierges, des steppes infinies, et des peuples qu’on n’ose guère approcher. Et l’exode encore, car Alexandre Iswolsky, en tant qu’ambassadeur, refuse d’engager la guerre russo-nippone (1904-1905), la famille quitte le pays. Il est néanmoins nommé ensuite tour à tour ministre des Affaires étrangères et ambassadeur de Russie en France, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Héritant des idées libérales de son père, la jeune Hélène ne reçoit pas l’annonce de la Révolution de 1917 comme une effroyable surprise, elle en comprend la nécessité historique. Ainsi, sans un pleur, perdant tous ses privilèges, elle entre de plain-pied dans une vie de labeur.

« Toute la nuit j’ai prié ; il m’a semblé être sur une montagne »
Installée dans le Sud-Ouest de la France avec sa famille, Hélène se fait infirmière dans un hôpital de Bordeaux pour la fin de la guerre, mais son père est alors emporté par la grippe espagnole. Les Iswolsky héritent des dettes de l’époque fastueuse de l’Ambassade. Tout ce qui reste est vendu. Pour secourir sa mère et son frère, Hélène n’a qu’une solution : se mettre à écrire.
Polyglotte, ayant la plume facile, ses premiers articles sont publiés dès 1918 dans la très prestigieuse Revue de Paris, puis dans la Revue des Deux Mondes. Elle traduit Pouchkine et rédige la première biographie de Bakounine. Frayant avec les milieux post-révolutionnaires russes, elle évite les coteries de Russes blancs, ne rêve pas à une restauration, mais s’inquiète plutôt du sort du peuple russe.
Cependant, en 1923, harassée par sa besogne alimentaire de journaliste de faits divers, elle quitte Paris pour Pau. Nostalgique de son pays, elle désire ardemment retrouver une foi qui l’unisse avec lui, une foi qui lui donne sens et vocation. Après avoir fréquenté les messes orthodoxes, elle répond à l’invitation d’une amie et fait retraite à l’abbaye bénédictine Sainte-Scholastique de Dourgne (Tarn) où se trouvent plusieurs sœurs d’origine russe.
Les chroniques de l’abbaye nous livrent ces mots d’Hélène : « Ah ! ces complies ! Sacha m’avait prévenue que c’était beau, mais je ne croyais pas à une beauté pareille. Cela m’a retournée entièrement. Je n’en ai pas pu fermer l’œil de la nuit. C’est trop de splendeur, j’en suis aveuglée ; toute la nuit j’ai prié ; il m’a semblé être sur une montagne. J’ai vu ma vie entière, mes défauts, mes faiblesses, le passé et le présent, tout, tout. Quel examen de conscience le bon Dieu m’a fait faire. »
Ainsi, au mois de septembre 1923, Hélène renonce à sa foi orthodoxe et devient catholique romaine. L’abjuration est violente, mais Hélène prend la ferme décision d’œuvrer à une meilleure entente entre l’Est et l’Ouest, elle veut construire ce pont entre les Églises.
Néanmoins, elle doit quitter ce havre de paix pour retrouver Paris et son bouillonnement. Animée de cette foi fraîche et brûlante, elle retourne aux revues littéraires. Elle écrit un roman avec Joseph Kessel, elle collabore avec Saint-John Perse et Paul Valéry à la revue Commerce, elle rencontre Erik Satie, Maurice Ravel, Paul Claudel, Léon-Paul Fargue, Honegger. Elle est présentée à Paulhan, Rilke et Colette.
Et pourtant, ce n’est pas son œuvre de journaliste, ni ses traductions de Pasternak ou de Mandelstam qu’elle choisit de mettre en avant dans son ouvrage Au temps de la lumière, car ce n’est pas dans ce travail-là qu’elle reconnaît sa vocation propre. « La main à la plume vaut la main à la charrue », écrit Rimbaud, et Hélène désire accomplir des œuvres de l’esprit.

Ut Unum sint
Le hasard d’une panne ferroviaire, un train de nuit arrêté et Hélène converse avec sa voisine de couchette. « Il faut absolument que vous rencontriez mon frère », s’écrie la pétillante Madeleine Du Bos. C’est ainsi qu’Hélène se rend, en 1930, chez Charles Du Bos où elle découvre le catholicisme social. Elle-même, depuis 1924, est taraudée par la question de l’union de son cher pays avec le monde catholique romain. Elle a lu Vladimir Soloviev, et cherche à suivre son exemple, afin d’engager un véritable œcuménisme. Du Bos, inévitablement, lui présente Jacques Maritain. Les Maritain l’accueillent, elle deviendra très proche de ce couple qui la conduit chez Nicolas Berdiaev. Un dimanche sur deux, elle est à Meudon chez les uns, à Clamart chez l’autre. Et là, elle voit défiler la fine fleur du catholicisme et de l’orthodoxie. Théologiens, penseurs, artistes, elle prend des notes, elle observe, elle lit et forge peu à peu sa propre pensée. Enfin, Maritain lui présente le jeune Emmanuel Mounier qui vient de fonder la revue Esprit. Hélène y devient la correspondante privilégiée pour les affaires russes.
La Seconde Guerre mondiale aurait pu emporter avec elle les espoirs d’union mais c’est à New York qu’Hélène trouve son véritable chemin. « Ma vocation se dessine », écrit-elle. Demandant à Maritain d’intercéder pour elle auprès du pape, elle défend la réunion des deux poumons de la chrétienté, le rapprochement de l’Orient et de l’Occident. Pour cela, elle fonde, aux États-Unis, une revue multilingue : Third Hour (La Troisième Heure) où cohabitent juifs, orthodoxes, protestants et catholiques, afin de tracer les grandes lignes d’une union possible. Poésie, littérature, philosophie et théologie sont rassemblées pour l’unité de l’Église, bien avant le concile Vatican II.
Aux États-Unis, Hélène rencontre l’activiste Dorothy Day dont elle devient une amie proche. Elle vit plusieurs années dans une maison d’hospitalité des Catholic Worker, avec les plus démunis. Néanmoins, c’est à la spiritualité de saint Benoît qu’elle retournera, au crépuscule de sa vie. Devenue oblate sous le nom de Sister Olga, elle meurt en habit, le 24 décembre 1975. On pourrait inscrire sur sa tombe les mots qu’elle utilisait pour décrire Vladimir Soloviev : « Il n’avait aucune preuve extérieure de la réussite de ses réalisations, ni aucune satisfaction, mais simplement le sentiment d’avoir labouré un champ qui semblait stérile et qui avait été saccagé par “la grande querelle entre l’Est et l’Ouest”. »

Baudouin de Guillebon

(1) Hélène Iswolsky, Au temps de la lumière, Liminaire de Florian Michel, Épilogue de Baudouin de Guillebon, Salvator, 2021, 252 pages, 20,80 €.
(2) Florian Michel, Liminaire, op. cit.

© LA NEF n°341 Novembre 2021