La vraie pauvreté

Dans sa Brève histoire de l’égalité (Seuil, 2021), Thomas Piketty – dont il semble qu’il effraie généralement le bourgeois collé à sa propriété comme la moule à son rocher – retrace, comme son titre l’indique, l’évolution de la répartition de la richesse, en France particulièrement depuis la Révolution française. Quoique grevé d’un biais idéologique extrêmement agaçant, qui veut associer à l’égalité de revenus et de propriétés l’égalité des sexes, ou des races, ce qui n’a ici rien à voir, le chercheur met tout de même à jour ce fait important que si les biens des 10 % le plus riches ont décru par vague au cours de ces deux siècles, ce que possèdent les 50 % les plus pauvres du pays demeure toujours proche de rien, c’est-à-dire l’équivalent cumulé de 5 % du revenu net de la nation.
Au-delà de l’analyse marxiste, à laquelle d’ailleurs ne se livre pas réellement l’auteur, que déduire de ces chiffres et de ces faits ? D’abord, que l’égalité promue et proclamée par l’idéologie révolutionnaire n’a jamais porté ses fruits, sauf à enrichir, un peu, une classe moyenne lorgnant vers le statut et les biens de la classe aristocratique, qu’elle a non seulement détruite mais encore et surtout grand remplacée : deux cents après, il existe toujours une hyper-classe, 1 % de la population, qui possède 70 % de la richesse nationale, et elle ne meurt même plus à la guerre.
On note ensuite que le grand moment de l’enrichissement général, celui des Trente Glorieuses, dû à une conjoncture mondiale de développement fondé sur le coût très peu élevé de l’énergie, pétrole et gaz, a profité à la classe moyenne qui a accumulé de nouveaux biens, mais jamais aux plus pauvres, qui demeurent nombreux quoi qu’il se passe.
Comment expliquer cela ? On peut supposer que les flux migratoires et leurs stocks créent de permanentes poches de pauvreté dans le pays, même si les précédents arrivés s’enrichissent. Mais cela ne constituerait pas 50 % de la population. Le vrai constat est qu’une grande partie des Français (et c’est comparable dans le reste des pays dits développés) ne possède rien sinon un Livret A et une voiture parfois, et ne possédera jamais rien d’autre dans ce système capitaliste et libéral, parce qu’aucun moyen ne lui est donné pour accéder à la propriété. Les salaires et revenus d’une grande partie de la population demeurent très bas, comme le prouve « l’indemnité classe moyenne » de Jean Castex qui se fonde sur un revenu médian de 2000 euros par personne.
Mais qu’est-ce que la propriété ? Est-elle une nécessité et un idéal ? Faut-il vouloir y accéder ? Notre souci ici n’est pas la question matérielle en tant que telle, quand bien même le souci physique du pauvre demeure toujours prioritaire. Notre souci est plutôt que si cette grande partie de la population n’a accès à rien et se trouve les mains vides à la fin du mois, périclitant dans des pavillons périphériques au mieux, dans des logements sociaux délabrés et invivables au pire, c’est bien plutôt qu’on lui a ôté, ou qu’on ne lui a jamais donné, les moyens intellectuels, culturels, moraux et spirituels de s’élever dans ce monde, c’est-à-dire de le comprendre.
Ce que Jean-Claude Michéa a popularisé, à partir d’Orwell, sous le terme intraduisible en français de common decency, est exactement ce qui manque à ces gens, à cette population, et c’est précisément ce que l’Église, au cours des deux millénaires passés avait cherché à leur offrir. Certes, trop lentement, certes avec plein d’anicroches, d’erreurs, de régressions : mais c’était justement le devoir latéral du pouvoir spirituel que de prodiguer l’éducation nécessaire à l’encastrement dans la vie sociale, dans le monde commun, qui se déploie et se révèle aussi par la propriété foncière par exemple, non en tant que but d’accumulation de richesses, mais en tant que moyen.
Encore une fois, Chesterton avait tout dit dans sa fameuse phrase selon laquelle « le problème du capitalisme n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes mais qu’il n’y en ait pas assez ». Le petit capital, la propriété de ses moyens de production peut rendre libre, non pas en tant que tel, mais en tant qu’il manifeste quels moyens auront été déployés pour y atteindre. Il est temps de penser et de mettre enfin en œuvre, ce qu’Ozanam et tous les chrétiens sociaux réclamaient, une vraie éducation populaire, extraite du laxisme qui les suppose inguérissables ; il est temps de cesser de mépriser nos concitoyens, nos frères.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n°341 Novembre 2021