Avec internet, la pornographie est devenue un fléau majeur de notre temps qui touche tout particulièrement les jeunes. Petit état des lieux.
Le 4 décembre 2020, le New York Times publiait une enquête inquiétante sur les dérives d’une plateforme de streaming pornographique, Pornhub, qui hébergerait des vidéos de viols et de pédopornographie. Plusieurs millions (!) de vidéos auraient été retirées de cette plateforme selon le quotidien Le Monde. Une enquête criminelle est en cours contre la société canadienne Mindgeek, hébergeur de la plateforme. Triste réalité.
Un nouveau mode de consommation
La pornographie ne date pas d’hier, mais avec internet, elle a pris un autre tournant. Autrefois, il fallait, pour y avoir accès, mettre en place de redoutables stratagèmes (emprunter la K7 d’un ami, ou subtiliser la revue érotique du grand frère). Aujourd’hui, cette époque est révolue. Le X se consomme bien plus facilement. Le terme consommation est employé à dessein, car il est bien question de consommation de masse. Les chiffres, vertigineux, parlent d’eux-mêmes. On estime que la pornographie représente actuellement 30 % du trafic internet mondial. Pornhub est, selon les estimations, l’un des dix sites les plus fréquentés au monde.
Internet et les smartphones ont indéniablement massifié et anonymisé le rapport des individus à la pornographie. Ce phénomène touche les jeunes de plus en plus tôt, puisque chez les 15-17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles ont déjà surfé sur un site pornographique. Un cinquième des 14-24 ans affirme en consulter au moins une fois par semaine, et 9 % quotidiennement (1). Au-delà du porno stricto sensu, l’hyper sexualisation des clips formate les jeunes. Ce qui était autrefois sous-entendu par un baiser volé est aujourd’hui explicite : le clip et les paroles de la chanson WAP de Cardi B sont un exemple saisissant.
Parallèlement, on aperçoit le développement du « new-porn » (2) : c’est-à-dire un porno « consentant » et « éthique ». Par exemple l’application OnlyFans propose de s’abonner à des créations de contenus pour adultes, où les acteurs délivrent des contenus consentis et de « qualité ». Cependant les contenus sont payants, et ce business est très lucratif (3). Il s’agit là d’une véritable exploitation marchande de pulsions sexuelles.
Après le porno éthique, place au porno éducatif. La plateforme Lumni.fr (plateforme gouvernementale à destination des élèves pour « apprendre, réviser et comprendre le monde ») propose des vidéos dans sa rubrique sexotuto. Le tuto « les pratiques sexuelles sans pénétration », disponible dès la 4ème, est édifiant de terminologies identiques à celles du porno. On voudrait inculquer aux jeunes les codes du porno, on ne s’y prendrait pas mieux. Quel beau programme !
Que dit l’Église sur la pornographie ?
« Experte en humanité » (formule de Paul VI), l’Église a rapidement compris les dangers que représentent la pornographie couplée à la masturbation. Un tel diptyque révèle une sexualité pulsionnelle et non relationnelle, contraire au dessein créateur, souligne-t-elle.
Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) condamne ceux qui se livrent à la pornographie, pointant là une offense faite à la chasteté qui dénature le projet de Dieu sur la sexualité, où le corps est fait pour le don et la relation. L’Église enseigne par ailleurs que la pornographie blesse la dignité de l’homme, en ce que « chacun devient pour l’autre l’objet d’un plaisir rudimentaire et d’un profit illicite » (CEC 2354). En dehors du CEC, les écrits pontificaux ont rappelé la position de l’Église face à ce fléau (cf. Paul VI, Humanae vitae, n. 22 et François, Laudato si’, n. 155).
Et concernant les situations de dépendance, le CEC précise que les habitudes, les affections immodérées et les autres facteurs psychiques et sociaux peuvent diminuer, voire supprimer la responsabilité (CEC 1735).
Outre l’aspect moral, le porno pose un problème de santé majeur. Les conséquences physiques et psychiques sont nombreuses.
La pornographie est déshumanisante
D’abord, la pornographie s’est développée pour les hommes, lesquels sont plus réceptifs aux stimuli sexuels visuels (4). Rapidement, le porno a mis en scène des rapports sexuels où l’homme domine la femme, dégradant ainsi cette dernière. De ce fait, le porno l’a réduite à son corps, et la prive de sa dimension spirituelle.
Ensuite, l’industrialisation du porno a provoqué une surenchère des pratiques choquantes, dans l’optique de satisfaire les consommateurs (mécanisme de l’addiction). Les vidéos violentes et humiliantes (étranglement, insulte, double pénétration) sont des réalités quotidiennes dans le porno. Elles sont dégradantes et physiquement dangereuses pour les acteurs, et déshumanisantes pour ceux qui les visionnent passivement.
Conséquences sur le couple adulte
Là où la sexualité du couple nécessite de la complicité et de la tendresse, en vue d’une union, la pornographie promeut la technicité et la performance pour un rapport sexuel. En effet, le diptyque pornographie et masturbation procure une jouissance forte et rapide, praticable à tout moment de la journée, autant de fois que souhaitées. A contrario la relation de couple nécessite du temps, et n’est pas automatiquement source d’orgasme, contrairement à ce que laisse croire la pornographie qui met en scène des orgasmes factices. De ce fait, la relation de couple apparaît routinière et ennuyeuse. Cela ne s’arrange pas lorsqu’apparaissent des troubles de l’érection ou des éjaculations précoces.
Ce constat conduit la sexologue Thérèse Hargot à se demander dans son dernier livre (5) si les couples cesseront de faire l’amour en 2030. Nul besoin de prendre le futur en otage : on en prend déjà le chemin.
Conséquences sur les jeunes
L’exposition à la pornographie touche aussi les adolescents de plus en plus tôt. L’âge moyen de la première exposition à une image pornographique se situe vers 11 ans. Chez l’enfant, qui n’a pas encore conscientisé l’altérité sexuelle et la génitalité qu’il porte en lui, ce visionnage a l’effet d’un véritable viol psychologique. Inutile de lister les conséquences d’une telle « expérience ».
Chez l’adolescent, la pornographie provoque paradoxalement fascination, honte et culpabilité. Fascination car l’adolescent, réceptif aux stimuli sexuels, est excité par ce qu’il visionne. Honte et culpabilité, car il sait qu’il n’est pas à la hauteur des performances physiques anormales des acteurs, dont il pense qu’elles sont la norme. Cela l’angoisse profondément. Or, la pornographie est un mensonge : tout est faux de A à Z, mais l’adolescent ne le sait pas, puisque c’est généralement son premier contact avec la sexualité. Ainsi, il continue de naviguer dans cet imaginaire irréel. Le réveil est souvent douloureux, notamment lorsqu’il s’apparente à l’addiction.
Une porte vers l’addiction ?
Soljénitsyne disait : « On asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec des miradors. » Cela se vérifie scientifiquement. La dopamine (neurotransmetteur) intervient dans le circuit de la récompense, zone du cerveau responsable de la sensation de plaisir. Plus la décharge de dopamine est importante, plus le plaisir est intense. Or, les stimuli sexuels, en ce qu’ils sont associés à l’instinct de reproduction, libèrent une forte dose de dopamine.
L’effet Coolidge a mis en lumière le lien étroit entre le désir et la nouveauté. Autrement dit : l’habitude mène à l’ennui. Appliqué à la pornographie, le consommateur est attiré par de nouveaux contenus, pour libérer de la dopamine et ressentir du plaisir. Le cerveau mémorise cette action, il l’associe à la satisfaction de l’instinct de reproduction, et encourage sa réédition.
Les millions de contenus variés, accessibles en un clic, libèrent ainsi des doses de dopamine anormalement élevées lors du visionnage, et ce, à l’infini, sans aucun mécanisme inhibiteur (a contrario de la sexualité de couple). Petit à petit, le cerveau s’habitue à ces pics de dopamine, mais en demande toujours plus pour fonctionner normalement et ressentir encore du plaisir. Il faudra alors toujours plus de contenus, et en quantité toujours plus importante (effet Coolidge).
Ainsi naît l’addiction et avec elle les lourdes conséquences sur la santé : trouble érectiles, perte de la libido et de la motivation, difficulté à se concentrer, repli sur soi, déprime, anxiété…
Henri de Baudoüin
(1) Le lecteur peut se reporter à diverses études relatives aux chiffres de la pornographie : « Les adolescents et le porno : vers une « Génération Youporn » ? », Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, IFOP, 15 mars 2017 ; « Les addictions chez les jeunes (14-24 ans) », Fondation pour l’innovation politique, fondation Gabriel Péri, Fonds actions addictions, juin 2018 ; « Porno Addiction, nouvel enjeu de société », David Reynié, Fondation pour l’innovation politique, mars 2107.
(2) Terme utilisé par l’enquête de Slash TV « Génération 2021, S1, E3, le porno amateur » sur l’application OnlyFans.
(3) Cf. les articles du Financial Times sur les performances économiques de cette application.
(4) Cf. l’article du Figaro Santé : « Comment le désir sexuel se lit dans le cerveau » du 22 mars 2013.
(5) Qu’est ce qui pourrait sauver l’amour ?, Albin Michel, 2020.
Comment protéger nos enfants ?
Amaury Guillem et Tanguy Lafforgue publient un excellent livre sur la pornographie (1), qui présente de façon détaillée et très éclairante les conséquences néfastes de ce fléau. Chaque chapitre propose aux parents les clefs pour installer un dialogue serein avec l’enfant. Ce livre les aidera à trouver les mots face aux multiples difficultés qu’ils rencontreront avec leur enfant (addiction, estime de soi et sexualité, respect de la dignité humaine). Bien souvent, les jeunes possèdent un train d’avance technologique : une annexe présente les différentes solutions informatiques pour installer un contrôle des contenus des écrans des enfants. Entretien avec Tanguy Lafforgue, ancien officier, est psychopraticien et coach, intervenant au sein du cabinat Cœur Hackeur. Il nous parle du livre qu’il vient de publier avec Amaury Guillem. – H.B.
La Nef – Pourquoi avoir écrit ce livre ? Avez-vous ressenti un manque de sensibilisation des éducateurs sur ce sujet ?
Tanguy Lafforgue – L’objectif est de susciter une prise de conscience chez tous les parents et éducateurs. Certains croient que leur « petit chéri » n’est pas concerné : pas attiré, pas menacé, etc. Or, le porno est omniprésent et hyper-accessible. C’est difficile de ne pas en voir… même en étant motivé. Un jeune a de fortes chances d’être exposé, volontairement ou accidentellement, notamment via les smartphones. Tous les milieux sans exception sont concernés, quelles que soient l’éducation, les valeurs, les écoles, etc. Il n’y a plus de « bulles » protectrices comme autrefois. L’âge moyen de la première exposition ne cesse de diminuer, se rapprochant du primaire.
Il est donc indispensable de parler de sexualité à ses enfants afin que le porno ne soit pas leur première expérience. Il faut le faire tôt, avec des mots adaptés, puis accompagner l’enfant. Autrefois, on pouvait se permettre de faire l’impasse : le jeune découvrait tout seul comment « ça » marche. Aujourd’hui, avec une exposition précoce, le jeune risque d’être traumatisé, abîmé dans sa vision de la sexualité, gêné par des émotions incontrôlables. Son psychisme n’est pas préparé à voir des images.
Cela fait quinze ans que des psychologues, des sexologues ou des éducateurs alertent. D’autres ont donc abordé le sujet avant nous. L’une des originalités de notre livre est de le faire de manière « cash », non édulcorée. On lève le voile, si j’ose dire. Pour bien comprendre les effets du porno, on doit d’abord expliquer quels en sont les ressorts, ce qu’on voit. Le but n’est pas de choquer, mais de réveiller. Nous avons aussi voulu faire un livre simple, abordable. Sur la forme, il est attirant. Et puis nous sommes deux papas : la prise de parole masculine est rare…
Alors que le politique agit peu contre la pornographie, pensez-vous qu’à l’ère d’internet, toute tentative de régulation soit vraiment vaine ?
Il est très difficile de réguler internet car c’est le royaume de la liberté et de l’argent. Les bonnes intentions peuvent vite se briser sur le mur des difficultés techniques et des intérêts financiers… Les actes ne sont pas toujours à la hauteur des promesses.
Nous voulions surtout dénoncer les ambivalences et les maladresses. Prenons l’exemple de la plate-forme gouvernementale « Je protège mon enfant ». Elle donne la parole à des actrices expliquant avec un sourire que le porno n’est pas la réalité… C’est bien, mais le problème ne réside pas que là… Et donner la parole à une actrice, n’est-ce pas faire « la promo du porno », le légitimer ?
Peut-on lutter contre la pornographie sans remettre en cause « l’hyper sexualisme » de notre société ?
Oui, il semble difficile d’agir sans une remise en question plus globale. Notre société est pornographique : elle flatte le voyeurisme et l’exhibitionnisme, encourage tous les fantasmes, fait du spectacle. La pornographie va avec la consommation de masse, l’hédonisme, la médiatisation.
Mais en même temps, il y a aussi des prises de conscience, des remises en question. Il faut savoir les saluer, même si elles ne sont pas toujours cohérentes.
Auriez-vous un argument décisif pour convaincre les parents qui ont peur de parler de la pornographie à leurs enfants ?
En voici deux… 1/ Il en va de l’avenir des enfants : équilibre, bonheur, sexualité. Le risque d’addiction est réel ! Tous mes accompagnés ont perdu le contrôle à l’adolescence. C’est une période charnière. 2/ L’exemplarité éducative, c’est certes important. Mais même si un parent ne se sent pas assez « clean » et cohérent pour parler du porno, il a quand même le devoir (et le droit !) de le faire. Son enfant en a vraiment besoin !
Propos recueillis par H. de Baudoüin et C. Geffroy
(1) Amaury Guillem & Tanguy Lafforgue, Protégeons nos enfants de la pornographie !, Mame, 2021, 120 pages, 9,90 €.
© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021, mis en ligne le 29 novembre 2021