La crise du Covid 19 a poussé le gouvernement à prendre des mesures que de nombreuses voix jugent autoritaires et liberticides. Ce sentiment, cependant, n’est pas nouveau, il existe en France depuis les années 1990 et s’explique par le contexte général de recul de la démocratie. Point de vue.
«Le débat démocratique est très compliqué dans la période que nous traversons, a déclaré à Sud Radio le sénateur UDI de Haute-Savoie, Loïc Hervé, à propos du débat parlementaire sur la vaccination obligatoire, le 18 octobre dernier. À chaque fois que vous exposez un certain nombre d’arguments, vous êtes considéré comme l’ennemi du camp du bien et vous êtes classé comme complotiste. » Les propos du sénateur reflètent une inquiétude présente chez une partie de la population française depuis le début de la pandémie.
Le sénateur a-t-il raison ? Faut-il s’inquiéter d’un recul des libertés en France ? Emmanuel Macron incarnerait-il une nouvelle forme d’autoritarisme ? Il convient au préalable de saisir ce qu’on entend si communément par autoritarisme. Selon Juan Linz (1), cinq conditions sont nécessaires à l’éclosion d’un régime politique autoritaire : la dépolitisation des populations, l’absence du droit de vote (ou un droit de vote non pris en compte), des pouvoirs non contrôlés, concentrés entre les mains de peu de personnes et la restriction des libertés individuelles. La France ne retient pas tous ces critères, mais, à bien des égards, quelques-uns.
Des mesures inspirées de la Chine
Rétrospectivement, il suffit de regarder les mesures prises lors de la crise sanitaire. Pour en saisir l’ampleur, rappelons le taux de létalité faible du virus, chiffre fondamental, mais difficile à trouver. En s’appuyant sur les données brutes de Santé publique France, il serait de 1,6 % (1er novembre 2021). À titre de comparaison, le taux de létalité de la variole majeure est de 30 %. La population a, pour cela, été entièrement confinée, puis soumise à un passe sanitaire. Son statut a été comparable à celui d’un prisonnier à qui on remettrait un bracelet électronique pour une mise en liberté conditionnelle. L’application Stop anti-covid croise deux données : la localisation et la santé. Elle place les citoyens sous surveillance. L’État français semble s’être inspiré du modèle chinois.
Une autre mesure, à peine commentée, fut la possibilité pour les adolescents de plus de 16 ans de se soustraire à l’autorité de leurs parents pour se faire vacciner. Le gouvernement veut ainsi inciter à la vaccination. Mais la bonne intention ne justifie pas tous les moyens. La mesure, arbitraire, s’oppose au principe de subsidiarité.
Enfin, la possible prolongation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’en juillet 2022 pose problème : d’une part parce qu’elle se situe dans un contexte qui ne nécessite pas une telle restriction des libertés ; d’autre part parce qu’elle va au-delà de l’élection présidentielle de 2022. En 2017, l’état d’urgence contre le terrorisme avait aussi traversé l’élection présidentielle. En six ans d’ailleurs, les Français ont eu le temps de s’habituer à un bouleversement des équilibres institutionnels, au point de confondre droit commun et régime d’exception.
Un sentiment de dépossession démocratique
Faut-il voir ce raidissement du pouvoir comme un phénomène récent ? Loïc Hervé parlait d’« ennemi du camp du bien » : cela semble être nouveau pour lui, mais il suffit de remonter aux élections présidentielles de 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen atteignit le second tour, pour voir ce candidat couvert d’opprobre, au point de ne pas avoir droit à un débat démocratique contre Jacques Chirac. La reductio ad hitlerum est une constante dans la vie politique française contemporaine depuis la création de SOS Racisme en 1984 et les lois Gayssot de 1990. Elle ne laisse pas la place à un débat politique équilibré.
Les septennats de François Mitterrand et de Jacques Chirac ont longtemps cédé aux injonctions de la foule : l’école libre en 1984 ou la réforme des retraites en 1995… Le CPE (Contrat première embauche) en 2006 fut sans doute la fin de ce que certains considéraient autrefois comme un véritable laxisme de la part des présidents respectifs. Depuis Nicolas Sarkozy, la donne a changé : Manif pour tous en 2013, mouvement des Gilets jaunes de 2017 à 2020, opposition au passe sanitaire en 2021… les gouvernements successifs ont fait fi de toutes les manifestations de masse.
Leur attitude renforce ce sentiment de dépossession démocratique que ressentent les Français avec résignation depuis le référendum sur le traité de Lisbonne en 2005 : le non du peuple s’est transformé en oui des élites, par l’entremise du président Nicolas Sarkozy en 2007. Il faut ajouter le vol de l’élection présidentielle de 2017 lorsque la majorité des médias mainstream, avec la complicité de la justice, a orienté, par le truchement des affaires, le vote, en éliminant le favori des sondages, François Fillon. Est-il alors si surprenant qu’en juin 2021, le taux d’abstention pour le second tour des régionales se soit élevé à 65,7 % ? Faut-il s’étonner également que, depuis septembre 2021, l’irruption d’Éric Zemmour sur la scène politique soit considérée par de nombreuses personnes comme salvatrice ? En cela, la prochaine élection présidentielle française sera un curseur de la santé démocratique du pays.
Les élites en question
À travers cette énumération, plusieurs cases des conditions de Juan Linz pour mettre en place un régime autoritaire peuvent être cochées : le vote des Français n’est plus pris en compte, la population se dépolitise en boudant les urnes, la succession des états d’urgence empêche le bon contrôle des pouvoirs, enfin, le passe sanitaire restreint les libertés individuelles. Il est nécessaire d’en étudier les raisons. La première est sociologique. Il faut partir du constat que l’élite française a fait sécession du peuple au cours de ces vingt dernières années. Christopher Lasch l’annonçait dans la Révolte des élites en 1997 pour évoquer le cas des États-Unis. Jérôme Fourquet a repris l’idée dans l’Archipel français (2), sans parler des travaux de Christophe Guilluy (3) : il n’existe plus de creuset géographique ou institutionnel (école, service militaire…) favorisant la mixité sociale dans la République.
La mondialisation favoriserait l’autoritarisme
Une autre raison viendrait de la mondialisation : tout pays qui souhaiterait s’ancrer dans celle-ci aurait besoin d’un régime autoritaire fort et stable pour mener à bien de nombreuses réformes. En Asie du Sud-Est, Singapour offre paradoxalement un régime à la fois démocratique et autoritaire parfaitement intégré à la mondialisation, au cœur même des plus importants échanges commerciaux du monde. Si la même famille est au pouvoir depuis 1959, c’est avec le soutien de la classe moyenne qui voit dans ce succès politique la réussite économique de la cité-Etat et, ainsi, son propre essor, malgré les persistantes inégalités sociales du pays.
La France pourrait se diriger vers le même type de régime à la fois oligarchique et technocratique. Depuis le début de la crise sanitaire, à l’instar de la classe moyenne singapourienne, une majorité de Français a soutenu les mesures liberticides d’Emmanuel Macron. Ces Français y voient la garantie de leur bonne santé. Ils semblent prêts pour cela à sacrifier leur liberté. Alexis de Tocqueville disait déjà en 1840 : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux » (4).
Faiblesse de l’État
Dans L’Après Littérature (5), Alain Finkielkraut fustige au contraire ceux qui s’inquiètent d’une montée de l’autoritarisme en France, car jamais nous n’avons été aussi libres de critiquer un gouvernement, en réalité plutôt impuissant. Ce regard est juste, la liberté d’expression persiste. Mais son constat philosophique l’empêche de discerner des tendances plus historiques : ce n’est pas parce que les Romains sous Auguste se croyaient encore pénétrés de l’esprit républicain qu’ils n’entraient pas imperceptiblement dans l’Empire.
Le philosophe semble s’appuyer aussi sur une vision classique du régime autoritaire. Or, il ne s’agit pas chez nous de la dérive de type monarchique ou impérial d’un Vladimir Poutine en Russie ou d’un Recep Tayyip Erdogan en Turquie. Aux États-Unis, certains médias, comme le New York Times, accusèrent Donald Trump d’autoritarisme, tandis que d’autres, comme Fox News, reprochent à l’État profond (deep state), soit l’establishment américain, de tenir toutes les rênes du pouvoir. Deux modèles actuels de gouvernance s’affrontent. L’un s’appuie sur l’élite pour engager la nation dans les voies de la mondialisation, le processus démocratique pouvant constituer un obstacle à ce dessein. L’autre s’appuie sur le peuple qui aspire à redevenir maître de son destin dans le cadre d’un État-nation : avec une figure charismatique à son écoute, contrepoids idéal à la menace technocratique. Dans les deux cas, une dérive autoritaire est possible.
Pierre Mayrant
(1) Régimes totalitaires et autoritaires, Armand Colin, 2006.
(2) Seuil, 2019.
(3) Le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2016.
(4) De la Démocratie en Amérique (1840), Quatrième partie, Chapitre VI.
(5) Stock, 2021.
© LA NEF n°342 Décembre 2021