Les approximations du rapport de la CIASE

Voici quelques réflexions à la lecture du rapport de la CIASE d’octobre 2021 sur les violences sexuelles dans l’Église catholique en France dans la période 1950-2020.

Une œuvre nécessaire

On ne le dira jamais assez : la pédophilie constitue, à l’égard des victimes, un crime abominable et pour l’institution ecclésiale un véritable fléau. Mon propos n’est donc nullement de minimiser ces évidences qu’il faut toujours garder devant les yeux.

Cette étude de la CIASE est donc bienvenue : elle sort de l’ombre, et ce phénomène de la pédophilie, et son étendue dans l’Église, ces dernières décennies. Les divers témoignages qu’elle publie sont éloquents : ils disent avec force l’immense souffrance des victimes et, à travers l’ignominie de leurs actes, l’immense cruauté des bourreaux.

Il était nécessaire de réaliser la mesure de l’immense souffrance des victimes et de prendre alors conscience du manque d’écoute et d’empathie de beaucoup de responsables dans l’Église (spécialement évêques et responsables religieux).

Le rapport réfléchit aussi aux divers mécanismes qui ont rendu possible ces abominations et la chape de silence qui les entourait, depuis tant d’années.

En outre, il pointe du doigt la faiblesse, voire l’inutilité, des juridictions d’Église dans tous ces domaines, notamment en raison de leur manque d’indépendance des évêques diocésains.

Une logique de communication

Cependant, en ouvrant ce rapport, on est d’emblée surpris par la mise en avant d’une logique de communication : sans même savoir encore à quoi ils correspondent, les chiffres les plus importants sont immédiatement donnés au lecteur : 330 000 et 216 000 (cf. la table des matières p. 9, puis p. 39). On peine à comprendre comment ils ont été calculés, même en se penchant sur le rapport de l’Inserm…

Les sources de tous ces chiffres sont clairement annoncées : les archives des diocèses et Communautés, ou les archives des juridictions civiles, ou bien les signalements faits auprès de la CIASE, ou enfin grâce à un sondage effectué auprès de 28 000 personnes. Mais les données issues de chacune de ces sources ne semblent pas avoir été exploitées et analysées en elles-mêmes et encore moins confrontées les unes aux autres. Ainsi par exemple le rapport donne, pour le nombre recensé de victimes, le chiffre de 4832, à partir des archives de l’Église et de la justice (cf. p. 223) et 2738 victimes identifiées grâce aux signalements auprès de la CIASE (cf. p. 224). Mais le rapprochement de ces deux chiffres ne semble pas avoir été effectué… Ainsi, on ne sait même pas très bien à combien on peut estimer, par ces diverses sources, le nombre de victimes…

Il en est de même pour le nombre de clercs et religieux agresseurs, qui apparaît, à la page 40 du rapport, tiré d’une étude de l’EPHE qui apporte quelques précisions (pp. 123-124). Ainsi on dénombre :

– 1500 abuseurs inventoriés grâce aux archives des diocèses et congrégations.
– Une dizaine supplémentaire connue grâce aux données judiciaires.
– Et 950 cas supplémentaires par des témoignages auprès de la CIASE.

Ce qui fait un total de 2460. C’est donc à partir de ce chiffre qu’a été estimé le chiffre global, entre 2900 et 3200 (soit un correctif compris entre 18 % et 30 %), sans être rigoureusement étayé, ni expliqué. En outre le rapport de l’EPHE, à partir de l’estimation haute des abuseurs (3200) arrive à une projection de 27 808 victimes (cf. p. 129). On est très loin des 216 000 victimes du sondage !

Quelques approximations

Arrêtons-nous, par exemple, à l’estimation du nombre total de clercs et religieux. On en trouve un tableau récapitulatif (p. 226). En l’étudiant de près, on se rend compte de quelques lacunes :

  • n’y sont pas comptabilisés les séminaristes qui ne sont pas allés jusqu’à l’ordination sacerdotale (l’étude précise bien que pour les auteurs de violences, ont été comptabilisés les séminaristes, cf. p. 80). Dans notre estimation ci-dessous, nous avons pris le ratio (classique) de 1 ordonné sur 2 entrés (il fut sans doute plus important dans les années 50 et moins important dans les années 60 et 70).
  • N’y semblent pas comptés non plus les membres des sociétés de prêtres, non religieuses, comme les Sulpiciens, Eudistes… ou les Sociétés missionnaires (MEP, SMA, etc.) [1] Pour le chiffre d’ordination, ainsi que des séminaristes qui ne sont pas devenus prêtres, nous avons pris le même ratio que pour les prêtres religieux.

Voici donc notre estimation, assez différente, il faut le dire, de celle de la CIASE. Cela donne, en prenant les estimations de la CIASE (2900-3200), une proportion d’agresseurs par rapport à l’ensemble des clercs et religieux durant cette période de 70 ans, entre 1,8 % et 2 %. (au lieu, dans l’étude de la CIASE de 2,5 % à 2,8 %).

Estimation du nombre de clercs et religieux entre 1946 à 2019

Données manquantes

Quant aux résultats bruts du sondage, il faut avouer que beaucoup de données sont passées sous silence. Le rapport de l’Inserm lui-même ne les dévoile qu’avec parcimonie. Par exemple, si on trouve bien une étude de ces données par répartition selon les diocèses (cf. p. 138 ss du rapport de la CIASE), en revanche on ne trouve nulle part le détail de ces estimations par année. En effet, le parti pris de morceler en trois tranches seulement (1950-1970, 1970-1990 et 1990-2020) interroge doublement. D’abord pour une étude qui se veut rigoureuse et précise, on peine à saisir l’intérêt de telles imprécisions. Et en outre cela empêche de situer dans le temps le pic des agressions. On trouve seulement dans le rapport de l’EPHE, qui fait une répartition un peu plus précise, par décennie, quelques courbes qui illustrent alors les tendances lourdes. Ainsi par exemple (p. 130) :

Du coup, apparaît ici l’esquisse d’un pic dans les années 60, mais sans qu’on puisse le situer plus précisément. En soulignant ces lacunes, on ne peut éviter une nouvelle et grave question.

Un parti pris idéologique ?

La parole libérée, La Croix, le P. Vignon, Frédéric Martel, Témoignage chrétien, Golias, les Pères dominicains Gilles Berceville et Philippe Lefebvre et un nombre certain d’évêques… voilà, en plus des juristes, psychologues, associations de victimes, et autres professionnels, le panel ecclésial retenu par la CIASE ! On a alors très vite l’impression, qu’au-delà des institutionnels et de quelques exceptions, il s’agit là d’une liste de « non-alignés », comme on disait du temps du Pacte de Varsovie : à gauche toute !

Dans cette perspective, on comprend mieux l’impasse totale de l’hypothèse principale, qui fait débat dans l’Église depuis 50 ans et qui n’est pas même évoquée dans ces 2000 pages de rapport : la multiplication des abus sexuels est-elle liée à l’idéologie progressiste qui a envahi l’Église depuis l’après-guerre jusqu’à son paroxysme de la fin des années 60 ?

On est alors surpris que cette thèse n’est ni évoquée (ou seulement allusivement p. 123), ni discutée, comme si les auteurs n’avaient même pas entendu parler de cette dispute intra-ecclésiale entre progressistes et conservateurs (appelés aussi traditionalistes, intégristes) qui a pourtant touché toutes les communautés, tous les diocèses, et ce, jusqu’à aujourd’hui. On a même l’impression, qu’en cachant les chiffres par année, on a voulu délibérément empêcher une telle analyse ! On retrouve aussi cela dans le rapport de l’EPHE : si la période d’avant 1950 a bien été explorée (p. 75-120), il n’y a aucune comparaison chiffrée avec les décennies ultérieures.

Ce parti pris se retrouve aussi dans les recommandations de la CIASE, parfois judicieuses, parfois marquées par l’idéologie…

Conclusion

En étudiant les différents rapports, voilà les chiffres dont nous sommes à peu près sûrs :

– Nombre d’agresseurs recensés entre 1950 et 2020 : 2460 sur un total de 159 415 prêtres, séminaristes et religieux ; soit une proportion de 1,54 %.
– Nombre de victimes recensées : 7 570 (si on pense qu’il n’y a pas de doublons) et une estimation de 27 808 (soit 3,7 fois plus que les victimes recensées). Dans ce cas de figure, donné par l’EPHE, cela donne une moyenne de 11 victimes par abuseur.

Malheureusement ces chiffres n’ont pas (ou peu) été utilisés et travaillés par les rapporteurs de la CIASE…

Quant aux sondages, nous savons aujourd’hui à quel point ils sont loin d’être une science exacte… Mais celui effectué par l’INSERM suggère probablement que les chiffres donnés ci-dessus sont malheureusement bien en-dessous de la réalité, sans qu’il soit vraiment possible de l’estimer précisément. Manque cruellement ce travail pour savoir comment passer des 7570 victimes recensées à une estimation raisonnable : 27 808 comme le suggère l’EPHE ou 216 000 comme le suggère la CIASE ?

Les projections apportées par le sondage sont prises telles que, sans discernement critique, et constituent le fondement principal de l’étude de la CIASE. Là est toute sa faiblesse.

Pierre Louis

1] Nous avons pris les chiffres dans « Etat actuel des Ordres et Congrégations » in Initiation théologique, T III, Cerf 1952, pp. 1214 et ss.


© LA NEF le 8 décembre 2021, exclusivité internet