Nous reproduisons l’homélie du Père Luc de Bellescize, vicaire de la paroisse Saint-Vincent de Paul, dans le 10e arrondissement de Paris, pour le deuxième dimanche de l’Avent dont l’Évangile était le passage de saint (Lc 3, 1-6).
Chers frères et sœurs,
Comme certains prêtres à Paris j’ai reçu le texto de la journaliste du Point qui m’invitait à témoigner contre mon archevêque tout en me garantissant l’anonymat des pleutres. Elle avait, dit-elle, reçu déjà « énormément de témoignages, tous rigoureusement off »… J’ai décliné cette invitation à la traîtrise anonyme des Judas. Chacun agit selon sa conscience. Que ceux qui trahissent par vengeance ou vaine gloire méditent sur la corde du pendu. Rien de plus consternant que le ricanement des hyènes sur la lande désolée quand le lion est mort. Rien de plus pénible que la mise à mort médiatique et l’humiliation publique d’un homme, quel qu’il soit. « Ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu en pleine lumière, ce que vous aurez chuchoté à l’oreille dans le fond de la maison sera proclamé sur les toits » (Lc 12, 3). Il faut bien savoir ce que je dois dire et à qui je dois le dire, ce que je dois taire et à qui je dois le taire.
Toute vérité n’est pas due indistinctement à tous. Il est scandaleux de dissimuler les affaires de mœurs quand il s’agit des mineurs et nos évêques œuvrent en ce sens avec détermination et clarté. Mais en dehors de ce cas particulier dramatique, il y a des silences nécessaires, une pudeur, une garde du cœur et des lèvres. Entre l’écueil de la dissimulation sur ce qui doit être dit et l’illusion de la transparence absolue sur ce qui doit être caché se tient le clair-obscur de la vérité. La vérité ne s’assène pas dans une lumière crue projetée sur toutes choses. Elle se dévoile avec le temps, avec la mesure nécessaire à l’équilibre du jugement. Elle suppose la prudence, pas les cris d’orfraie faussement indignés de ceux qui se drapent dans la carapace hypocrite de leur vertu. Ceux qui portent exclusivement un regard accusateur jouent le jeu de Satan, « l’accusateur de nos frères » (Ap 12, 10). La vérité est aletheia, dévoilement. Mais il n’y a pas pire dévoilement que celui qui prétend déchirer le voile sur ce qui ne le regarde pas, à force de demi-mensonges et de vérités partielles. Trop parlent qui n’y connaissent absolument rien. « La langue est la meilleure et la pire des choses » dit le dicton. Il faut relire le Barbier de Séville de Beaumarchais : « D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano piano, vous le glisse à l’oreille adroitement. Le mal est fait. Il germe, il rampe, il chemine (…) et devient un cri général, un crescendo public, un chorus universel »…
« Forme-nous à la sagesse d’En-Haut » dit l’oraison de ce dimanche. Monseigneur Pontier, que le Saint-Père a chargé d’assurer l’administration du diocèse, nous a demandé de prier « pour Monseigneur Aupetit d’abord, et les uns pour les autres ». Il nous a demandé « qu’aucune division, aucun propos inutile n’ajoutent encore à l’épreuve qui est assez lourde ainsi. Que chacun entre en lui-même et redise sa confiance à Celui qui est le Maître du temps et des cœurs. Que chacun poursuive sa propre conversion et sa marche à la suite du Seigneur ». « Seigneur, dans le silence de ce jour naissant, je viens te demander la paix, la sagesse, la force, dit une belle prière de la tradition monastique. Ferme mes oreilles à toute calomnie, garde ma langue de toute malveillance, que seules les pensées qui bénissent demeurent dans mon esprit ». Car à force de fouiller dans la vie des autres, on finit par ne plus habiter sa propre vie. À force de vouloir purifier l’Église, on finit par ne plus nous mettre à genoux dans l’eau du Jourdain en confessant nos péchés. « Qu’y a-t-il à changer dans l’Église ? » demandait un journaliste à Mère Teresa. « Vous et moi » répondit la sainte. Seuls les sages savent qu’il leur faut commencer par eux-mêmes et que si nos péchés étaient dévoilés à la face du monde, nous serions tous confondus par l’opprobre et la honte…
L’Église doit devenir toujours davantage une maison sûre. Pas une maison impeccable. Qui est impeccable ici ? « Miserando atque eligendo » dit la devise du pape François. « En me faisant miséricorde le Seigneur m’a choisi ». L’Église est faite de baptisés misérables et pécheurs, avec le fardeau de leur passé, leurs limites et leurs misères. « Tous les saints ont un passé, dit encore le Pape François, et tous les pécheurs un avenir ». Je pense au curé de Torcy dans le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, à sa sagesse bienveillante et paternelle, à son intelligence du réel. Comme ils nous manquent, les vieux sages, y compris dans l’Église, et les vrais courageux. Ils sont légion les gestionnaires de dossiers apeurés qui se protègent eux-mêmes plutôt que de livrer leur vie, qui se prosternent devant l’air du temps et la terreur du monde. Ils sont si rares les prophètes, si rares les hommes vraiment libres… Bernanos évoque la femme de ménage du presbytère qui s’est tuée à la tâche. Une sainte religieuse. Il dit que son problème n’a pas été de s’attaquer à la saleté, mais de vouloir « éradiquer » la saleté. Je voudrais dire le sentiment d’effroi qui m’habite à l’idée d’une Église de purs faite pour les purs au lieu d’une Église de pauvres faite pour les pauvres. Nous sommes un peuple de mendiants qui chante le Kyrie des gueux. Personne ne va vers le Christ sans passer par Jean Baptiste et écouter sa voix qui crie dans le désert. Personne ne va vers l’Agneau de Dieu sans être enseveli dans le Jourdain en confessant ses péchés, ses nombreux péchés. Dieu ne pardonne que les pécheurs. L’enfer est pavé de l’orgueil des parfaits. « Ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont pardonnés, parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour » (Lc 7, 47) dit le Seigneur de la femme adultère qui brise son parfum, comme on brise son cœur. « Nos cœurs brisés, nos esprits humiliés, reçois-les » (Dn 3, 39)…
À force d’avoir peur de tout, y compris du péché, on finit extérieurement bien pur, impeccable aux yeux des hommes, mais orgueilleux comme un démon. Nous n’avons pas à avoir peur du péché, les yeux rivés sur l’étrange attraction du Mal, mais à craindre d’être séparés de Dieu. Le Christ ne se couvre pas d’une carapace de vertu. Il franchit les mondes pour aller chercher la brebis perdue et la prostituée, le publicain voleur et méprisé. Il met ses deux mains blessées dans la glaise d’Adam. Triste vertu que celle des pharisiens qui s’enivrent du venin de leur perfection extérieure. Hypocrites ! Ils ont les mains bien propres, mais ils n’ont pas de mains. Avec le charisme d’un brocoli-vapeur, il est vrai qu’ils ne courent pas le risque de lutter pour la garde du cœur et la purification des affections… Ils prennent pour prudence ce qui n’est que misanthropie et drapent de chasteté leur détestation du corps. Ils glapissent pour le seul péché irrémissible pour eux : les convoitises de la chair. Ils ne prennent jamais le risque de s’ouvrir à la moindre rencontre qui puisse déranger la citadelle imprenable de leur apparente vertu. Ils croient ainsi se blinder contre la chute. Ils se privent tout simplement d’aimer.
Dieu fera stricte justice. Sans le regard du Christ, qui jugera les vivants et les morts, nous voyons sur cette terre le triomphe des brutes et des truands, des lâches et des couards. Les pires s’en sortent souvent bien et avec les égards du monde, ceux qui jettent leur petite pierre tant qu’on leur promet le off, ceux qui sont couverts d’honneurs parce qu’ils ont depuis longtemps piétiné leur honneur. Méfiez-vous de ceux qui sont encensés par le monde. Aucun prophète n’est acclamé par le monde et peu finissent tranquillement dans leur lit. J’ai vécu trois ans au service de Monseigneur Aupetit des pages belles et parfois sombres, des pages douloureuses et d’autres lumineuses, des scènes d’évangile parfois. Des combats immenses et de vives clartés. Il était aimé des petits et des humbles. Personne ne saura rien de la beauté cachée d’un homme, cette histoire ne s’écrira pas mais Dieu la connaît. Nos noms sont inscrits dans les cieux. Le mal fait plus de bruit que le bien mais au soir de nos jours, quand nous passerons par la porte étroite, où l’on rentre un par un pour être jugé, seule la charité subsistera. Ce qui demeure d’un homme est son amour. Le reste, ses erreurs, son péché n’est rien, ombre et poussière, vanités des vanités. Tout passe. Solo Dios basta,disait la grande Thérèse. Nada te turbe. Que rien ne te trouble. Je ne suis pas là pour défendre notre ancien archevêque, qui n’a pas besoin de moi, ni pour sauver qui que ce soit, ni pour dénoncer qui que ce soit. Dieu reconnaîtra les siens, le Diable reconnaîtra les siens. Tour à tour nous oscillons entre ces deux camps, sous ces deux « étendards » comme l’exprime saint Ignace de Loyola. Puisse le Christ nous accueillir à l’ombre de sa Croix glorieuse. Un seul nous sauve, le Sauveur. Un seul nous défend, le Défenseur. L’incendie de Notre Dame m’avait vivement frappé comme une parabole silencieuse des combats que nous allions mener. À vue humaine l’Église s’effondrait dans les flammes, mais la Croix subsistait, et la Vierge, la Stabat Mater, la promesse de tant de cendres, l’onction de douceur dans la vallée des larmes.
Elle s’effondre, l’Église, de toute part. Elle enterrera pourtant tous ceux qui prédisent sa mort. Elle a les promesses de la Vie éternelle. Il est sans doute l’heure de revenir au désert, de suivre Jean Baptiste, de nous plonger à nouveau dans l’eau des pécheurs, de contempler, à travers les flammes, la Croix qui demeure. L’heure est venue de semer dans les larmes pour un jour, si Dieu veut, comme Dieu veut, moissonner dans la joie. « Il s’en va, il s’en va en pleurant. Il jette la semence. Il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes » (Ps 125).
Amen.
Père Luc de Bellescize
© LA NEF le 9 décembre 2021, exclusivité internet