Le Père David Perrin* a relu l’ensemble de l’œuvre romanesque de Jean Giono (1895-1970) sous l’angle de son rapport à Dieu. Dans cet ouvrage (1) qui ressemble à une enquête policière, nous voyons se dégager l’itinéraire littéraire et spirituel d’un homme que le sentiment de l’absence de Dieu a profondément marqué.
La Nef – Un religieux qui lit des romans et qui publie un livre sur Jean Giono : voilà qui est original !
Père David Perrin – La connaissance des grandes œuvres produites par l’esprit humain est pourtant, comme le notait Jacques Maritain dans Pour une philosophie de l’éducation, une exigence de l’universalité même du christianisme ! Quant à l’œuvre de Giono, d’illustres théologiens, avant moi, s’y sont intéressés. François Varillon, par exemple, a publié sur elle deux articles importants en 1937. Le cardinal de Lubac cite Giono dans l’ouverture de son maître livre, Catholicisme, en 1938, et Benoît xvi dans sa grande encyclique Spe salvi en 2007. Giono fait partie des écrivains français majeurs du XXe siècle. Beaucoup de fausses étiquettes (écrivain-régionaliste, collaborationniste) continuent malheureusement d’entacher sa réputation. L’œuvre de Giono est pourtant immense et fascinante. Pour ma part, j’ai toujours eu l’intuition qu’elle cachait quelque chose et que ce quelque chose avait rapport avec Dieu. Loin de moi l’idée de récupérer Giono et d’en faire un chrétien qui s’ignore ou un chrétien en attente ! Comme le dit Giono, à l’occasion d’un « autoportrait » radiophonique en 1952, la « touche juste » qui le caractérise est « du côté de Dieu, le néant absolu ». Mais, de manière très paradoxale, l’absence totale de Dieu, ce néant absolu, loin de ne compter pour rien, a structuré ses romans comme un point de fuite structure un tableau. Son œuvre est marquée par « le poids du ciel » comme celle, par exemple, d’Herman Melville.
Vous rappelez que Giono a travaillé à la première traduction de Moby Dick en français et qu’il considérait cette chasse à la baleine comme une image de la chasse à Dieu.
Lorsque Giono dit, à la fin de Pour saluer Melville, que Moby Dick est « un combat contre Dieu même », il résume en quelques mots l’œuvre de Melville et la sienne. Il comprend que la Baleine Blanche est une figure de ce Dieu qui ne laisse jamais le cœur de l’homme en repos. La chasse à la baleine est une chasse à Dieu, une « chasse au bonheur », pour reprendre le titre d’une chronique de 1967. Remarquez que la Baleine Blanche, dans Moby Dick, ne se laisse pas voir de face mais de dos, comme Dieu. Elle est invisible, inaccessible, mais c’est elle qui donne sens à la vie et à l’histoire d’Achab. Chez Giono, c’est pareil : « Il me semble que je retourne et que je remâche toujours le même personnage solitaire, le même drame de la solitude et le même antagonisme contre les dieux. » Dieu est donc à la fois présent et absent dans son œuvre. Il n’apparaît jamais positivement mais en creux.
Dieu, autrement dit, brille par son absence !
Il ne faut jamais, en effet, sous-estimer l’importance du « zéro », du rien, du vide ou de l’absence chez Giono. D’autres critiques avant moi (Robert Ricatte, Sylvie Vignes…) avaient compris que son paganisme et son sensualisme, dans ses premiers romans, dissimulaient un vide énigmatique. Mais la question qui se posait était de savoir de quoi le monde gionien est vide. La réponse s’est trouvée dans ce que l’auteur s’est efforcé, précisément, de ne jamais décrire. Voilà le génie de Giono et le ressort secret de son œuvre ! Le romancier fait cependant entrevoir le pot-aux-roses dans sa préface aux Chroniques romanesques : « Exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif. » À force de lire et de relire l’œuvre de Giono, je me suis rendu compte que cet objet décrit toujours en « blanc », c’est Dieu, et plus spécialement, le Dieu des chrétiens car c’est à lui qu’il pense, du fait de son éducation.
Que sait-on du rapport de Giono à Dieu et à la religion catholique ?
Jean Giono a eu une mère catholique et un père agnostique et anticlérical. Son attitude à l’égard de la religion oscille entre l’indifférence et le rejet pur et simple. Giono ne s’estimait « pas doué pour Dieu ». Il a toujours délibérément vidé les Écritures, la religion, les rites, les écrits et l’art chrétiens, de leur contenu sacré, divin, surnaturel, ne retenant d’eux que leur dimension artistique et esthétique. Un chapitre de Jean le bleu, son autobiographie romancée, pourrait, cependant, nuancer cette vision des choses. Dans le chapitre intitulé, « La vierge morte », le narrateur raconte comment, enfant, il a perdu la foi. Cet événement exprime de manière romanesque, c’est-à-dire fantasmée, une désillusion ou une déception première qui a marqué durablement sa vie et son œuvre.
Plusieurs autres indices vous ont mis la puce à l’oreille. Pouvez-vous donner quelques exemples ?
Les titres de ses romans, déjà, sont significatifs : Le Grand Troupeau, Que ma joie demeure, Le poids du ciel, Fragments d’un paradis, Angelo, Un roi sans divertissement, Noé, etc. Les noms de ses personnages aussi : Saint-Jean, Angelo, Saint-Jérôme, Thérèse… Les références bibliques sont omniprésentes dans ses romans. Le Grand Troupeau, par exemple, est structuré par des citations prophétiques et apocalyptiques. Giono, depuis son enfance, lit la Bible et les écrits chrétiens majeurs : La Légende dorée, saint Thomas d’Aquin, dont il a annoté plusieurs traités, Maître Eckhart, Dante, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila. Les parallèles que j’ai découverts entre Les Grands Chemins et Le Cantique spirituel sont frappants. La course-poursuite de « l’Artiste » par son ami, à la fin du roman, est une réécriture du Cantique des cantiques et de La nuit obscure. Ses cahiers préparatoires regorgent de réflexions morales sur les passions, la politique (Machiavel, Dostoïevski, etc.), le mal (Dante), l’ennui (Pascal), la vérité (Nietzsche) en lien avec la disparition de Dieu. Tout cela affleure dans ses romans.
Vous dites de Giono ce que lui-même disait du « déserteur », l’un de ses derniers personnages : « Un mystère de plus ou de moins n’entame pas notre homme : il est fait de mystères superposés. »
Giono est, en effet, un drôle de bonhomme. Tout est crypté dans son œuvre. Vous pouvez passer et repasser devant des éléments de grande importance sans les voir, comme l’inversion du haut et du bas dans Fragments d’un paradis – le roman semble décrire une expédition marine alors qu’il décrit une expédition dans le ciel : les marins sont à la recherche d’« anges » dans la mer ! – ou bien encore la descente en enfer dans Noé. L’adoration idolâtrique des frères Jason dans Deux cavaliers de l’orage était jusqu’à présent passée inaperçue. Personne, de même, ne s’était demandé pourquoi, dans Un roi sans divertissement, M. V. ne se contente pas de laisser ses victimes dans la neige et va les cacher dans le hêtre sacré, pourquoi Langlois « comprend tout » en voyant l’ostensoir et en assistant à la messe de Noël, pourquoi le narrateur de Noé se prend pour Dieu et rêve de regarder le monde à travers le trou de la serrure du tabernacle, pourquoi Giono réécrit dans Le Moulin de Pologne l’histoire de Job, pourquoi le personnage des Grands Chemins est à la recherche d’un présent éternel, pourquoi le déserteur, dans le roman éponyme, est un peintre en piété qui passe sa vie à peindre Dieu et des saints, tout en sachant « qu’il n’y a pas de dieu dans tout ça », pourquoi le dernier personnage de Giono, Tringlot, un bandit de grand chemin, renonce à son or, se « convertit » au contact d’une femme autiste, « hors du monde », surnommée « l’Absente », et se met à l’adorer comme son « buisson ardent ».
Au cours de mon enquête, j’ai vu se dégager des ensembles romanesques inédits qui ont fait éclater les distinctions classiques entre les deux « manières » de Giono (avant et après-guerre) ou bien entre les Chroniques romanesques et le Cycle du Hussard (après-guerre). L’œuvre gionienne dessine plusieurs chemins, dépendants les uns des autres, chronologiquement et thématiquement très cohérents, qui sont autant d’itinéraires spirituels de l’homme sans Dieu.
Père David Perrin o.p.
*Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris), professeur agrégé de lettres modernes, docteur en littérature française, le frère David Perrin est dominicain depuis 2010. Il est directeur du studium de philosophie de la Province de Toulouse.
(1) David Perrin, Jean Giono, itinéraire d’un homme sans Dieu, Classiques Garnier, 2021, 548 pages, 49 €.
© LA NEF n°342 Décembre 2021