Gilbert Bécaud en 1965 © Joost Evers:Anefo-Commons.wikimedia.org

L’important c’est Bécaud

Le 18 décembre 2001, Gilbert Bécaud mourait sur sa péniche. Hommage et souvenir de cet artiste pour les vingt ans de sa disparition.

Gilbert Bécaud a une place particulière au patrimoine de la chanson française. Celle-là constitue un véritable trésor. Il était le roi de la chanson populaire, la vraie variété. Chien fou en costume bleu électrique avec une cravate à pois, fou furieux sur la scène, vif et imposant, il explosait, tonitruait, pétaradant, martelant sur son piano, gueulait d’une voix rocailleuse, changeant les mots en gravier mélangés à une douceur retenue, adoucis par l’accent mielleux et aillé de la Provence, qui finissaient des phrases achevées comme une cigarette qui finit de grésiller. Sur scène, il était survolté, il avait du swing, de la classe, qui plaisait à la jeunesse, cabotin comme Bébel au cinéma. Il remuait le public prêt à briser des sièges. Ma grand-mère Erna, à dix-sept ans, a vu en 1958, pendant un de ces tours de chants, Bécaud enflammer un public extatique, envouté tout entier par le rythme de jazz Orléans et de soul de Quand tu danses et Le jour où la pluie viendra. Bécaud a ringardisé les chanteurs mièvres d’espagnolettes de l’époque comme Patrice et Mario ou André Claveau, il a été l’idole des jeunes Français bien avant la clique des yéyés américanisés jusqu’à la trogne. Il était un produit français issu d’un savoir-faire local remplacé par de l’importation douteuse. À présent, mamie Erna a quatre-vingt ans, les chansons de Bécaud l’ont suivie, ont ponctué les moments de sa vie, et gardent une saveur particulière, comme le style de Gide, une dentelle repassée, une tapisserie à fleurs, une allure surannée des peintres du XVIIIe siècle : le goût de la vieille France.

La chanson française a du génie. Contrairement à ce que chantait Charles Dumont, elle n’est pas simplement un frisson, quelques bulles de champagne. Bien sûr, Jacques Brel ne trouvait pas dans ses textes quelque chose de poétique. Aragon, Breton, Soupault, Guillevic, Jaccottet ou Bonnefoy étaient toujours en vie. Cependant il reconnaissait bien qu’une chanson devait dire la vérité d’une chose dans une forme fixe et brève, ce qui suppose un labeur considérable. Comme jadis la poésie faisait civilisation, l’épopée de Gilgamesh ou les sagas islandaises entre autres, la chanson, mutatis mutandis, fait société, rassemble les gens. Tout le monde peut reprendre Quand il est mort le poète. Les ouvriers sur les échafaudages chantaient l’Important c’est la rose, les mamans ont appelé leur fille Nathalie. C’était une autre époque où un peuple se trouvait derrière des textes simples, vrais, de qualité, dans un bon français chanté par des types de leur milieu. Je reviens te chercher en 67 fait la nique aux loulous de l’époque et contamine toute la jeunesse. Cette chanson de rupture et de réconciliation amoureuse passe par toutes les étapes que chacun a pu traverser : la reconquête, l’explication houleuse du passé, la justification et finalement le constat « je reviens te chercher, j’ai l’air bête sur ce palier. Dépêche-toi et viens m’embrasser, un taxi est en bas qui attend. »

Toute une France est cartographiée chez Gilbert Bécaud : « j’ai ma chaise au café du nord, j’ai mes compagnons de flipper, et quand il fait trop froid dehors, je vais chez les petites sœurs des cœurs » peut-on entendre dans la Solitude, ça n’existe pas. À entendre Les Marchés de Provence, on voyage à Toulon, sa ville natale, garnie de thym, de laurier, fournie en oranges et abricots, la Marie-Charlotte est presque un archétype de la vendeuse. Le Dimanche à Orly parle de la petite bourgeoisie propriétaire d’un appartement et d’un enfant qui regarde décoller les avions « tout l’après-midi y a de quoi rêver ». L’essor du monde moderne. Dans les Grandes noces, le papi a fait la guerre contre les Allemands « qui n’oublie pas » et voit sa petite-fille se marier avec un Allemand. « Comme ils sont loin de tout ça. » Bécaud semble critiquer la jeunesse des années 60, nos boomers, et les yéyés qui lui font de la concurrence, dans Age tendre et tête de bois, « elle s’habille comme lui, d’un pantalon, d’un blouson, quand on les rencontre la nuit, on dirait deux garçons ». Déjà, dans C’est en septembre, monsieur 100 000 volts critique la mode du Gendarme à Saint-Tropez et le sud devenu le lieu des vacances de masse « La grande foire aux illusions, Les slips trop courts, les shorts trop longs, Les Hollandaises et leurs melons de Cavaillon ».

C’est aussi la France catholique, celle des années 50. Les croix par exemple « mon Dieu qu’il y en a des croix sur cette terre ! Croix de fer, croix de bois, humbles croix familières ; Petites croix d’argent, pendues sur des poitrines, Vieilles croix des couvents, perdues parmi les ruines » et le je lyrique dire qu’il porte sa croix dans sa tête au gré des circonstances. Il y a aussi Charlie t’ira pas au Paradis qui est une chanson énergique, explosive, une sorte de gospel d’une grande qualité, mettant en scène un gars simple, Charlie, amoureux de Marie et qui fait tout pour la voir. « Elle est là derrière un pilier, je la regarde agenouillé. Aux jours de Pâques et de Noël, à la messe je ne vois qu’elle. Elle est belle comme la statue de la Vierge à l’Enfant Jésus. Comment voulez-vous, je vous prie, que dans ces conditions je prie ? » Cette chanson à la fois belle et drôle décrit toute une scène dans l’église, Marie à confesse et Charlie jaloux de son curé, le regard des grenouilles de bénitier qui le crucifie, les types qui sont au café-tabac et attendent et se marrent. Charlie n’a qu’un rêve, être le mari de Marie.

Derrière ces chansons, il faut saluer les paroliers comme Aznavour, le poète Louis Amade et Pierre Delanöe au service du talent musical de monsieur 100 000 volts. Ces chansons sont variées. Elles sont imprégnées d’humanisme catholique de gauche comme l’Indifférence ou l’Important c’est la rose ; elles parlent de la rupture amoureuse, comme Et Maintenant sur le rythme du Boléro avec une terrible intensité et l’abysse de la rupture ; elles sont amoureuses comme Mes mains, passionnées comme Je t’appartiens, l’amoureux devenu « l’esclave docile ». L’Orange aun côté psychédélique envoûtant tandis qu’en Septembre a des inspirations lyriques, nostalgiques d’une Provence intime. Bécaud a défaut d’être un véritable acteur a su jouer des rôles, celui de Charlie, de l’accusé dans l’Orange, du gars qui raconte son rendez-vous dans Alors raconte. En pleine guerre froide, il invente une Nathalie, une guide russe qui parle en phrase sobre de la révolution d’octobre, invente un café Pouchkine, parle discrètement à la fin des désillusions du communisme, « on en était plus là, c’était loin déjà ». Le chanteur oscille sans cesse entre des chansons à thème, comme des démonstrations et l’implication d’un « je » lyrique, aux multiples visages. C’est Le train de la vie, belle métaphore locomotive de la vie « jusqu’au pays du bon Dieu » ; de l’autre, c’est la Vente aux enchères, où un type vend ses souvenirs aux plus offrants, le coup de pied au cul de son père, un grand chagrin d’amour, la mort du héros et un dernier coup de fusil.

Vingt ans après sa disparition, que reste-t-il de Gilbert Bécaud ? Il est du patrimoine. Ses chansons se sont transmises de génération en génération. C’est cela peut-être la postérité d’un chanteur, quand on le fredonne et quand il marque l’inconscient collectif. Bécaud, en est, de manière inconditionnelle. Quand les anciens auront disparu, qu’on le garde parmi nous et que la jeunesse se rappelle de lui.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 20 décembre 2021, exclusivité internet