Venise : le Grand Canal © Pixabay

Caprice vénitien

L’hiver à Venise est merveilleux. Petite fantaisie d’une journée express.

Quand on parle de caprice, on pense à l’envie subite et passagère fondée sur l’humeur et l’impatience. Pourtant ce terme, si cher à Tchaïkovski, appartient au domaine de la fantaisie. Le capriccio est une rêverie, une œuvre aux contours imprévisibles, une combinaison foutraque de sentiments. Le vertige s’épanche dans la raison, la féerie contamine le réel. La douceur et la beauté fulgurante, la chaleur extrême et l’endurante froidure, la légèreté et la pesanteur, le plombé et la lumière, la vitesse et la nonchalance se mêlent comme un violier étrange aux mille couleurs.

Premier choc, au sortir de la gare, la vue sur le canal, d’un coup. La Londres de pierre s’ouvre parmi les clochers légers, les îles flottantes cousues entre elles par des ponts, la succession des canots, comme des veines et des artères, la course à l’abîme des mouettes hystériques. Derrière l’église San Simeon Piccolo, j’avance vers les archives, dans les petites entrailles ; je croise une créature vêtue d’un short en jean, défigurée, tatouée et percée d’anneaux et de piercings sur tout le visage. Arrive Santa Maria dei Frari, une charlotte à la pêche. Le panthéon de Venise est une église gothique, giottesque, sobre d’allure, de briques rouges. Reposent ici Canova sous une pyramide, Titien et toute la clique des doges, condottiere, ouvriers et capitaines. Le monument à Giovanni Pesaro est un arc de triomphe lourdissime, supporté par des Maures à la face noire, doublés par des squelettes qui rappellent la condition du mortel. Au fond de l’église, presque inaperçue, se trouve la tombe de Monteverdi. Il est là, sans crier gare. On a du mal à entendre la fanfare de l’Orfeo résonner, pourtant celui qui fut le Johnny de la sérénissime, star de son époque, demeure compassé, triste et oublié comme un renégat. Les nymphes sont en deuil, elles ont perdu l’éclat précieux de leur chevelure. La lyre ne chante plus l’amour et la trompette la cavalerie du soudard héroïque. La musique soudain s’est tue.

Il faut avoir connu Venise au rythme des quatre saisons, après l’automne qui se retire, où la mer se confond avec le ciel, où la lagune ressemble à des sacs-poubelles lisses et violets. Vient l’hiver qui glace la ville, lovée dans de la laine, frileuse, qui se devine peu et se découvre pourtant facilement. Les bateaux dans les canots pèsent sur les flots moulés comme une pâte de verre. Les pécheurs, les quelques derniers vénitiens qui restent, délient leurs filets de leurs doigts crevassés. Les fils de l’Adriatique partagent les mêmes traits que les Pannoniens d’en face : un regard lointain, des yeux bleus, un visage rustre buriné à coups de vent et d’eau de mer, une mâchoire solide, un menton carré. Ils ne parlent presque jamais sinon dans un dialecte imbitable.

Quelle dame que Venise ! Tantôt sœur et libertine, veuve sous mantille et promise en blanc, tantôt pieuse, tantôt grecque ; elle est baroque, et ses dentelles sont gothiques ; elle est liberty sur ses ongles, quand sa tête est byzantine. Elle cultive le goût des communautés religieuses, des moines grecs et arméniens clos sur ses îlots. Elle couvre quelques scuole grande où reposent des toiles d’un Tintoret cramoisi et fumé, des confréries et des couvents, enfante des vocations et des fils de Vénus. C’est elle qui rend un culte à la santé, c’est elle qui s’agenouille le 16 juillet pour le Rédempteur. Elle sent l’encens. Elle sent l’encens et le souffre. Elle est aussi discrète et libertine, prête à toutes les fautes pour s’aller confesser. Et y retourner encore. C’est la chaudière des amours au théâtre, à San Moïse et jusque dans les venelles humides et puantes, comme le raconte le poète terrible Giorgio Baffo, le fameux vérolé grand nom de la littérature vénitienne qui sut associer Priape à la lyre, poète de la Mona. Elle a enfanté ce monstre, successeur d’Ovide dans l’art d’aimer, elle a enfanté aussi Casanova, l’abbé aux mille amours. Toute Venise est un paradoxe, la Pala d’oro byzantine, constellée de pierre précieuses et la bonbonnière rouge cramoisi aux motifs rocailles de la Fenice

Riva degli schiavoni, après un déjeuner de moleche et de tripes à la vénitienne, je marche le long des fondamente. Dans une vitrine j’aperçois quelques œuvres du temps passé, un vase de Murano 1900, une intaille romaine, les éditions complètes de d’Annunzio, un fac-similé de l’Hypnerotomachia Polipili, quelques meubles dont une disserte en macassar. Le ciel est un bain de rêve, qui se confond avec la lagune d’une eau bleue liquide vaisselle. Des matriochkas russes boivent du thé et fument avec un porte-cigarettes. Un soleil masqué accompagne des nuages filés, cotonneux, qui tourbillonnent. Un siphon céleste. Un vent claque avec un froid sec et mordant. L’eau ne scintille plus. L’eau est lourde. Les caravelles, les navires des grands doges, au son des tambours, de l’hymne de Venise sont amarrés, figés, comme sur une toile d’un peintre inconnu, bâtard de Turner et Canaletto.

Je repense à Paul Morand, mon compagnon de toujours. De toutes les femmes, Hélène Sutzo, fut la plus aimée, et encore, ce serait sans compter sur Venise, cette amante qu’il connut si jeune, avec son père capable de changer d’hôtel parce qu’un vase dans une suite ne lui plaît point, et si vieux, qu’il célèbre dans Venises (au pluriel), au crépuscule, en 1972, un vieux monsieur qui rend une dernière visite à une douairière promise. Au bout de sa vie, voilà qu’il trouve dans sa ville une nouvelle génération de voyageurs, les hippies. Il les déteste, puants, chevelus, sales, dégénérés mais il se voit un peu en eux, aventuriers modernes, arpenteurs et découvreurs insolites. Il faut imaginer l’ancien monde des empires rencontrer le nouveau monde des beatniks qui fument le calice de la paix face à la Salute, mangent des pastèques qu’ils jettent dans l’œil, dorment sur les marches des églises.

Vers 15h00, le prodige. Une lumière dorée jaillit sur les murs blancs des églises, transperce les nuages, joue avec eux. Une femme de l’autre côté d’un pont me regarde, seule, dans une robe de mousseline blanche, un gaze clair et fileté d’or sur ses épaules. Blanc de cygne. Ses yeux sont verts. J’entre dans l’église dei Gesuati comme un gâteau de mariage. Le Plafond peint par Tiepolo est exquis comme une nappe brodée de roses. L’ange qui soutient saint Dominique dans sa gloire arbore un vêtement bleu clair comme une garniture de chaise au Trianon, tandis qu’un autre dans une robe cramoisie représente une sorte de strapontin à l’opéra. Le fidèle qui regarde l’Apparition de la vierge à saint Dominique est troublé par la Madone qui descend du ciel, laiteuse, dans une nuée pâle et grise. Dans une chapelle droite, toujours de Tiepolo, maître ès kitscheries et talentueux dans les rocailles, la vierge sur un trône fait de nuées est accompagnée de sainte Rose de Lima dans une robe crème, couronnée d’épines, tenant dans ses mains le crucifix, comme Catherine de Sienne l’enfant Jésus avec qui elle se marie en esprit, et Agnès de Montepulciano, en noir, cousant.

Il faut voir le Florian aujourd’hui pour voir qu’il ne brille plus comme le décrit Balzac, devenu le repère de quelques Amerloques décadents, d’Arabes enturbannées et leurs enfants, de quelques francaouis piégés par l’addition. Balzac n’a été à la différence de Chateaubriand, qu’un amoureux discret de Venise. Un seul séjour de trois semaines aura suffi pour lui faire écrire les vues les plus parfaites de la ville. Dans Massimilia Doni, Venise devient une sorte d’arène où luttent l’idée et la sensation. Balzac loue Rossini devant les Allemands, la musique sensuelle contre la musique des idées. Il voulait peindre la passion à l’état pur et son conflit avec l’idéal. Voilà chose faite. Emilio est impuissant en présence de Massimilia. Il est « au-dessus des expressions amoureuses autant que la cause est supérieure à l’effet. » Toute une partie de la nouvelle se passe au théâtre San Moise où chacun décompose, commente, étudie les airs de l’opéra qui se joue, où chacun s’accorde à trouver son bonheur dans des enchaînements, des contrepoints, des mélodies supérieures à l’harmonie et finit la soirée au Florian où l’on débat furieusement, se dispute sur une note, un air. La musique, dit Capraja « s’adresse au cœur, tandis que les écrits ne s’adressent qu’à l’intelligence ; elle communique immédiatement ses idées à la manière des parfums. »

La lumière comme la couleur du miel se dilue dans une vodka sunrise, oranger et rosée, puis comme un pélican rouge vif, de ces cocktails que l’on boit au Harris bar. L’entrée est bien sobre, pas claquante du tout. L’intérieur chic sans faire guindé met à l’aise comme un bassin d’eau tiède. Au comptoir couleur châtaigne, le boy dans un croisé blanc, manie l’art de servir les glaçons. C’est encore assez rare pour être souligné.

La place Saint-Marc resplendit dans le soir. Une fleur de corail doucement s’étiole, une couverture soyeuse indigo recouvre la ville. Dans les airs des toupies lumineuses que lancent les Pakis vendeurs de cochonneries pour les quelques touristes égarés. Sur le chemin, non loin de l’église san Moïse, une boutique nous saute yeux, celle d’Attillio Codognato. Il est le grand bijoutier de l’île fameux pour ces bagues riches et baroques surmontées de tête de mort. Ce sont des bagues apotropaïques, censées protéger de la mort et du mauvais sort. Ces fantaisies païennes forment des têtes de mort, l’une en or massif dont les dents sont serties de diamants, les yeux incrustés de pierres précieuses, les narines d’améthyste. Une autre est en ivoire poli comme de l’huile, couronné d’émeraudes avec un rubis comme un troisième œil. Une autre encore est en rhodium onduleux aux tempes entourées par des serpents aux écailles diamantées. Il faut voir cette intaille d’obsidienne qui représente une damnée aux enfers et des flammes nacrées d’un bleu gris et les bracelets moulés en des reptiles scintillants, clinquants.

Dans la nuit, le vaporetto prend le chemin du Canal grande. Les bâtiments s’enchaînent, on saute d’un palais baroque comme une forêt noire à une demeure gothique, aux arcs fins, comme du gressin. Le dos de Venise. Dans l’eau couleur pétrole, les lampions, les bougies, les lumières de la ville. Silencieusement le bateau poursuit sa course. Quelques fantômes dans des capes noires passent sur les ponts. C’est alors qu’il faut quitter Venise, rendue aux voyageurs et à son peuple de marins. À la saison prochaine, elle sera la femme laissée comme après une armée en campagne, ce qui me fit écrie un jour ses vers :

Les os brisés, les ponts brisés
Le canal se vide, la juive perd les eaux
Ils ont craché sur les icônes
Cousu vive la belle byzantine
Perdu le presbytre aux hépatites
De la mémoire et du vrai rite
Bijoux décrustés du Seigneur
Chasuble, tapis de Damase
Il erre les yeux crevés
Rongée l’éponge des palais flottants
Epongée le sang du verre éclaté
Sur le marbre, sol du sacrifice
La Pala d’oro, gît, dévêtue
Esclave de l’eau de mer
Avec ces soleils noyés dans l’encre de la seiche
L’église brille en feu sur les canots
Marées mortes, vase des ruines
Archéologie des mosaïques de ma jeunesse
Quand je pensais à l’Europe première
Et les barbares de l’occident
Où sont morts frère Soupir et saint Guérasim
Venise n’est plus jamais Venise

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 31 décembre 2021, exclusivité internet