Mel Gibson en 2016 © Georges Biard-Commons.wikimedia.org

Gloire à Mel Gibson

Quinze ans après la sortie de la Passion du Christ de Mel Gibson, retour sur ce film aussi violent que grandiose.

Longtemps j’ai détesté la Passion du Christ de Mel Gibson. Violent, pornographiquement violent, obscène même, je trouvais ce film à l’image de son réalisateur, épais, brut de décoffrage, américain jusqu’à la moelle. Plus jeune, j’appréciais davantage l’Évangile selon saint Mathieu de Pasolini, aérien, épuré, très beau par la composition du noir et du blanc et la technique du zoom avant, première fois utilisée par le cinéaste. Le Christ est une sorte de poète au caractère baroque espagnol à la Greco, ténébreux et doux comme une mosaïque archaïco-byzantine. Quarante ans séparent le film de Pasolini et celui de Gibson mais les deux ont un point commun : l’Italie ; tournés dans le mezzogiorno, à Matera entre autres et non en Palestine ou en Israël, terres trop industriels alors que les villages en troglodytes et pauvrissimes du sud italien promettaient des paysages proches de l’antique Jérusalem.

Revenu à l’Église, contemplant la passion du Seigneur régulièrement jusqu’à en être dérangé dans mon sommeil, j’ai voulu voir ce film. Qu’il est doux de se sentir bête devant ses anciens jugements et y revenir avec modestie ! Ce film est l’œuvre d’un chrétien, d’un croyant authentique, traditionaliste, même radical. Ni blasphématoire, ni bêtement violente, ni faussement subversive, l’œuvre est animée par une crainte religieuse, un amour du Christ, une piété ardente et dévolue où se mêle un réalisme terrible à la beauté des images.

Les incultes, les fouilles-problèmes, les polémistes neuneus, les pharisiens, les sycophantes, les zinzins et les abrutis totaux ont lancé deux vives critiques à propos de ce film. La violence extrême, d’abord. On assiste à l’horrible mise à mort de Jésus. Rambo dézingue des Birmans à la mitrailleuse et l’on y trouve quelque divertissement. Là, nous voyons un homme mourir, et l’on s’en trouve dérangé. Le calvaire du Seigneur est montré par le menu : flagellation au fouet puis au knout, coup de roseau et de bâton, couronne d’épine, matraque et port de la croix, clous, crucifixion et agonie lente dans la soif, la chaleur, l’humiliation. Rien ne nous est épargné car rien ne lui a été épargné. À la différence de Stallone qui cartonne et fait la retape au consensus, la mise à mort de Jésus est une violence sacrée, qui n’offre ni réjouissance particulière, ni show, ni divertissement, elle nous dérange car elle de notre chef, raccords que nous sommes avec le péché originel.

Cette violence est nécessaire. Comme le rappelle René Girard dans la Violence et le sacré, Jésus est la victime reconnue et avouée de son propre message. Sa mort devait être violente, comme une preuve d’un sacrifice totale et unique pour sauver le monde en vue de la vie éternelle ; une mise à mort crue et consommée à la mesure de la rédemption du monde. Quelle aurait été la force de la résurrection si Jésus avait été mort du covid ? Comme l’agneau sur l’autel, Jésus est conduit à l’abattoir et mis à mort avec violence, la lame tranchant, le sang se déversant.

Le monde n’est plus habitué à cette violence salvatrice qui fonde le sacré, berné par quelques œuvres de la renaissance italienne, esthétisée et léchée et le Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli, péplum pour grand public douceâtre, carrément fleur bleue. Mel Gibson s’inscrit dans la tradition de l’art occidental qui représente la Passion en peinture, au théâtre, en musique, en littérature. Le cinéma, septième art, réalise sa passion comme une œuvre d’art propre à l’occident, après Duccio, Arnoul Gréban, Pergolèse, Haydn et Péguy.

Gibson a voulu représenter le Christ torturé, déchiré, brisé parmi les Ecce homo que le baroque mexicain ou espagnol sait faire de plus épouvantables et la peinture gothique la plus doloriste. Prenons le Retable d’Issenheim de Grunewald. Le Christ est disloqué sur l’arbre fatal, les épaules déboîtées, la cage affaissée. Il semble même déjà pourrir. Son corps est tordu sous l’effet de la violence et de la souffrance prolongée. Le Calvaire de Jérôme Bosch au Kunsthistorrische de Vienne présente un détail terrible : à la cheville du Christ en bleu est ficelée une espèce de brosse cloutée qui lui entre dans le talon et le tendon, suprême supplice dont nous n’avons aucune indication dans la Bible.

Les Passions sont des œuvres réalistes car le réalisme est occidental. Dans les Évangiles la mort du Seigneur est racontée en quelques pages. La crucifixion est seulement indiquée. Le verbum domini va à l’essentiel sans faire œuvre d’art, Dieu fait dire ce qu’il a à dire. Avant la Bible, il y a eu l’Iliade, œuvre complexe, fameuse pour l’ekphrasis du bouclier d’Achille au chant XVIII, un grand moment de mimésis littéraire. L’Eneide rédigée au Ier siècle avant Jésus abonde en moments de bravoure, comme les funérailles exceptionnelles de Pallas au livre au chant XI. Le Nouveau Testament œuvre divine et sémitique, au sens anthropologique du terme, ne se peut confondre avec le réalisme inventé par l’occident de l’empire gréco-romain. Il n’y a pas de projet artistique parce que la mission de faire religion autour d’un livre est plus importante. Quand ce même occident devient chrétien et que l’on assiste à la synthèse helléno-chrétienne, le voilà qu’il s’approprie la Passion par le chemin de croix.

L’antisémitisme, ensuite. Cela est d’autant plus absurde que tous, sauf les Romains, sont juifs, à commencer par Jésus. Gibson fut accusé par Harvey Weinstein, le fameux producteur originel du film, de réhabiliter l’idée que les juifs formeraient un peuple déicide. Ce n’est pas cela que l’on voit dans le film. Jésus a été exécuté parce qu’il présentait une menace pour l’organisation politique, religieuse et financière de Jérusalem tenue par le grand Sanhédrin. Les autorités formées par une caste de prêtres dirigeants n’ont pas voulu croire en la divinité de Jésus car cela aurait supposé de laisser leur pouvoir, et d’admettre leurs erreurs, leurs errances spirituelles. Évidemment, Caïphe est présenté comme don Corleone, intimidant, malfaisant ; bien sûr la foule est hargneuse, mais elle n’est pas plus juive que française ou américaine. C’est la foule prise universellement. Dans le calvaire du Seigneur, des juifs sont bouleversés par la mort de l’innocent : Véronique qui donne son voile à Jésus pour s’essuyer ; Simon qui porte sa croix jusqu’à s’exploser les cervicales ; les femmes de Jérusalem, les deux prêtres du grand Sanhédrin, Joseph d’Arimathie et Nicodème considérés par la tradition apocryphe comme des disciples cachés du Christ.

Les polémiques ont fait oublié que La Passion du Christ de Mel Gibson mêle le pathos à la beauté. Au moment où l’on présente la croix à Jésus, il l’embrasse et dit « que ta volonté soit faite, je suis ton serviteur et ma mère ta servante » ; quand il tombe sous le poids de sa croix, Marie se souvenant de son enfant trébuchant dans la rue, accourt et l’inonde de larmes « je suis là » dit-elle. C’est cette même Marie qui embrasse les pieds cloués de son fils jusqu’à être couverte de son sang. Mel Gibson est un grand metteur en scène doué par la direction d’acteurs qui est, dans ce film, proprement impeccable. Il y a une maîtrise du pathos, une justesse dans la douleur, une manière de ne jamais en faire trop qui impressionne. On y est.

Le film est une narration visuelle, le Christ outrager, tremblant, humilié, choqué, est poignant, digne de Nikolaus Obilman ; l’expiration de Jésus survient dans un souffle lourd qui sort de sa bouche et sa tête qui s’incline lentement ; la déposition de croix est une peinture mouvante, digne de Caravage. Le corps descend de la croix, braisé, vif, dans un décor de pierres croûtées. Marie éclaboussée par du sang, tient le corps de son fils sur ses genoux. Sur une pierre, on voit la couronne d’épines goutter de sang et les clous. Ce gros plan nous fait revenir au Christ outragé au début du film. La boucle est bouclée.

La Passion du Christ propose un deuxième niveau de lecture. Qu’est-ce qui se joue vraiment dans la mort de Jésus ? Le combat du bien et du mal, le combat Satan et Jésus. Justement, Satan est un personnage qui revient dans tout le film. On le trouve lors de l’agonie à Gethsémanie. Il apparaît sous les traits d’une personne non-binaire, femme crâne rasé à la voix d’homme troublé. Satan tente le Seigneur, cherche à le persuader de fuir. Il en a maté des plus coriaces que lui et sauver les hommes est trop coûteux. Il le briserait. Un serpent s’approche de Jésus, il se lève et d’un geste violent l’écrase. Au moment de la flagellation, Satan est dans la foule qui regarde Jésus être torturé. Dans ses bras, un démon rit de le voir étalé à terre, KO. C’est Satan qui inspire les Romains devenus fous et déchaînés. C’est Satan qui leur conseille de laisser à Jésus le soin de porter sa croix. C’est Satan toujours qui regarde le calvaire, et distille la haine viscérale dans la tête des bourreaux. Satan inflige un mal absolu à Jésus qui subit sans rien dire. Quand Jésus, dans la nuit, expire, on voit Satan hurler, furieux. Il sait. Il sait qu’à ce moment-là, Jésus a déjà triomphé. Fin de partie pour Satan.

Quelques faits troublants ont accompagné le film. Jim Caviezel interprète de Jésus, porte les mêmes initiales et a interprété ce rôle à 33 ans ; Maia Morgenstern qui joue Marie, la Stella matutina, est tombée enceinte au moment du tournage ; Jan Michelini, le directeur adjoint, a été frappé deux fois par la foudre. Pendant le film, plusieurs personnes ont été guéries ou se sont converties, c’est le cas de Pedro Sarubbi qui joue Barabbas. Il faut dire que le regard de Jésus sur le criminel dans le prétoire est d’une profonde intensité propre à retourner l’âme, modifier le cœur. Jim Caviezel a fortement souffert pendant le tournage, accusant quelques coups de fouet. Il s’est ensuite démis l’épaule sur la croix, fut touché par une pneumonie sévère et s’est fait opérer pour des problèmes cardiaques par la suite.

Le film, vous l’imaginez, se termine par la résurrection du Seigneur. Il est étincelant, nu, comme la vie qui jaillit du tombeau. Un gros plan montre les trous dans ses mains. Il est vraiment ressuscité. Cela fait quinze ans que ce chef-d’œuvre est sorti et Gibson, aussi bon en acteur qu’en cinéaste, nous promet pour 2022, une suite à cette Passion. On a hâte de voir la Résurrection du Christ.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 31 décembre 2021, exclusivité internet