Les philosophes anciens distinguaient les régimes politiques, à savoir les organisations institutionnelles des pouvoirs, en fonction du nombre et de la valeur ou de la vertu des gouvernants. C’est ainsi que, en combinant le critère quantitatif et le critère qualitatif, on obtenait six régimes possibles. Lorsque les gouvernants étaient compétents, on distinguait la monarchie, l’aristocratie et la démocratie et lorsque les gouvernants étaient incompétents, on distinguait la tyrannie, l’oligarchie et la démagogie ou l’anarchie.
Partant du principe selon lequel tous les hommes sont mauvais, incompétents, vicieux et corrompus, les modernes préfèrent distinguer les régimes à partir des différents types de rapport qui peuvent exister entre l’égoïsme de la liberté individuelle ou privée d’une part et l’altruisme de la liberté politique ou publique du citoyen d’autre part. L’État étant un ensemble hiérarchique de fonctions politiques entre les citoyens et la société civile, un ensemble de relations affectives, économiques et culturelles entre les individus, ce sont ainsi les différents types de rapport entre l’État et la société civile qui fondent ces différents régimes.
Le républicanisme
Lorsque l’État a l’ambition de gouverner la totalité des relations individuelles, nous obtenons le totalitarisme. Lorsque l’État a un privilège sur ces relations, lorsqu’il fixe des lois pour limiter la liberté égoïste de l’individu, sans pour autant la nier, lorsqu’il organise, par la fiscalité notamment, la redistribution pour limiter les inégalités, nous obtenons le républicanisme. Lorsque c’est au contraire la société civile et la liberté individuelle qui ont un privilège, lorsque l’État, tout en assurant la fonction propre qui est la sienne, n’est qu’un moyen garantissant cette même liberté en la limitant et en l’encadrant dans des lois, nous obtenons le libéralisme. Lorsque la société civile devient le seul ordre possible et qu’elle exclut purement et simplement l’État, nous obtenons enfin l’anarchisme ou le libertarisme.
Nous obtenons ainsi quatre types de régimes. Les deux régimes extrêmes sont peu représentés dans l’histoire. On pense à l’Union soviétique pour le totalitarisme et, pour l’anarchisme, à l’« été anarchiste » espagnol de 1936. Ce sont les régimes intermédiaires du républicanisme et du libéralisme qui sont les plus fréquemment représentés. Les pays anglo-saxons se réclament du libéralisme et la France est sans doute le pays représentant de la manière la plus adéquate le républicanisme. Il est possible de repérer, en théorie, un continuum ou une infinité de degrés entre ces deux sphères constituant le spectre politique des régimes. On remarquera par ailleurs que tous ces régimes sont d’inspiration moderniste, progressiste et gauchiste.
Le génie de Kant
Deux génies ont pensé une sorte d’équilibre suprême, sans doute idéal, entre l’État et la société civile, à savoir entre la liberté individuelle et la liberté politique, c’est-à-dire encore entre le libéralisme et le républicanisme. Ces deux génies ont le même prénom. C’est celui, indice de la divinité de leur présence parmi nous, les simples mortels, d’Emmanuel. Le premier Emmanuel de génie est philosophe, c’est Emmanuel Kant. Ce dernier a en effet pensé la société parfaite comme étant un équilibre entre deux maxima ou deux optima, un maximum de liberté d’une part et un maximum de limites garantissant cette même liberté d’autre part. Le deuxième Emmanuel de génie est politique, c’est Emmanuel Macron. La vérité suprême de la fameuse théorie de l’« en même temps », ce n’est en effet rien d’autre que celle de l’équilibre entre la gauche républicaine et la droite libérale. La troisième voie dont parlaient Blair et Clinton n’était sans doute qu’une vague et approximative anticipation de cette même grande idée.
De l’Emmanuel philosophe à l’Emmanuel politique, d’un génie à l’autre, de l’Allemagne à la France, l’idéal de l’organisation politique des êtres humains a ainsi trouvé sa plus parfaite expression. Voilà ce que les Gilets jaunes n’avaient pas pensé ! De quoi nous plaignons-nous, en France, nous qui bénéficions de la présence, parmi nous, d’un homme d’exception ?
Un homme d’exception ? Il y a pourtant un problème et un seul, un seul certes, mais de taille ! En politique, il y a toujours une différence entre la théorie ou l’idéal du discours apparent et la réalité de l’action. Le problème français vient aujourd’hui du simple fait que la distorsion entre l’idéalité du discours et la réalité de l’action atteint désormais son point d’orgue de confusion, d’hypocrisie et d’exacerbation. Génie d’opérette sans colonne vertébrale, Macron n’aura été en fait qu’un libertaire d’inspiration recadré dans le sens d’un républicanisme à tendance autocratique par à la fois les Gilets jaunes et la crise sanitaire. Telle est peut-être la vérité très prosaïque, sans aucune originalité, de ce que, depuis plus de quatre ans, nous avons vécu.
Patrice Guillamaud*
*Philosophe, auteur de La Jouissance et l’espérance (Cerf, 2019) et La Nation (Éditions Kimé, 2022).
© LA NEF n°3423 janvier 2022