Messe à l'abbaye Notre-Dame de Triors © DR

Le Motu Proprio avec recul, la rupture ou une continuité à ne pas rater ?

TRIBUNE LIBRE

L’inquiétude liturgique, endémique depuis plus d’un demi-siècle, a été réactivée par le Motu Proprio Traditionis custodes de juillet dernier, amplifiée cinq mois plus tard par les réponses aux dubia le concernant. Pour éviter l’amertume, nous voilà obligés à un discernement mieux ajusté. Rien n’échappe à la Providence, il faut commencer par là : surtout rien ne Lui échappe de ce qui regarde la prière publique de l’Église, qui est au cœur du dessein divin. A priori, la Providence veut aviver notre foi, comme les disciples dans la barque en péril : le sommeil de Jésus oblige à dépasser le peu de foi. Oui, la Providence nous invite à une immersion dans l’Opus redemptionis, c’est-à-dire dans LE grand mystère dont la liturgie est l’écrin précieux.

Il faut donc entrer dans « l’esprit de la liturgie », pour reprendre le titre du fameux livre du pape Benoît XVI. C’est la seule réaction pertinente, ouvrant à la paix venue d’En-Haut pour éviter l’esprit de défiance, signé du Prince de ce monde d’en-bas. Mais où donc est cet « esprit de la liturgie », où est le Saint-Esprit qui fait dire dignement Abba-Père à nos âmes en toutes circonstances ? Alors cherchons un peu.

Un responsable ès choses liturgiques de la Catho de Paris me disait un jour : Je ne comprends pas pourquoi votre Congrégation (de Solesmes) ne sait pas mieux tirer parti de Dom Guéranger, qui est la seule clé de lecture de la réforme liturgique. Ce propos étonnant date de quelques années, mais je le comprends mieux maintenant, en voyant même plus que jamais son opportunité. De fait, le fondateur de Solesmes souligne à merveille, à la fois, l’enjeu liturgique, mais aussi la grande difficulté de le relever en nos temps de trop petite foi.

On peut dire de Dom Guéranger qu’il n’a parlé que de cela, dans l’Année liturgique pour les fidèles, dans les Institutions liturgiques face aux savants. Mais je suis frappé par un travers trop peu remarqué qu’il dénonce, et dont je vois l’incidence sur l’actualité et ses blocages : ce travers, c’est un certain dédain méprisant de l’Occident pour l’Orient liturgique. Pourtant les deux poumons liturgiques de l’Église ont prié en consonance, l’esprit liturgique perdurant en unité profonde, même après le schisme de 1054. Or, Dom Guéranger en 1867, dans un libre propos avec Dom Pitra, son disciple devenu Cardinal, se plaignait de la fragilité où cette méconnaissance mettait notre liturgie latine trop close sur elle-même : nous avons, lui écrivait-il « perdu le fil. L’Occident a fait ses affaires à lui tout seul. Sa littérature sacrée ou autre, est à part pour jamais. Le moule classique est brisé, et de là vient, entre autres, que, chez nous l’art de la composition liturgique est perdu ».

Saint Pie X a pourtant enclenché un mouvement pour démentir ce constat pessimiste ; il a commencé par le chant, assaini grâce aux travaux de Solesmes, nous montrant là une saine porte d’entrée pour accéder à « l’esprit de la liturgie ». Au témoignage réitéré de plusieurs papes, Dom Guéranger est perçu en cela comme l’initiateur le plus sûr du mouvement liturgique. Alors, ne croyons pas chimérique de puiser chez lui « l’esprit de la liturgie ». D’ailleurs en donnant un tel titre à leur ouvrage respectif, « l’esprit de la liturgie », Romano Guardini, puis le futur Benoît XVI entendaient relever le défi pessimiste exprimé au Cardinal Pitra.

Alors revenons au récent Motu Proprio, pour le situer sur cette toile de fond. Plaçons-le sous le soleil de la Providence, qui est à la fois forte, humble et tenace, pour qu’Elle nous aide à décrypter son harmonie avec celui de 2007, sous Benoît XVI, décrypter sa continuité avec le passé liturgique, récent et lointain. La rupture entre les textes semble pourtant bien patente ; et si continuité il y a entre les deux, elle nous apparaît bien humiliée. Pourtant une saine humilité et la foi, ces deux armes spécifiques du chrétien, donnent la vraie intelligence qui fait voir la continuité.

À lire à la va-vite le pape François, on réduit le débat à ceci : Benoît XVI a tenté des soins palliatifs pour sauver un formulaire périmé, mais cela n’a pas marché ; il faut donc en tirer la conclusion, tourner la page et trancher cette querelle malsaine : je vois là une exégèse à la hussarde, en rupture totale avec le mystère de la Sainte Église et de sa Prière d’Épouse, injuste pour le pape émérite comme pour son successeur qui a eu des paroles sainement réalistes, par exemple face aux évêques français en visite ad limina.

En tout cas, réduire ainsi la sainte Messe aux éditions éphémères du missel, cela donnerait raison au propos désabusé de Dom Guéranger, qui cherchait en vain autour de lui des émules des papes Gélase et des Grégoire : quel hiatus entre la science des Pères dont ils étaient imprégnés, et celle des universitaires, qui a pourtant tant mérité depuis la Renaissance qui leur a ouvert la porte ! Mais pour nous autres, refuser le devoir de lire en continuité honorable les deux papes récents, serait refuser pareillement la continuité honorable entre les deux missels, appelés à n’en former qu’un, nous dit pourtant le pape François. Cette nouvelle étape de l’après-Concile liturgique me paraît alors plus délicate que douloureuse.

Sans doute dans un but d’apaisement, le journal La Croix du 28 décembre dernier a publié un article avec un titre qui a du panache : La liturgie, une passion française. Mais malgré tout, l’article donne l’impression pénible de tourner vainement en rond. La dernière trouvaille : chez nous plus qu’ailleurs, y lit-on, ce serait le « politique » qui entraverait le beau zèle liturgique depuis le XIXe siècle, causant ce malaise prolongé et si pénible. Ramener le débat à ce niveau, c’est toujours l’ornière : l’ennemi se réduirait alors à l’ultramontanisme d’hier, déconcerté par la Rome d’aujourd’hui.

En filigrane, l’influence de Solesmes est pointée. Mais on ne voit pas le lien entre le missel et ces « choix » politiques. Dom Guéranger pour sa part, vacciné de son engouement de jeunesse pour Lamenais, était sur la réserve en pareil domaine, se méfiant des analyses focalisées sur le politique et le social. Et c’est précisément pour sortir la société de ces faux débats avec leurs graves confusions, qu’il recentra résolument son temps (puis le nôtre, avec) sur la Prière, et la Prière publique de la Mère Église, en vue de rendre à Dieu en premier lieu l’hommage auquel a droit Sa Majesté (comme disait la sainte d’Avila), puis de réorienter la société, devenue sans cette orientation primordiale, bateau errant, sans voile ni rame. On est toujours là !

On connaît l’exposé vigoureux qui introduit son Année liturgique : il focalise tout sur la prière, comme un mot d’ordre pour réparer les ruines du passé et assainir l’avenir : « La prière est pour l’homme le premier des biens. Elle est sa lumière, sa nourriture, sa vie même, puisqu’elle le met en rapport avec Dieu, qui est lumière, nourriture et vie… Sur cette terre, c’est dans la sainte Église que réside ce divin Esprit (qui fait prier comme Dieu l’attend)… La prière de l’Église est donc la plus agréable à l’oreille et au cœur de Dieu, et, partant, la plus puissante. »

En des termes qui prolongent Dom Guéranger, le Catéchisme post-conciliaire voit de façon analogue la liturgie comme un lieu théologique fort pour assumer notre époque et ses enjeux. En voici quelques lignes suggestives : « Tous les fidèles du Christ sont appelés à transmettre de génération en génération (le trésor reçu des apôtres), en annonçant la foi, en la vivant dans le partage fraternel et en la célébrant dans la liturgie et la prière » (CEC 3). « Dans sa liturgie, l’Église se joint aux anges pour adorer le Dieu trois fois saint, et invoque leur assistance » (335). « Comme “grand prêtre des biens à venir”, Jésus est le centre et l’acteur principal de la liturgie qui honore le Père dans les cieux » (662).

Comme Dom Guéranger, le Catéchisme inspire donc l’attitude et les mots justes face à l’imbroglio actuel. En tout cas, il est sûr qu’il ne nous pousse nullement aux discours à connotation simplement sociologique de liturgistes « en chambre » ou ces clichés répétés à satiété durant les dures années post-conciliaires, avec la prolifération des propos outranciers et caricaturaux.

Cela oblige à prendre au sérieux que, dans la lettre accompagnant le Motu Proprio, le Pape François dénonce les abus qui avilissent la liturgie, citant explicitement le texte parallèle de Benoît XVI de 2007, stigmatisant que dans de nombreux endroits les prescriptions du Missel ne sont pas célébrées fidèlement, compris comme une obligation à la créativité, ce qui conduit souvent à des déformations à la limite de ce qui est supportable.Par cela même, le texte papal impose donc l’herméneutique de continuité, non de rupture entre les deux Motu proprio. Malgré les apparences et le tapage médiatique, interpréter le texte du pape actuel dans le sens de la continuité est donc plus prudent, plus juste, plus vrai, plus digne. Deux camps veulent pourtant encore, et vigoureusement, la rupture : ceux bien sûr qui la voient réellement dans le missel, comme fruit d’un Concile, que l’on a voulu interpréter également dans ce sillage de la rupture ; mais il y a aussi ceux qui concluent à la nocivité intrinsèque du Concile, pour en tirer la conclusion inverse, à savoir revenir par le biais de l’ancien missel « à tous crins » à l’« avant-Concile ». Celui-ci fut légitimement convoqué et légitimement conclus : sa remise en cause remettrait en cause l’ensemble de tous les conciles œcuméniques, autant dire toute l’histoire de l’Église. Le vénérable missel ancien ne doit pas être ainsi instrumentalisé, mais vécu avec ferveur et recueillement. La foi et l’humilité chrétienne nous gardent contre ces outrances marquées par le Mauvais. Confions à Notre Dame du Magnificat le dénouement de l’imbroglio.

Dom Hervé Courau, abbé émérite de Triors
abbe.chatillon@ndtriors.fr

© LA NEF le 19 janvier 2022, exclusivité internet