Le mouvement #MeToo a marqué une évolution radicale du féminisme moderne. Quelles conséquences peut-on en tirer et quelles en sont les perspectives.
La déferlante #MeToo a marqué ces dernières années un tournant juridique et artistique face au pouvoir médiatique. Ce débat de société qui semble manifester l’irruption voyeuriste d’un intime choquant sur la scène publique peut cependant se lire comme symptôme et révélateur des enjeux moraux, juridiques et artistiques contemporains.
Aux origines du mouvement : le nouveau J’accuse
En 2017, Harvey Weinstein est accusé d’agressions sexuelles et d’abus de pouvoir par deux articles successivement publiés dans le New York Times. En réaction, des actrices lancent les hashtags #Balancetonporc puis #MeToo pour relayer et soutenir mondialement les plaintes des victimes. Hashtags devenus aujourd’hui symboles planétaires d’une lutte féministe contre les violences sexuelles. En France, le mouvement prend de l’ampleur en 2019 avec l’accusation d’Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia puis, en 2020, avec son départ de la cérémonie des Césars qui attribuait le César de la meilleure réalisation au J’accuse de Roman Polanski (ayant fui en France après avoir été condamné aux États-Unis en 1977 pour viol d’une mineure). La même année, Vanessa Springora publie Le Consentement, où elle relate l’emprise que l’écrivain Gabriel Matzneff a exercée sur elle alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Ces événements enflamment les réseaux sociaux : le mouvement #MeToo est lancé, une vague de témoignages et d’accusations de violences sexuelles déferle sur les réseaux.
La victime présumée comme nouveau juge médiatique
Or, ce mouvement implique un bouleversement juridique. Si la solidarité des témoignages tente de faire poids pour permettre aux victimes présumées d’obtenir gain de cause face à des géants indéboulonnables, elle porte cependant à décrédibiliser publiquement une personnalité avant toute enquête. La pression que peut exercer l’opinion publique fait craindre pour la présomption d’innocence. L’accusé subit les conséquences sociales de sa culpabilité avant même, voire sans que celle-ci ne soit prouvée. Sabine Prokhoris (1) voit ainsi dans le slogan de certains groupes féministes « on vous croit » un emballement qui crée un « effet d’intimidation » devançant, voire remplaçant l’enquête juridique. Elle montre ainsi que, si le fameux hashtag a permis de condamner des faits avérés trop longtemps tus du fait de la célébrité des criminels, la plupart des faits dénoncés tombaient sous le coup de la prescription juridique (20 ans pour les crimes selon le droit français). Et l’opinion publique de se saisir du marteau des magistrats. En outre, la vague #MeToo instaure une continuité factice entre les différents témoignages pour former une solidarité, tout en créant une émotion de masse qui empêche un véritable jugement au cas par cas comme le veut le droit, chaque affaire reconnue accréditant les autres témoignages qui lui ressemblent. La vague #MeToo oblige donc à reposer la question du rapport entre les médias et le droit, en particulier pour les cas de prescription.
Protéger les accusés
Cette question semble tout particulièrement provoquée par la notoriété des accusés. Ceux-ci étaient en effet des artistes reconnus, célébrés par les médias mêmes qui les ont ensuite mis au banc des accusés. Au cœur de ce mouvement de protestation se tissent des jeux de pouvoirs non négligeables, les accusés cédant leur aura au profit des victimes. Mais le personnage médiatisé ne se réduit pas à un être de papier. Ces procès impliquent, outre des relations de pouvoir et d’argent, des personnes protégées par le droit, quelque qu’ignobles soient les actes commis. L’opinion publique abat les géants qu’elle a naguère encensés, le moraliste serait tenté de n’y voir que vanités et de tourner les talons en haussant les épaules : quid nove sub sole ? Mais pas l’homme de droit. Le pouvoir de l’opinion publique face aux affaires soumises à prescription est à questionner puisqu’il décorrèle condamnation juridique et condamnation publique, livrant l’accusé à la passion peu innocente des foules. De la même manière, si les témoignages doivent être écoutés (quel que soit le crédit de la personne accusée) il est maintenant nécessaire de leur permettre d’être recueillis d’abord par le pouvoir juridique avant que la condamnation – le cas échéant – ne soit publiquement annoncée par les médias pour éviter toute forme de pression.
Pour un retour de la censure ?
Il fait toujours bon vivre dans l’attente d’un cadre juridique parfait. Cependant, en dehors d’une reconsidération du lien entre médias et droit, ce phénomène questionne également nos propres responsabilités. Le geste d’Adèle Haenel a ouvert un mouvement de boycott des œuvres réalisées par les accusés afin de soutenir les témoignages des potentielles victimes. Geste qui connaît, encore récemment, de nombreux échos (2). Recréant un lien moral entre l’auteur et l’œuvre, estompé depuis les procès de 1857 (3), il relance la question de la censure. Opposition éthique ou censure liberticide ? Il serait hypocrite de se récrier contre la censure quand nombre d’associations que nous soutenons œuvrent pour que des œuvres violemment érotiques ou pornographiques soient interdites aux mineurs. Si la censure n’a pas bonne presse, elle est cependant partie prenante de la création artistique, qu’elle soit franche ou diffuse. Difficile donc de s’offusquer contre « la censure » en tant que telle.
En revanche, il est révélateur que la censure ne porte que sur la moralité de l’auteur et non sur la moralité de l’œuvre. Giselle Sapiro (4) analyse cette transition comme conséquence de l’entrée de l’art dans la consommation de masse. En effet, si l’art devient une industrie, la signature de son auteur devient à son tour une marque de prestige, source de juteux bénéfices (on va ainsi voir « un Polanski » plutôt que « J’accuse »). Cette signature assure de conséquents revenus ainsi qu’une renommée mondiale à l’auteur qui en est à l’origine. Le cinéphile participe à la reconnaissance de cette signature et devient un « consommateur d’art » favorisant telle ou telle production en payant pour la voir. Le retrait du droit laisse ainsi place au jugement individuel, à l’exercice du « pouvoir du consommateur » qui peut choisir de participer ou non à la renommée d’un artiste. Et ce n’est pas un hasard si les scandales ont éclaté dans le domaine du cinéma qui est une des plus puissantes industries de l’art. L’œuvre d’art devenue produit proposé à une clientèle ne peut plus être contemplée gratuitement puisque son prix la lie au pouvoir de son auteur. Difficile ainsi de trouver de la beauté dans le J’accuse de Polanski sans regretter le prix de sa place de cinéma, lorsque l’on sait qu’il est au bénéfice d’un criminel avéré.
Faut-il alors faire le deuil de la transcendance de la beauté au profit d’une éthique de consommateur responsable ? Le phénomène #MeToo invite ainsi à se questionner sur le pouvoir des médias et réseaux sociaux à créer et détruire des célébrités consommées ou lynchées par le grand public. Cette capacité nécessite d’être contenue pour ne pas prendre le pas sur le cadre juridique ou artistique. En contemplant les anonymes exploits artistiques des cathédrales, nulle question sur la moralité de leur auteur (qui était peut-être un sacré pendard en son temps) puisque ce dernier s’efface devant la collectivité d’une œuvre qui le dépasse. Valoriser davantage les équipes de production plutôt qu’une seule signature de réalisateur permettrait ainsi de rendre à l’œuvre d’art sa dimension transcendante pour que la beauté ne s’enlise pas dans des dilemmes de consommateur, aussi responsable soit-il.
Isabelle Belvallée
(1) Sabine Prokhoris, Le mirage #MeToo : réflexions à partir du cas français, Le Cherche Midi, 2021. Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste.
(2) En novembre 2021, des groupes féministes ont notamment manifesté et tenté de bloquer l’accès à la première de la pièce Mère de Wajdi Mouawad car Bertrant Cantat, l’ex-chanteur de Noir Désir, reconnu coupable d’avoir assassiné sa compagne en 2003, en avait composé la musique. Le #MeTooThéâtre avait relayé l’événement et les revendications des militantes.
(3) En 1857 eurent lieu les deux procès des Fleurs du mal de Baudelaire et de Madame Bovary de Flaubert. L’avocat de Flaubert fonda notamment sa défense sur le fait que les mœurs de Madame Bovary n’étaient pas celles promues par Flaubert : il montre qu’il existe un écart entre l’histoire narrée et la morale de l’auteur qui n’approuve pas son personnage (sans pour autant en faire la condamnation explicite).
(4) Giselle Sapiro, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur, Seuil, 2020. Gisèle Sapiro est sociologue et directrice de recherche au CNRS ainsi que directrice d’études à l’EHESS.
© LA NEF n°344 Février 2022