En Alsace, faire une retraite chez des moines n’est pas chose aisée. Malheur et heurt des guerres de religion ont fait flamber la région, avec ses scènes d’abbayes ravagées, de massacres de moines, d’exil forcé. L’œcuménisme a plutôt mal commencé. L’abbaye cistercienne Notre-Dame d’Oelenberg demeure la présence des monastères d’hier.
Il faut suivre toute la grande ligne bleue des Vosges, traverser Mulhouse, la ville du blues, ses usines, sa chimie. Sur le plateau de Réningue se trouve l’abbaye, située sur une colline, bordée par l’Oelen. C’est une construction étendue, des corps de fermes forment une muraille ; une petite chapelle jésuite avec un toit pointu se détache et la basilique trône au centre, surmontée de deux clochers vert-de-gris, admirable par sa façade-étendard, de grès brun tanné. Toute l’abbaye est située sur une longue bande de terre où des champs de patates n’en finissent pas ; des chemins tracés à la règle filent sans qu’on voie le bout, des trous d’eau dans la terre gaste font comme des glaires ; les montagnes enneigées, au loin, sont un décor insaisissable; la Mongolie du Sundgau. En cette saison, un froid glacial tape au visage, glace les traces des tracteurs et le sabot des chevaux dans la terre dure. Le soleil pâle promet de belles nuances, joue avec les nuages gris, ravit la matinée d’une lumière claire, jaune d’œuf et l’après-midi d’un orange clémentine exquis.
L’église de l’intérieur est une construction néo romane, de chaux et de grès, avec son chœur semblable au bassin des bains municipaux de Strasbourg, début du XXème siècle, surmonté d’une vierge à l’enfant noble et plantureuse. Les vitraux faits de losanges oranges diffusent une lumière paisible. Les stalles des moines sont sculptées dans une boiserie alsacienne, quelques sculptures montrent deux singes qui se grattent la tête- avertissant pour les moines distraits- un frère sculpté donne un coup de couteau dans le dos du diable, un autre roupille sur un tonneau. Oelenberg a subi la guerre, dans les sous-sols, des caves et une entrée de métro ont été construites par les poilus qui furent 1500 à tenir un campement à l’endroit où les pères-abbés reposent éternellement. En 1945, des Français ont débouté les boches de l’abbaye, au prix de morts conséquences que les diables bleus coiffés d’une tarte honorent chaque année. Un chœur militaire, viril et fier, résonna pendant la messe du samedi, à vous faire frissonner jusque dans les moelles. L’abbaye d’Oelenberg est immense, les couloirs ressemblent à ceux des vieilles écoles primaires, de mon enfance, de la vôtre, lecteurs, avec son sol en petite mosaïque, ses murs vert-d ’eau. Du temps jadis où les moines étaient nombreux, ils mangeaient dans un réfectoire fameux pour son vitrail central représentant le Christ en croix et pour une série de tableaux sur la vie de saint Bernard de Clairvaux. L’endroit est devenue une vaste bibliothèque où tour à tour on picore Yves Chiron, Joseph de Maistre, Origène et Jacques Maritain enterré en Alsace.
Derrière une porte lourde, dans la première partie du monastère, se trouve la chapelle Jésuite, construite en hommage à Léon IX, pape alsacien d’Eguisheim. Le crucifix renaissance est un chef-d’œuvre germanique. Le corps est imposant, massif, les côtes affaissées et dessinées, les bras musculeux, les doigts énormes, les jambes sportives. Le sang coule du pagne du Christ, à gros bouillon. Il faut s’approcher sous la croix du Seigneur, sous la couronne d’épines, si vous allez à gauche, le visage est relâché, il est mort ; si vous regardez à droite, le Christ sourit, semble vivre. La mort gagne le vrai homme mais le vrai Dieu triomphe déjà de la mort.
Ils ne sont plus que dix. Ils étaient cent cinquante au siècle dernier. Dix moines vivent ici, pour un si grand endroit, c’est à peine incroyable. Ce sont des ombres blanches et noires qu’on ne croise jamais, occupés dans ce jeu de legos, froid, par endroits décrépi. Comme les usines sans travailleurs que l’on dit désaffectée, c’eût pu être le sort funeste de cette dernière abbaye de plier boutique, de finir en musée de la pantoufle ou du chocolat si quelques vocations données par le Seigneur n’allaient pas, au moins, assurer une petite relève. Deux novices, robustes, bien gaillards, en rien comparables aux produits de la métropole mondialisée, sont là ; l’un ressemble à Soljenitsyne jeune, l’autre à un rugbyman.
On est d’abord accueilli par un monsieur, très simple, Bertrand. De ma vie, je n’ai connu d’homme si doux et si bon. Il a la sainteté de ceux qui sont tombés six fois et se sont relevés sept. C’est un vieux monsieur, humble, son regard est celui de l’agneau, yeux bleus comme la bonace. Il vous serre l’épaule, vous tapote le dos, vous est dévoué, soucieux comme un père pour ses enfants. Il est des Béatitudes le cœur pur, le rassasié, l’artisan de paix. Avant de nous quitter, cet homme qui se lève tôt, aux matines, pour préparer la table des retraitants jusqu’au soir des complies, nous le dit, « avec Dieu, aucun compromis » et d’ajouter: « ne cherchez pas à plaire aux hommes, plaisez à Dieu. » Un chrétien radical.
Le père Abbé Dominique-Marie d’une porte l’autre, passe dans sa coule blanche. Il a l’allure des sages, sa voix est retenue, calme, toujours pesée. Ancien instituteur, collier de barbe à l’ancienne, il entre au monastère à la cinquantaine, soucieux d’observer les trois préceptes de la règle de saint Benoit : l’obéissance, la stabilité, la conversion. Cet homme s’est converti. Converti ? Mais n’était-il pas déjà chrétien ? La conversion dont le père-abbé parle est celle qui consiste à mettre Dieu au centre de tout qui relie l’amour, la beauté, les arts, la joie. Il y a chez ce père abbé une douceur, une légèreté et une familiarité surprenante, il tutoie facilement, vous rend visite à la table des retraitants, accepte un bout de gâteau, refuse qu’on lui baise l’anneau. C’est un religieux ouvert au progrès, aux dialogues, mais, sans que cela ne devienne un « en même temps » intenable, est résolument critique devant les conséquences des grands choix liturgiques et religieux du dernier Concile et ne peut qu’observer la chute depuis cinquante de la pratique, de la foi catholique pendant des messes où l’on a quelquefois fait pas mal d’abus, voulu faire table rase.
Dans la chapelle d’hiver ont lieu les offices dits simplement, de manière épurée dans un grégorien limité qui touche comme la flèche qu’on n’entend pas alors qu’on espère le grand spectacle latin d’autres abbayes. Le père prieur, un très vieux moine, Agecanonix en robe de bure, qui se promène en youpala, donne le La, en avant la musique. Et l’office est comme une petite rivière parmi les montagnes où des cailloux roulent dans un ruisseau poussé par le sifflement du vent dans la nature.
Si Bernard Pivot me refaisait son Questionnaire, du temps de Bouillon de culture, à la question « le son et le bruit que vous préférez ? » je répondrais volontiers : « la cloche qui s’ébranle dans la nuit pour annoncer les matines. » On est arraché du sommeil et du lit. Le psaume 3 chanté la nuit me procure un effet roboratif et pacificateur. David fuit devant son fils Absalom et dit « je m’éveille : le Seigneur est mon soutien. /je ne crains pas ce peuple nombreux/ qui me cerne et s’avance contre moi. / Tous mes ennemis tu les frappes à la mâchoire ;/ les méchants, tu leur brises les dents ». Dieu chanté dans les psaumes me ravit, il est bon comme un père, aimant et sévère ; il vous embrasse et réalise des bienfaits, accomplit des merveilles et casse des nuques. Il est bon de commencer sa journée avec une oriflamme et un Dieu qui met des tartes.
A table, les rencontres sont originales et témoignent aussi de la diversité dans l’unité de l’Eglise. Oui, il est bon pour les tradis de rencontrer des frères dans la foi qui ne pratiquent pas la même forme, ne pensent pas toujours pareil. Un mari se prépare à être diacre, n’entend que couic au latin, se crispe à l’idée de prières en bas de l’hôtel, ne comprend pas que s’il peut être diacre c’est parce que les vocations se réduisent comme neige au soleil ; une mamie suisse de quatre-vingt-douze ans passe ses vacances ; une autre plus jeune, consciente d’être un personnage de Houellebecq, est venue faire un point sur sa vie ; un bon père de famille qui attend son quatrième enfant est venu se ressourcer, baptisé dans le Jourdain, capable de pleurer quand il parle du Christ.
Au cours de cette courte retraite, j’ai encore voulu percer le mystère de cette conversion totale que cherche les moines, j’ai voulu sentir le mystère de la foi, et, sans l’avoir encore compris, je m’y approche comme je peux.
Nicolas Kinosky
Site de l’abbaye d’Oelenberg : https://www.abbaye-oelenberg.com/
© LA NEF le 31 janvier 2022, exclusivité internet