Messe © Unsplas-Josh Applegate

Sortir de la crise par le haut

Traditionis custodes a provoqué de fortes secousses dans l’Église, un peu comme l’avait fait la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. Point de vue et propositions – à débattre – pour sortir de cette crise.

Lorsque, en 1685, Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, cette décision, motivée par la volonté d’assurer l’unité religieuse et politique du Royaume, fut accueillie par un concert de louanges émanant de la très grande majorité des catholiques français. Pourtant, chacun s’accorde à dire que la révocation de ce qui constituait un édit de tolérance religieuse fut non seulement une faute morale et une catastrophe économique, mais également un piteux échec : la destruction des temples et les dragonnades n’empêchèrent nullement la reconstitution d’un protestantisme clandestin (« le Désert ») et provoquèrent même des révoltes sporadiques, la plus connue étant celle des Camisards (1702).
Or, à plus de quatre siècles d’écart, et toutes choses étant égales par ailleurs, il n’est pas certain que la postérité réserve, dans le long terme, un jugement nettement plus favorable au motu proprio du pape François Traditionis custodes du 16 juillet 2021 au regard tant de son contenu, de ses conséquences et de ses justifications.
C’est d’abord l’extrême rigueur du contenu de ce motu proprio et, plus encore, des Responsa de la Congrégation pour le Culte divin du 18 décembre 2021 qui a surpris jusqu’à des personnalités réputées progressistes. Alors que Benoît XVI, par son motu proprio Summorum pontificum de 2007, avait accordé une large liberté aux prêtres pour célébrer l’ancienne messe, allant même jusqu’à dire qu’il n’y avait « aucune contradiction entre l’une et l’autre éditions du Missale Romanum », Rome a brutalement mis fin à ce qui constituait un édit de tolérance en programmant la disparition dans un avenir proche du missel en usage avant la réforme liturgique de 1969 ainsi que l’extinction des communautés traditionnelles. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur l’ensemble des dispositions de Traditionis custodes ainsi que des Responsa qui sont déjà bien connues. Rappelons seulement que, dé­sormais, tous les prêtres nouvellement ordonnés devront obtenir l’autorisation de Rome pour pouvoir célébrer l’ancienne messe ; que cette messe ne pourra plus, en principe, être célébrée dans les paroisses ; et, last but not least, que si elle doit l’être pour des raisons exceptionnelles, elle ne devra pas être mentionnée sur la feuille paroissiale…
Les conséquences de Traditionis custodes risquent, ensuite, d’être un désastre. Désastre psychologique, car la dureté dont ce texte témoigne à l’égard d’un rite qui fut celui de l’Église catholique pendant plusieurs siècles a plongé de nombreux fidèles dans une profonde incompréhension (le mot est faible), tant elle tranche avec les éloges répétés que le pape François ne cesse de faire de la diversité religieuse et cultuelle, comme dernièrement dans la cathédrale maronite de Nicosie (Chypre) le 2 décembre 2021 : « Dans l’Église catholique, il n’y a pas de murs et, s’il vous plaît, qu’il n’y en ait jamais ! Elle est une maison commune, le lieu de relations, la coexistence des diversités. Tel rite, tel autre rite… untel voit les choses de cette manière, telle sœur les voit ainsi, telle autre les voit autrement. C’est la diversité de chacun et, dans cette diversité, la richesse de l’unité. » Désastre matériel, car l’interdiction de recourir à l’ancien rituel pour les ordinations sacerdotales, si elle devait être confirmée pour les instituts Ecclesia Dei, en signerait ni plus ni moins l’arrêt de mort. Ce que l’Église a vécu dans les années 70 et 80, avec la rébellion de Mgr Lefebvre, en fait d’occupations des lieux de culte, de messes clandestines et d’ordinations illicites, pourrait à nouveau – et à court terme – advenir, mais avec une ampleur inédite.

Quelles justifications ?
Venons-en, enfin, aux justifications avancées. Celle invoquée par Jean-Louis Schlegel (La Croix, 6 janvier 2022), selon laquelle les communautés traditionalistes se caractériseraient par un attachement à une vision théologico-politique contre-révolutionnaire, ne retiendra pas longtemps : s’il est incontestable que ces communautés comptent davantage d’électeurs de droite que de gauche, si celles-ci sont plus sensibles aux thématiques de la défense de la vie et de la famille qu’à l’accueil des migrants et de l’écologie, le concile Vatican II a rappelé à juste titre que les choix politiques relèvent de la compétence exclusive des laïcs et que, sauf à verser dans un cléricalisme, la hiérarchie n’a pas à sanctionner, par des punitions d’ordre liturgique, qui plus est collectives, la nature de ces choix. Il va sans dire que de telles punitions seraient tout autant condamnables si elles devaient viser des catholiques orientés à gauche.
La justification tirée de l’hostilité au concile Vatican II ne retiendra pas davantage, puisque, contrairement à la Fraternité Saint-Pie X, la grande majorité des fidèles traditionalistes seraient bien en peine de citer un seul texte ou principe avec lequel ils sont en désaccord. Et ce constat n’est pas contredit par la préférence de ces fidèles pour la messe ancienne, car cette préférence procède seulement de la conviction que la messe réformée, en dépit de certains apports (comme l’enrichissement des lectures bibliques), n’a pas rempli toutes les promesses du concile lui-même, ce d’ailleurs pour des raisons peut-être moins théologiques qu’anthropologiques. Enfin, l’argument de l’opposition au concile devrait être invoqué mezzo voce par ceux-là mêmes qui ont applaudi à l’adoption de Traditionis custodes : ces derniers sont-ils en effet certains d’être tout à fait au clair avec l’ensemble des principes et règles consacrées par les textes conciliaires, tels l’infaillibilité pontificale, le sacerdoce exclusivement masculin, le célibat ecclésiastique ou encore l’usage du latin lors de la messe ?…
Reste la justification, dont l’importance a été soulignée à juste titre par Isabelle de Gaulmyn (La Croix, 13 janvier 2022), tirée de la nécessité d’assurer l’unité liturgique dans l’Église. À cet égard, il faut le dire clairement : il est regrettable qu’un certain nombre de prêtres des instituts Ecclesia Dei refusent obstinément, ne serait-ce qu’une fois par an, à la messe chrismale, de concélébrer selon le nouvel Ordo. Il est également dommage que des communautés traditionalistes, sans pour autant constituer une « Église catholique bis », aient pris l’habitude de vivre la liturgie dominicale sans guère de liens concrets avec l’Église universelle et diocésaine, en pratique comme si le concile Vatican II n’avait pas existé. Pour autant, il est à craindre que l’unité à laquelle aboutira une application stricte de Traditionis custodes soit une unité par l’exclusion, non par la communion : en d’autres termes, pas plus que la révocation de l’édit de Nantes n’avait convaincu les protestants de revenir vers le catholicisme, pas plus Traditionis custodes, dans sa rigueur, ne fera revenir les fidèles de la mouvance traditionaliste vers la messe réformée.

Quelques propositions
Afin de sortir par le haut de la crise qui s’annonce, l’urgence commande donc de réfléchir à une solution alternative. Or, à la vérité, la seule qui puisse aujourd’hui rendre compte à la fois de l’exigence d’unité, de la nécessaire mise en œuvre des intuitions du concile Vatican II, de la sensibilité des communautés traditionalistes et de l’importance de la continuité liturgique dans l’Église est de parvenir, au moins dans certains lieux, à un rapprochement entre les deux formes du missel. En pratique, d’un côté, il pourrait être accordé très largement aux prêtres des instituts Ecclesia Dei l’autorisation de dire la messe ancienne, à la condition qu’ils utilisent le riche lectionnaire de 1970 et assurent l’unité de l’action liturgique, et pourvu qu’ils acceptent au moins ponctuellement de concélébrer selon le nouveau rite avec l’évêque. De l’autre côté, les prêtres qui utilisent habituellement le nouveau missel pourraient, s’ils le veulent, y insérer les éléments auxquels sont attachés les traditionalistes, tels l’offertoire de l’ancien rite, le silence pendant le canon, l’usage de la langue latine et l’orientation commune du célébrant et des fidèles. Cette possibilité (qui existe déjà pour les deux derniers points) serait, davantage qu’un texte jugé punitif et injuste, de nature à changer le regard de beaucoup d’entre eux sur la réforme liturgique. En outre, elle pourrait contribuer, à terme, en permettant un usage diversifié de l’Ordo de 1969, à atténuer les inconvénients objectifs résultant de l’existence de plusieurs missels au sein des communautés catholiques de rite romain.
Tout peut encore être mis en œuvre pour que la crise provoquée par Traditionis custodes ne s’ajoute pas à la longue liste de celles qui, dans l’histoire de l’Église, ont déchiré la tunique sans couture du Christ et morcelé l’unité du christianisme. Pour que Traditionis custodes ne soit pas, dans l’histoire de l’Église, la tâche que la révocation de l’édit de Nantes a été dans l’histoire de France.

Jean Bernard

© LA NEF n°344 Février 2022