J’ai vingt ans et je veux mourir

Ce récit s’inspire d’une histoire vraie ; il répond à une promesse faite le jour de la descente du corbillard d’une jeune fille de vingt ans qui venait de se donner la mort, sans doute par désespoir. Promesse de dire la souffrance ; promesse de dire la vérité. Mais aussi, volonté d’évoquer le vide laissé, la douleur des proches et finalement, l’absurdité d’un tel geste.

Il fallait bien justifier le mal-être, la mise à distance, l’autre monde intérieur qui happait l’âme vers un gouffre abyssal ; jusqu’où allais-je tomber ? Rien ne me retenait : ma beauté de jeune fille n’attirait pas, mes parlers littéraires ennuyaient – du moins le croyais-je –, ma foi me gênait et surtout mon sang portait bas un mal héréditaire. Je ne savais donc pas où adresser ma souffrance.

La souffrance a-t-elle un sens ?

On me disait : « la foi renverse les montagnes » et j’avais l’impression qu’on parlait pour quelqu’un d’autre. La montagne, je la connaissais, un peu ; elle avait été le lieu de ma famille, autrefois, bien loin, et elle m’attirait : je ne voulais pas qu’on la renverse justement. Il fallait la grimper au contraire, la prendre à bras-le-corps et c’est ce que j’allais faire, vous allez voir. Peut-être le cantique évoquait-il des montagnes intérieures ? Moi, je voulais bien qu’on renverse mes montagnes, mais il fallait le dire, il fallait en parler de ces montagnes de mensonge, de ces non-dits, de ces pertes de sens où je me perdais dans des chemins de traverse en allant vers les autres, alors que pour moi tout était simple : une tulipe remplissait ma vie, un chat ronflait sur mes genoux, un père me regardait écrire. Alors, pourquoi vouloir détruire ce qui n’existait pas en moi ?

Par conséquent, la foi, ma foi que je croyais vive et nourrie, voulait couler comme une rivière au matin, cherchait à me libérer de ce mal difficile à expliquer, enfermant, minant, surprenant, jamais là où on l’attendait, toujours rejaillissant dans un coin de la conscience, tirant vers le bas ou bien soufflant fort vers le haut. Je voyais bien que je n’étais pas comme les autres ; eux, ils riaient de rien, moi j’explosais de tout ; ils marchaient la tête en l’air, je frôlais les murs parce que mes jambes ne me portaient pas bien ; ils écoutaient Pink Floyd, je ne jurais que par Mozart. D’où venait cette maturité étrange qui me faisait tout comprendre, tout voir, tout ressentir sans jamais pouvoir en profiter ? Quelqu’un pleurait, j’avais des torrents de larmes dans mon corps ; le soleil se couchait sur la mer, je voyais des flambées au ciel. Tout était excessif et cela devenait insupportable, au sens propre : je ne pouvais le porter. Il me fallait le Christ, sa croix pleine et entière, pas seulement son bout de bois : ses souffrances, le sang qui coule, les mains pleurantes et le cœur ouvert. Ma religion rejetait tout cela ; elle prônait l’intellectualisme, la lecture des Écritures, la simple transmission des gestes eucharistiques. Comme aurait dit Claudel : cela manquait de chair ! Moi, du haut de mes dix, quinze, vingt ans, j’avais compris que l’excès plaît à Jésus. Je voulais bien écrire, mais pas pour faire joli. Il me fallait du solide.

Alors, j’ai manqué le coche. J’entrais à la Catho ; tout était lisse, pâle, sans relief. Justement, pas de montagnes à traverser. On m’accueillait, ça, c’était chouette ! Je logeais dans un foyer pour jeunes filles : voilà de quoi renforcer ma solitude. Paris m’envahissait, j’étais trop petite, Baudelaire m’entraînait, je perdais pied : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble /Là où tout n’est qu’ordre, luxe, calme et volupté. » C’était l’appel de l’ailleurs, le voyage intérieur, une fraternité étrange, un inceste presque. Trop de ressemblance, trop de masculinité aussi. Où étaient les femmes poètes ? Elles n’avaient souffert que de solitude, d’abandon affectif, de rejet. Cela devenait irrespirable. Même les trottoirs me faisaient tomber plus bas. Tout ce gris, vous n’avez pas idée !

L’appel du gouffre

Le piège s’est refermé sur moi ; je cherchais la gloire. Je voulais écrire. À vingt ans, on est aux prises avec la crise métaphysique : la vie s’ouvre devant nous et avec elle, les béances intérieures, les incompréhensions extérieures, l’ennui du day to day, le vieillissement des parents. À quoi se raccrocher ? les arbres perdent leurs feuilles en hiver, les squares se vident, les rires s’estompent, la pluie rebondit sur les toits. Ah, les toits de Paris ! le zinc à n’en plus finir, le gris de gris, la rencontre avec le ciel. Il faut savoir résister à la mélancolie. Or, j’étais dedans depuis toute petite : que ça ! le spleen, la nostalgie des paradis perdus, l’amour qui ne vient pas, le regard des autres. Justement, c’est mon regard que plus personne n’avait l’air de pouvoir soutenir. Je scrutais et en même temps je renvoyais vers un au-delà de souffrance. Mon regard allait et venait intérieurement. On me voyait et on voyait mon mal-être. J’avais fini par comprendre que je faisais souffrir malgré moi, que je m’étais mal à l’aise. Et là, la mystique, à nouveau, me manquait. Il fallait me dire que ce trou intérieur était un syphon surnaturel. Disons, que je pouvais le laisser se transformer en union divine. Mais oui, je ressemblais à Élisabeth de la Trinité avant son entrée au Carmel ! Tout le monde est appelé au salut ; pas seulement, et surtout pas, les bien-portants ! J’aurais pu grimper la montagne sainte, il m’aurait fallu un guide, une communauté. Mais voilà, on me disait : « l’église est en crise (comme ma mère, d’ailleurs) », « tu n’es pas de ce bord, on ne t’ouvrira pas la porte, elle est réservée aux jeunes filles de bonne famille ». Le latin, je connaissais ; les bonnes manières, aussi. L’appel, je l’avais. C’est ça qui m’attirait rue d’Assas. Et d’ailleurs, la gentille Secrétaire de direction ne s’y est pas trompée lorsqu’elle a prié mon ange gardien après mon départ. Elle savait bien que je cherchais Quelqu’un. Elle savait que je n’avais pas fugué avec un autre. Elle a eu ce regard triste et compatissant en apprenant ma disparition. Au même moment, d’ailleurs – je l’ai su plus tard, trop tard – j’étais là-haut, dans la montagne, sous un arbre. Je regardais dans le vide ; c’était fini, Mozart avait joué sa ronde une dernière fois, le petit matin avait basculé dans un trou sans fond. J’avais donné ma dernière et unique leçon.

Une leçon de vie en oxymore

On me destinait à l’enseignement, alors que je voulais plutôt me cloîtrer. Peut-être aurais-je étouffé, que sais-je ? C’est étrange, la vie ; il faut l’aimer envers et contre tout. Je regrette, en fait, parce que j’ai fait du mal. Mes parents ont souffert ; beaucoup. Ils sont partis un soir par le train de nuit, comme moi la veille. Ils n’ont pas dû dormir. On leur avait dit : « votre fille a été retrouvée étendue, sans coup, sans blessure, inerte. » Moi qui croyais que je les dérangeais ; je les ai vus – est-ce cela, je ne sais ; il faut relire Sartre et son Huis-clos – je les ai vus faire leur petit bagage, aller à la gare de Lyon, monter dans les couchettes. Sans se parler, comme d’habitude ; mais, se parlaient-ils encore ? Quelqu’un avait été mandaté pour les accompagner : celle qui se met à ma place aujourd’hui. Je la remercie.

La nuit fut longue ; le réveil, totalement glauque. 6h30 du matin, une gare de je ne sais quoi, perdue entre un lac artificiel et une montagne, dans une rue sans fin où l’ennui trompe avec les cigales endormies. Tout respirait la fin. Même la gendarmerie était irréelle ; on épela mon nom, refit le registre civil de mes parents, évoqua une mort subite, puis il fallut passer à côté. Et là, ce fut le coup de grâce : je compris trop tard – pouvais-je comprendre, je ne sais – que j’étais aimée. Vous voyez, c’est ça le problème : l’amour se dit, l’amour se montre, en retrait, pas en possessivité. Sinon, c’est l’inceste. Oui, je ne plaisante pas. Le latin nous le dit : incestueux vient de incastus, « le désordonné, le mal rangé, le a-syntaxique », ce qui ne peut se dire, ne peut s’orienter de façon juste… et cela finit parfois dans la déviance. Moi, on m’avait laissée tranquille, mais c’était limite, je le sentais bien. Trop de tendresse qui exprimait un manque ; trop de complicité qui cherchait un appui. Ils étaient deux, et je n’arrivais pas à faire le lien entre eux. J’étais le bébé de l’inespéré, la fille qui vient après la mère perdue, autrefois, pendant la guerre ; le cerveau qui comprend, qui lit dans les âmes et comble les folies. On me racontait des carambistouilles, des félonies, des attentes ; je ne pouvais pas porter cela, ce n’était pas à moi de porter cela. Comme partout ailleurs en bourgeoisie, on était en situation d’inceste. Et ça, l’Église, les églises n’avaient pas vu venir, ils croyaient tous que l’argent fait le capital pour vivre, que le Seigneur se satisfait de nos aumônes, que le catéchisme répond à toutes les questions et que « la messe est dite pour toujours ». Ils me disaient : « on est libre, intelligent, éclairé, tolérant ; prends ta vie en main, ça ira mieux. »

Je n’ai pas voulu les prendre au mot ; c’est trop humiliant pour une littéraire ; l’Évangile ne se prend pas à la lettre, d’ailleurs. Les mots, je connaissais, vous l’avez compris. J’avais lu Camus – plus facile que Sartre. On avait fait Niezsche en philo ; et on me lisait Pascal à la maison. Mon grand-père était un spécialiste de Montaigne. Bref ! on carburait et moi, je comprenais. On m’avait laissée me boursoufler d’orgueil. C’est bizarre : un adolescent, on croit qu’il se fait tout petit, qu’il veut disparaître. Au contraire, il a besoin de hauteur, qu’on le remarque. Moi, je voulais qu’on lise mes livres, qu’on reçoive mes leçons de vie ; j’aimais le contraste et j’avais l’esprit de contradiction. Terrifiant, ce pouvoir de faire l’inverse de ce qu’on vous demande. On implorait mon pardon, je rendais un air presque hautain. C’est ainsi que je perdis mon vrai visage.

Un visage absent

Quand on m’a descendue, le long de la route, allongée, j’avais perdu mon apparence sur terre. Il faisait beau, pourtant. Toute la famille m’attendait ; quel rendez-vous de maître ! On pleurait, on souffrait, je ne comprenais plus. On avait mis Pachelbel, je crois. Je suis entrée dans le hall, on m’a mise au grand salon, entre le canapé Louis XV et le pianoforte. C’était joli, les rayons du soleil entraient par les persiennes closes. J’avais l’air de triompher, mais en fait, vous savez, je me sentais caqueuse. Tout ce mal pour un moment éphémère d’adieu ! Et après, qu’est-ce qui m’attendait ? Peut-être que j’avais vu trop grand ; peut-être que j’avais été bernée. Ce n’était pas si simple, en effet. La lumière avait été passagère, le vent avait soufflé légèrement, mon ange avait toqué à la porte. Enfin le mystère dont on m’avait dit qu’il accueillait tout le monde. Trop fastoche, peut-être !

Alors, quand on est entré dans la maison, il fallait continuer vers la cuisine. Moi, on m’avait fait bifurquer sur la droite, vers le salon comme je vous l’ai dit. Mais, est-ce que je peux encore vous dire quelque chose ? Je crains d’avoir manqué ma leçon. Je voudrais encore parler, j’étouffe vraiment dans cette boîte ! Et puis, mon visage souriant, où est-il ? Pourquoi vous ne l’avez pas peint sur la toile accrochée vers la cuisine. On m’a raconté, je sais tout. On me dit que je suis là, en portrait, avec un joli chemisier qui m’allait bien ; j’ai les mains qui se rejoignent, les cheveux courts comme d’habitude. Mais quel silence ! Plus de bouche, plus d’yeux, plus de nez ; un trou, une face sans traits. Le pire, c’est qu’on me reconnaît. Je ne peux pas faire semblant et revenir. J’ai disparu dans l’envers du décor. Orphée, où es-tu ? Et je suis donc là sans y être, je respire une lumière d’outre-tombe. En fait, on dirait que je suis sur un seuil. Mais je ne peux plus dire « je suis » – d’ailleurs, seul le Christ a pu le dire réellement, entièrement, et ils sont tombés la face contre terre.

J’étais allée voir La Vie est un songe, de Calderon de la Barca ; à la Comédie française parce que cela faisait bien, et que c’est très bien. J’aimais le théâtre parce qu’il permet de « dire la vérité » comme répond Giraudoux à un critique littéraire. Et donc, je vivais les choses comme dans un rêve. Pour fuir la réalité, classique ! On me disait romantique ; je savais déjà que j’annonçais un autre mal : la révolte, l’incapacité à entendre, la désobéissance. Ne cherchez pas : ils l’ont tous dit, depuis, nos intellectuels. Mai 68, la mort du père, la libération. Moi, c’était déjà trente ans après. Je n’avais pas pu rebondir encore. Et puis, il ne suffit pas de retrouver les formes pour que cela marche. Les garde-fous sont nécessaires, mais ils ne suffisent pas. L’âme est infinie, elle a besoin d’élévation. Il faut des défis, des buts, des désirs, des horizons. Sinon, on va continuer longtemps à se renvoyer la faute ; comme un couple mal luné qui dit : « TA fille nous a quittés ; c’est à cause de toi, tu lui parlais trop, ou pas assez ». L’enfant n’est pas un dû, l’enfant n’est pas un capital de bonheur ou d’immeubles. L’enfant est une personne en devenir, un masque qui doit correspondre au visage de l’âme.

Et justement, j’ai perdu mon visage ! Pour toujours, je le crains. Pas de joker après la montagne, le disque s’est rayé à force de tourner ; je ne pouvais plus l’arrêter, mon corps ne répondait plus. Alors, qu’est-ce que vouloir, véritablement ? On croit faire un acte de volonté, on prend son bâton, un billet de train, des médocs, et le tour est joué, dé-joué plutôt. On fait quelque chose, mais pas un acte libre, parce que la conscience n’est pas assez éclairée, le cœur n’y est pas. On ne vit pas pour soi ; on ne meurt pas pour soi. J’aurais dû accepter l’amour, tout simplement, trop simplement. Maintenant, la lumière est faite ; on verra ! En attendant, merci à celle qui m’a rendu une vie !

Anne Bugeac

© LA NEF le 1er février 2022, exclusivité internet