Naples avec au fond le Vésuve © Pixabay

Fugue napolitaine

Voyage d’avant carême à Naples, couleurs, faste, spectacles bizarres étaient au programme.

Fallait donc que Claude Levi-Strauss allât dans les tréfonds de l’Amazonie interroger la nature de quelques tributs alors que la population de Naples se prête à tous les essais d’anthropologie et que l’explorateur perdu dans la contrée bizarre d’un sud primitif y trouve un terrain de jeu fabuleux pour assouvir sa curiosité ?

Il faut imaginer Naples comme un vaste tableau contrasté, avec ses obscurités, ses ombres, et ses éclats de lumière. C’est une toile burlesque et populaire, crasseuse et mal fichue qui, on ne sait comment, fait un ensemble charmant. Elle a la beauté bizarre d’un Véfour de carrefour kitsch avec ses couleurs pétantes. Une faune glauque tirée des contes du Shakespeare napolitain, Giambattista Basile, occupe l’espace : la grande comtesse descendante des Colonna di Reggio à la robe de taffetas blanc, les dondons, les vieilles simplettes et maigrelettes, les beautés fatales aux dents cariés, les Vélines potiches des bas-fonds, les gitanes furieuses sorties d’opéras oubliées, les fleurs d’Érythrée tenues par des maquereaux dépendants à l’extra pure en poudre ; puis une farandole d’interlopes, de comiques, de farceurs et de fantaisistes composée de diseurs de bonne aventure qui arnaquent les passants, de rupins des tavernes, d’arracheurs de dents, de cracheurs de feu, de bossus faiseurs de miracles, de scuginizzi vendeurs d’artichauts courant entre les carrioles et les caravanes, voleurs d’abbés en soutanes, lascifs ou sévères, et de mignons, à l’épaule dénudée, une rose dans les cheveux, qui s’accommoderaient de quelques officiers et gens illustres.

L’esprit des contraires est de Naples. Elle a quelque chose de viscéral et de puant, quelque chose qui grouille en elle, une sainteté combinée à une insanité ; la mystique l’occupe comme la magie païenne l’ensorcelle. Elle est affamée comme louve et chaste comme carmélite.  « Avoir le mal de Naples » est une de ces litotes de la renaissance encore utilisée chez Scarron dans La Précaution inutile. Qu’on se garde bien de croire qu’il s’agit là d’avoir des états d’âme devant la baie qui donna l’envie à Goethe, après l’avoir vue, de mourir. Ce mal, s’il ne touche pas le cœur, concerne le bas-ventre. Les amours tartignolles sont à Vérone ce que la chaudière des amours honteuse est à Naples. Les jeunes loups faisant leur grand Tour ne manquaient donc pas, entre l’Hercule Farnèse et la Vénus callipyge, de cultiver quelques fleurs vénéneuses et de contracter quelques spécialités vénériennes, véroles vénusiennes en cette terre du Vésuve. Pire que les cocktails de mauvaise vodka et de tequila mêlée, le jus d’amour (l’expression est de l’Arétin dans les Raggionamenti) des lupanars augurait, le lendemain, des maux de crâne, des chancres et des mictions au rasoir. La maladie d’amour.

Il y eut même des pratiques plus graves. En 1945, à la libération de la ville par les Amerloques, les femmes affamées, nous racontent Curzio Malaparte dans la Peau, donnaient à consommer leurs enfants aux tirailleurs marocains. Le prix de la chair coûtait moins cher que le pain. Cette technophagie moderne rappelle les juives qui cuisinèrent leurs fils pendant le siège de Jérusalem en 70 comme le rapporte le pseudo Hégésippe.

Il y a une mystique de la femme napolitaine. Un mystère. Elles ont des origines grecques, mêlées d’arabe, d’andalou ou d’arménien. Elles sont natives des galères espagnoles, leur peau sent le tabac. Elles possèdent les dons des nécromanciennes. Elles vous bénissent comme elles vous maudissent. Elles prennent de grands airs et, en comédiennes tragiques, jouent aussi bien Médée qu’Amenaïde. Sofia Loren dans Ieri, Oggi, domani, illustre la femme napolitaine, l’Adelina qu’on rêverait tous, comme le lys la gloire de l’ancien régime. Truculente, virulente, assoiffée, menaçant avec une paire de ciseaux de couper les parties d’un mari récalcitrant. Si elles partent en furie avec un couteau à la main, elles sont toujours romantiques, attendries par la lune. Les blondes aux cheveux flamboyants disputent aux noiraudes frisées le secret des villas romaines ; parées de fausse pudeur, elles sont marmoréennes, poudrées, sans doute une réminiscence des garnisons angevines.

Le voyageur à Naples aura peut-être la suprême fortune de trouver pour alimenter son étude un Femminiello. Chaque quartier a sa femmelette, son travelo, apprêté comme il faut, maquillé comme une fiat volée. Des ciseaux experts ne lui ont pas coupé à la naissance ses pendants attributs. Choisi depuis l’enfance, souvent le dernier de la famille, désigné comme l’élu, il est chouchouté par les gens, gardé à la maison comme au sérail. C’est un castrat raté, il prend du bide, perd ses cheveux. Les formes incertaines penchent vers Raymond et Marcel en jupe et rouge à lèvres comme si l’on prenait Helmut Berger d’aujourd’hui pour jouer dans les Damnés un transformiste fou de Marlène Dietrich. La tâche du Femminiello ? Très sociale ! Les Napolitains lui ont conféré des pouvoirs surprenants comme les bossus, jadis, dans les villages de Sicile. Ils portent bonheur, font gagner à la loterie, soignent le mal de dos ; prennent dans leurs bras en premier le nouveau-né, signe de fortune.

Naples est une succession de plaisirs et de merveilles. Le Christ lui-même devant la baie se mit à pleurer tellement que c’était beau. Des larmes poussèrent des vignes dont on tire le lacrima Christi, un nectar rubis vif et impétueux. Il y a le soleil. Les Napolitains lui rendent un culte particulier, précieux et invincible comme sous le règne de l’empereur Aurélien. O sole mio, les lecteurs s’en souviennent. Le Soleil est divin comme un dernier vestige du paganisme. La chanson napolitaine ensuite. C’est un hymne à ce soleil, à la grande beauté de Naples. Alors que l’on marche dans la rue, un type sur un balcon prend son micro et entonne la Malafemmena de Toto « te voglio ben e t’odio, nun ti pozzo scurdà ». Un autre au restaurant s’égosille « Oi vita, Oi vita mia, Oi core e chistu core, si’ stato lo prima more, lo primo e l’urdimo sarai pe’mè ». Un autre séduit une cour de dames avec Ciccio Formaggio, à la guitare, redoublant l’accent faubourien de la ville.

Et les pâtisseries surtout. Scaturcchio fait la nique à la basilique saint Dominique en exposant derrière son dos des douceurs coupables : sfogliatella croustillante en forme de sexe de femme, baba phallique moelleux prêt en bouche, cannolo érectile à la crème sucrée de ricotta, ministeriali au chocolat à la mousse au rhum. Ajoutons-y la cibo de la strada : les frittatine au beurre et à la viande, les arancini coniques, épicés aux petits pois, les gnocchis alla sorrentina, les pasta e patate de Nennella et la pizza moelleuse à la mozzarella et scamorza aux cratères juteux de tomate et pas un moine trappiste n’observerait son carême. Ah la felix culpa ! Ces délices sont engloutis dans l’instant. Plus de Baba. Plus de ministeriali. Fernuto ! Le bonheur est déjà loin. Une badinerie pâtissière révèle les rares bonheurs de l’existence.

Naples est l’otage éternelle du jour et de la nuit. La vie puissante, électrique, vous pousse, c’est l’envol comme l’apothéose d’un jésuite peint sur un plafond d’église quand, comme Phaéton, un torrent de rues, la boue des ruelles, les boyaux, les cavernes sombres des venelles vous engloutissent. Naples sombre dans le drame et la mort. Les Napolitains sont des personnages d’un théâtre comique et tragique. Ils savent qu’ils sont pécheurs, infiniment, ils sont les créatures du malheur, ils en jouent. La mort peut frapper. Elle a frappé. La peste, la malaria ont succédé aux éruptions du Vésuve, sorte de princesse très caractérielle. Les plaisirs polaroïds prennent l’allure de coups de poing, les baisers de morsure, les caresses de lacération. Tout dans l’instant. La douceur passe au doucereux puis vire à l’amer. Le sucré se faisande. Les grenades vermeilles pourrissent, les oranges se gâtent, les pommes fermentent. Bacchus est malade.

On passe d’un coup de rideau d’une scène de rire à une scène de larmes. La mafia tue au café, en plein midi, en terrasse. Dix balles dans le dos. Un migrant est retrouvé brulé dans une carcasse de bagnole. Le sang froid coule sur le perron d’une église. Les scugnizzi d’hier vendent de l’héroïne. On chante son amour qu’il faut en faire le deuil. On célèbre une naissance qu’il faut poser dans le sacellum de son immeuble l’image de sa mamma défunte. Si tu as aimé, c’est que tu dois souffrir. Si tu souffres, si tu es mort, c’est que tu as aimé.

Carlo Gesualdo, un soir d’insomnie, surprit sa femme avec un autre homme et les tua tous les deux à coups de fusil, qu’il redoubla d’un coup d’arbalète puis d’un coup de hache. Hanté par le jugement dernier, il composa un motet terrible de langueur comme une longue maladie incurable « o dolorosa gioia, o soave dolore ». Sammartino réalisa une statue d’une douceur et d’une telle finesse qu’elle illustre l’œuvre du compositeur. Il git au centre de la capella Sansevero, le Cristo velato. Mort. Figlio, Figlio, Figlio, Figlio, amoroso giglio ! On entendrait Marie pleurer. Mais point de pathos ! Son corps est au repos. Son cadavre respire. Il ne connait ni les outrages, ni les plaies de la passion. Un voile léger le recouvre. Ce christ dépassionné, méditerranéen, est à l’heure de la sieste.

Naples ne cache pas la mort, elle l’expose, l’exorcise comme pour l’apprivoiser. Dans la crypte de Santa maria ad Arco del purgatorio les morts font partie de la famille. Chacune à son petit carré, son rangement Ikea où elle conserve le crâne de mamie pimpé de perles et de couronnes sous des guirlandes en crépon orange et vert.

La vie à Naples est aussi souterraine. Le sol charrie toujours des amphores, et les galeries en tuf pour abriter les habitants des bombardements de 1945 tracent les formes d’une ville enterrée perdue dans le néant et l’oubli. Via san Gregorio in Armeno, la porte des Enfers, que l’on sorte ou que l’on entre, communique entre ces deux mondes, entre les morts et les vivants. Si Virgile chantait à propos d’Enée et ses camarades descendus voir la Sybille de Cumes « ibant obscuri sola sub nocta per umbras », il le dirait aujourd’hui de ces voyageurs qui pénètrent via dei tribunali, del Nilo, di san Biagio ai libriai et se perdent dans les entrailles de la ville enroulées, enfilées, éparpillées, étendues.

Les édifices lourds, les palais imposants, les églises massives s’élancent, s’imbriquent les uns sur les autres comme des lego sans que jamais l’on ne sache d’où ils partent et où ils s’arrêtent ; les rues étroites laissent peu passer la lumière ; le ciel bas et lourd pèse ; les cours aux escaliers labyrinthiques sont des cavernes ; les demeures aux contours gris et aux murs couleur sang de bœuf ou jaune d’œuf menacent ruine ; le sol fait de blocs noirs et crasseux est jonché d’ordures. Les Napolitains, peuple bavard et d’affables fourmilles, avancent obscurs dans une sarabande d’ennuis quand une mobylette vrombit, remet dans les veines et le cœur de l’énergie et de l’effroi. Et puis d’un coup, la grâce. Miracolo ! Miracolo ! Miracolo ! Confits dans les boyaux de la ville, le ciel s’ouvre sur la certosa di san Martino comme la cime d’une montagne. La joie triomphe. Au-dessus Vomero et Chiaia s’élancent. Le lungomare flirte avec le degré zéro de l’eau, le corso Emmanuele avec le ciel. La baie s’étend. Au coucher du soleil, le Vésuve prend des touches de grenat, de carmin et de bordeaux dans un camaïeu subtil. Déjà Capri est toute couchée dans l’indigo d’un ciel de soie. Les luxueux palais forment une grande ronde. Ils sommeillent dans une tisane rose et parme.

Goethe, oui, avait raison. Rien qu’à l’idée que l’on puisse quitter la ville, un mal arrive, comme un pincement au cœur.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 24 février 2022, exclusivité internet