Lectures Février 2022

TROIS JOURS ET TROIS NUITS
Le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse
Préface de Nicolas Diat et postface du Père Emmanuel-Marie Le Fébure du Bus
Fayard/Julliard, 2021, 360 pages, 23 €

Dans son fameux Discours au Collège des Bernardins, Benoît XVI avait magistralement démontré comment, à travers leur quête de Dieu, qui était au fond leur seul dessein, les moines, scrutant les Écritures, avaient conjugué amour des lettres et amour de Dieu, eschatologie et grammaire. Leur désir de Dieu s’était ainsi trouvé être à la racine de la civilisation européenne. Cette entreprise était cohérente avec la religion du « Verbe qui s’est fait culture », comme le rappelle le Père Abbé de Lagrasse qui a accueilli « trois jours et trois nuits », comme par un retour de la culture à sa source, quelques-uns des meilleurs représentants de la littérature française contemporaine. Quatorze signatures prestigieuses qui, à l’initiative de Nicolas Diat, directeur de la collection, ont joué le jeu de vivre cloîtrés au rythme monastique.

Pour certains d’entre eux, le contraste était saisissant avec l’ambiance des salons littéraires parisiens. Pascal Bruckner souligne cet abîme. S’il est sorti de cette expérience aussi agnostique qu’il y était entré, il a, dit-il, rencontré des hommes d’exception, et cela lui suffit. Un Sylvain Tesson a voulu se confronter physiquement à la verticalité, en descendant en rappel la tour du XVIe siècle. Plusieurs d’entre ces écrivains à succès se risquent à la galerie de portraits et, quand on connaît un peu cette communauté de chanoines, il faut bien avouer que l’impertinence d’un Frédéric Beigbeder ne manque pas de perspicacité. Je crois que c’est le propre de la Règle de saint Augustin – on le voit aussi chez les Dominicains – de ne pas annihiler les personnalités.

Il y a aussi la (re) découverte par ces esthètes de la liturgie traditionnelle. « Une messe telle que celle-ci, c’est une machine de guerre » et Jean-René van der Plaetsen, qui recueille cette confidence de Michel Onfray, ajoute : « La beauté est l’une des portes qui ouvrent sur le catholicisme – or la beauté, comme le sacré, s’entoure et se pare de mystère bien plus que de transparence ou de familiarité. » Dans la veine baudelairienne, Jean-Marie Rouart établit des correspondances entre la « forêt de symboles de cette messe et les vivants piliers de ce temple que constitue le jardin du cloître », dans lequel le Père Ambroise s’évertue à restituer les essences bibliques. Xavier Darcos, avec les accents de Chateaubriand dans Le génie du christianisme, affirme « la valeur singulière, unique, irremplaçable du chant grégorien ». Franz-Olivier Giesbert se montre justement sévère à l’égard de la « maladie de la tiédeur » générée par la « peur de son auditoire » – les expressions sont de Green –, qui sous-tend le caporalisme ecclésiastique dont font actuellement les frais ceux qui avaient reçu avec gratitude de Jean-Paul II et de Benoît XVI la garantie de bénéficier de la liturgie antique.

Mon préféré ? Celui qui n’a pas pu être cloîtré parce qu’il était confiné, Boualem Sansal, « athée par désespoir », qui explique en une formule saisissante le drame du solipsiste : « Soi avec soi ne donne que soi, halluciné par soi et pour soi. » Cet « athée en recherche de Dieu » intente à l’Église un « procès pour non-assistance à âme en perdition ». Cette Église a répandu « le wokisme et la cancel culture dans le monde occidental et, par contrecoup, la culture de la victimisation et de la vengeance dans le monde oriental a fait le reste ». À méditer.

Ces auteurs sont allés jusqu’au bout de leur expérience monastique, c’est-à-dire jusqu’à la gratuité, puisqu’ils ont cédé leurs droits d’auteurs pour la restauration de l’abbaye de Lagrasse.

Abbé Christian Gouyaud

BLOC POPULAIRE
JÉRÔME SAINTE-MARIE
Cerf, 2021, 210 pages, 20 €

Déjà en 2019, chez le même éditeur, et touchant une même problématique, Jérôme Sainte-Marie avait publié un essai remarqué. Cette fois il élargit, il complète, il précise. Travail opportun auquel bénéficiaires du système et gens dits sérieux auraient bien tort d’être insensibles. Car devant les questions soulevées, leurs dérobades, leurs faux-fuyants peuvent s’user, et (plaisantons !) ramollir leur présomption.

Donc reprenons. À quoi avons-nous affaire ? Conduit par une classe managériale issue du monde de l’entreprise comme de la haute administration, à un agrégat de puissances sociales que l’auteur appelle le bloc élitaire – lequel bloc repose sur une base électorale où les cadres supérieurs, les professions libérales et les retraités relativement aisés comptent pour beaucoup. Bloc, au demeurant, qu’appuient des millions d’individus extérieurs à ces catégories. Bloc, néanmoins, que nombre de cadres ou de retraités, voire de membres des strates dirigeantes de la société, ne rallient pas. Mais aussi, combinant réunification de la bourgeoisie, synthèse du libéralisme, mise en commun d’une partie des forces de la droite et de la gauche, bloc historique d’une réelle efficacité qui s’est incarné en 2017 dans l’extrême centre d’Emmanuel Macron. Et qui polarise à présent, contre un bloc populaire antagoniste, la réalité française. Empreinte, malgré des positionnements « intervallaires », d’un vote de classe « chimiquement pur » que la prise et l’exercice du pouvoir par le fondateur d’En Marche ont stimulé – vote de classe au service d’un louche projet idéologique : destituer l’État du rôle constitutif (à lui dévolu) de la nation, rendre privé ce qui était public et marchand ce qui ne l’était pas, bref, sous le joli mot de progressisme, accroître sans cesse (pour aboutir à quoi ?) le domaine du profit.

Quant au fragile bloc populaire, à son vote de classe symétrique de l’autre, est-il une illusion ou une espérance ?

Michel Toda

LETTRE D’AMITIE, DE RESPECT ET DE MISE EN GARDE AUX PEUPLES ET AUX NATIONS DE LA TERRE
BOUALEM SANSAL
Gallimard, 2021, 102 pages, 12 €

Le monde actuel est invivable : il ploie sous des menaces mortelles dont les habitants de la terre ne perçoivent pas forcément les causes et les conséquences, même s’ils en souffrent ; a fortiori ne perçoivent-ils pas les remèdes à leur apporter. Partant de son expérience personnelle dans l’Algérie qui l’a vu naître et où il persiste à demeurer comme « lanceur d’alerte », Boualem Sansal adresse ici un manifeste appelant « peuples et nations » à la résistance sans déroger à l’audace, ponctuée d’érudition et d’humour, caractéristique de ses précédents essais et romans.

La religion figure parmi ces « agents destructeurs ». L’auteur l’aborde selon une approche athée en lui consacrant des pages très sévères sans pour autant se prononcer sur les contenus doctrinaux, notant au passage que toute croyance n’est pas religieuse. Sa mise en garde porte principalement sur l’islam, indissociablement religion et politique. « Aujourd’hui, c’est l’islam qui est au cœur de l’intrigue, il donne le la et les fatwas afférentes, les autres religions, qui ont connu leurs heures de gloire en des temps très anciens, sont à ses pieds, endormies ou évanouies. » Et de conclure : « Je continue de penser que l’islam politique est la chose la plus dangereuse du monde pour au moins les deux siècles à venir. »

Sansal ne voit qu’une solution : que l’humanité se donne une Constitution universelle, « la République mondiale des Hommes libres », dans laquelle il a la bonne idée d’indiquer que sa référence serait la « loi naturelle ». Ce concept, enraciné dans la Bible, est d’ailleurs ignoré du Coran.

Annie Laurent

LES FRANÇAIS A CONSTANTINOPLE DE FRANÇOIS Ier A BONAPARTE
ANNE MEZIN ET CATHERINE VIGNE
Éditions Geuthner, 2020, 890 pages, 60 €

Voici un ouvrage à proprement parler extraordinaire que signent les deux auteurs, l’une chercheur aux Archives nationales, l’autre spécialiste de la peinture européenne dans l’Empire ottoman. Il s’agit d’un dictionnaire qui recense près de 8000 Français ayant séjourné dans l’ancienne capitale turque à une époque marquante dans l’histoire des rapports de la France avec le Levant. Les Capitulations, signées en 1535 entre le sultan Soliman Ier le Magnifique et le roi François Ier, et plusieurs fois renouvelées, ouvrent cette période qui s’achève par une rupture lors de l’expédition de Bonaparte en Égypte, entamée en 1798. Plus qu’un traité bilatéral, les Capitulations étaient un acte unilatéral par lequel le souverain turc consentait des privilèges au roi de France, entre autres la protection de ses sujets et de certains chrétiens et juifs autochtones ainsi que l’établissement de comptoirs commerciaux dans ce qu’on appelait les « Échelles du Levant ».

Dans une introduction générale très structurée, Anne Mézin et Catherine Vigne dressent le cadre géographique, politique et historique de cette période tout en présentant une typographie de ces expatriés français qui s’en allèrent en Turquie pour des motifs très variés. Vient ensuite la liste alphabétique, constituée de notices biographiques plus ou moins longues. Diplomates, militaires, drogmans (interprètes-traducteurs), médecins, enseignants, artisans, horlogers, boutiquiers, artistes, domestiques, la liste est longue de tous ces compatriotes qui se sont investis en Turquie ou y ont simplement transité comme pèlerins en route pour la Terre Sainte. Nos rois n’oubliaient pas la mission de l’Église. À leur initiative, des jésuites, capucins, lazaristes et prêtres séculiers furent chargés d’ouvrir et de gérer des paroisses, des écoles, des hôpitaux. Dans l’actuelle Istanbul, des églises en témoignent. Complété par des annexes (cartes, chronologies, index thématiques) et illustré d’une iconographie de grande qualité, ce dictionnaire mérite une large diffusion.

Annie Laurent

CRITIQUE DU NATIONALISME
Plaidoyer pour l’enracinement et l’identité
ARNAUD GUYOT-JEANNIN
Via Romana, 2021, 98 pages, 11 €

Ce « plaidoyer pour l’enracinement et l’identité » résonne comme en écho à l’essai de Jean de Viguerie sur Les Deux patries (DMM, 1998). Mais le nationalisme doit être soigneusement distingué du patriotisme, souligne Alain de Benoist dans sa préface, car il implique par définition la nation, tandis que le second peut porter sur des réalités variées, antérieures à l’apparition des nations. De nos jours, il est tentant d’opposer le nationalisme au mondialisme ; or Arnaud Guyot-Jeannin soutient la thèse, avec de nombreuses citations à l’appui (de Simone Weil à Julius Evola), qu’ils ne sont que les frères jumeaux d’un même « processus de désacralisation spirituelle de la société ». La mondialisation libérale a commencé avec l’uniformisation engagée par l’État-nation à l’époque moderne – et déjà en France dès Philippe le Bel, la monarchie centralisatrice se mettant au service de la bourgeoisie montante. Avec la destruction des structures familiales, communales, corporatives et régionales qui culmine lors de la Révolution française puis de l’Empire, l’individu se retrouve seul face à l’État-nation. Sieyès n’écrit-il pas que « la nation est l’assemblage des individus » ? Le nationalisme est « un individualisme dilaté aux dimensions de la nation », affirme Arnaud Guyot-Jeannin. C’est une idéologie moderne, subjectiviste, répondant à une logique de l’utilité. Cet essai incisif mérite d’être lu et discuté.

Denis Sureau

LA SIMPLICITÉ ET LA GRÂCE
ANNE BERNET
Artège, 2022, 640 pages, 26 €

Le 150e anniversaire de l’apparition de la Vierge Marie à Pontmain, il y a un an, a donné lieu à un important colloque historique réalisé par les Archives départementales de la Mayenne et à de nombreuses publications. Anne Bernet est postulatrice de la cause de béatification de l’abbé Michel Guérin, qui était curé de Pontmain au moment de l’apparition. En 2020, elle avait publié une première biographie du « petit curé de Pontmain ». Elle en publie une nouvelle version, beaucoup plus développée, bien écrite, pour un portrait aussi attentif à la psychologie qu’à l’histoire. Son récit s’appuie sur le Diaire (journal des faits de la paroisse) que l’abbé Guérin a tenu dès son arrivée dans la paroisse, en 1836, et jusqu’à sa mort, en 1872. C’est l’évêque de Laval, Mgr Bouvier, qui avait demandé à tous les curés de son diocèse de tenir un tel diaire. L’autre source de l’ouvrage est constituée par les nombreux sermons que l’abbé Guérin écrivait, conservait, réutilisait en les modifiant au besoin. Anne Bernet n’hésite pas à les citer parfois très longuement.

L’abbé Guérin apparaît comme un prêtre zélé, qui, plusieurs décennies avant l’unique apparition mariale de janvier 1871, a su redresser une paroisse qui avait été largement déchristianisée suite à la Révolution. Pour cela il emploie des moyens qu’on peut qualifier de concrets et de surnaturels : de belles liturgies, des travaux d’embellissement et de restauration dans l’église paroissiale, des prédications solides et compréhensibles, l’incitation à la communion et à la confession fréquentes, des visites aux malades et aux familles, l’intronisation d’une petite statue de la Vierge Marie dans toutes les maisons du village, la consécration de la paroisse à la Mère de Dieu et l’installation d’un chemin de Croix dans l’église. Le fait de l’apparition elle-même, puis les suites de l’événement, notamment les travaux de la commission d’enquête créée par l’évêque, occupent les deux derniers chapitres de l’ouvrage.

Yves Chiron

BIENHEUREUX MICHAEL MCGIVNEY
DOUGLAS BRINKLEY ET JULIE M. FENSTER
Première Partie, 2021, 204 pages, 18 €

Les Chevaliers de Colomb sont la plus importante organisation de laïcs catholiques, avec deux millions de membres dans le monde. Ils commencent à se développer en France, mais ils sont nés comme société de secours mutuel aux États-Unis en 1882 à l’initiative de l’abbé Michael McGivney (1852-1890), premier prêtre américain à être déclaré bienheureux. Sa biographie officielle vient de paraître en langue française. Ce fils d’immigrants irlandais né dans une famille d’ouvriers fut un pasteur imaginatif, attentif à la détresse des plus pauvres – notamment les veuves et les orphelins –, vivant l’idéal évangélique avec ténacité. À une époque où se développaient des sociétés fraternelles de toute sorte (y compris secrètes), il eut l’idée d’une organisation de solidarité destinée aux hommes catholiques, aidant les familles nécessiteuses grâce à l’assurance-vie. Il ne put accompagner que les débuts de son formidable développement car une infection respiratoire mortelle le frappa à l’âge de 38 ans.

Denis Sureau

TRINITÉ QUE J’ADORE
Prier avec sainte Élisabeth de la Trinité
JEAN-LOUIS FRADON
Éditions Emmanuel, 2021, 190 pages, 17 €

Déjà auteur d’une biographie de sainte Élisabeth de la Trinité, Jean-Louis Fradon consacre le présent ouvrage à l’héritage spirituel le plus connu de cette carmélite morte à Dijon à l’âge de 26 ans et canonisée en 2016. L’auteur propose une méditation méthodique, « à la fois très fouillée et très accessible » (selon les mots de Mgr Jean-Pierre Batut, évêque de Blois et auteur de la préface), de l’admirable prière, « Ô mon Dieu, Trinité que j’adore… ». Ce texte-testament, découvert dans les papiers intimes de la religieuse après son départ pour le Ciel, peut être considéré comme une pièce majeure de la spiritualité catholique contemporaine.

S’exprimant en paroles audacieuses, soutenue par le silence du couvent, par son abandon inconditionnel au « Dieu Amour » et par sa devise « Dieu en moi, moi en Lui », sainte Élisabeth y exprime sa passion sans limite pour l’insondable mystère trinitaire. Avec elle, « nous accomplissons un pèlerinage intérieur vers le “Mystère des mystères” », note Fradon. Dans son commentaire, strophe après strophe, il met l’accent sur la nature des liens de la carmélite avec chacune des Personnes divines, le Christ, le Père et l’Esprit Saint. Déployant une vraie leçon d’intériorité, l’ensemble de cette prière représente une démarche bien nécessaire à notre époque extravertie, remarque-t-il aussi dans ce livre d’une insondable richesse.

Annie Laurent

GPA, LE GRAND BLUFF
CÉLINE REVEL-DUMAS
Cerf, 2021, 342 pages, 20 €

Les dérives de la pratique de la gestation pour autrui (GPA) ne sont plus à découvrir, néanmoins elles sont souvent occultées ou travesties. L’intérêt de cet excellent essai est d’analyser très finement le discours tendant à normaliser la GPA, à démasquer les mensonges et les manipulations de langage, celles qui, par exemple, qualifient « d’éthique » une sordide opération commerciale. L’auteur, journaliste, a réalisé une enquête au plus près des acteurs de la GPA, elle nous explique magistralement son évolution dans un contexte de mondialisation globale qui permet au marché de s’adapter à la demande tel un vulgaire produit de consommation. La dimension philosophique et psychologique de ses conséquences offre de nombreuses pistes de réflexions et argumentaires solides : en cela ce livre est très précieux et à recommander pour entrer armé dans le débat.

Anne-Françoise Thès

EN QUÊTE D’UNITÉ
Dialogue d’amitié entre un catholique et un orthodoxe
PATRICE MAHIEU et ALEXANDRE GALAKA
Salvator, 2021, 214 pages, 20 €

Si le présupposé à tout dialogue et, en particulier, au dialogue œcuménique, est la bienveillance réciproque, celui-ci, mené cordialement par un bénédictin de Solesmes et un prêtre orthodoxe du patriarcat de Moscou, est exemplaire. On retrouve dans ce partage fraternel la méthode du « consensus différentié » où, au-delà de ce qui est, en général, imputé par une partie à l’autre, chacun présente ce qu’il croit, avec les forces et les faiblesses qu’il relève dans sa propre position, et où chacun essaie de prendre en considération la vérité de l’autre. Le Père Galaka, ainsi, concède que l’Église de Rome a évité l’écueil de la « servilité étatique » mais que l’orthodoxie, elle, n’a jamais renoncé à « christianiser l’État » dans une « symphonie byzantine entre l’État et l’Église » (p. 31), avec ce paradoxe, reconnaît-il, que cette Église orthodoxe est moins présente sur le terrain social que l’Église catholique ne l’est. Le Père Mahieu fait un effort constant pour distinguer entre la foi, qui est commune, et l’explication théologique, qui est diverse (cf. p. 50 ; p. 76), ce qui pose le problème de l’instrument philosophique auquel on recourt.

Les vicissitudes de l’histoire ne sont pas éludées par nos interlocuteurs : moins d’ailleurs le Filioque que le cas d’Honorius, les événements autour de la quatrième Croisade, les tentatives d’union comme au concile de Florence, jugé « plus politique qu’ecclésiologique » par les orthodoxes. Le Père Galaka invite à ne pas sous-estimer « les choses secondaires [qui] jouent parfois un grand rôle dans une mentalité orthodoxe, puisque ces choses sont comprises comme la Tradition intouchable » (p. 67), avec une pique à l’endroit de Dom Guéranger et son effort d’uniformisation de la liturgie ! Au tour du Père Patrice d’interpeller son partenaire sur la question du développement dogmatique, puisque le Père Galaka reconnaît que la théologie orthodoxe est située dans le premier millénaire. La compréhension de plusieurs points, supposée plutôt « juridique » chez les Latins et davantage « miséricordieuse » chez les Orientaux, est franchement abordée. Sur la question centrale de la primauté du pape, le Père Galaka défend la vision d’une administration de l’Église orthodoxe fondée sur les Églises locales, en ne récusant pas la gageure que représente la tenue d’un concile panorthodoxe. Le Père Mahieu situe le débat dans l’articulation entre la primauté et la synodalité, thème qui revient en force du côté de l’Église catholique.

Le Père Mahieu reprend une proposition de Ratzinger : dans une perspective d’union, ne pas imposer aux orthodoxes les développements dogmatiques catholiques ultérieurs, à charge pour les orthodoxes ne pas taxer ces développements d’« hérétiques » (cf. p. 77) ! Face à la déchristianisation postmoderne, le Père Mahieu reprend à son compte une formule qu’il a glanée dans une abbaye : « L’Église catholique et l’Église orthodoxe sont comme deux vieilles grands-mères qui se crêpent le chignon, et qui ne voient pas que leurs petits-enfants sont partis ailleurs » (p. 34). On ne peut évidemment que souscrire à cette remarque qui oblige éminemment les deux parties.

Abbé Christian Gouyaud

LUTHER ET MAHOMET
Le protestantisme d’Europe occidentale devant l’islam
PIERRE-OLIVIER LÉCHOT
Cerf, 2021, 564 pages, 29 €

Lorsqu’on évoque l’histoire des relations entre l’Europe chrétienne et le monde musulman, c’est d’abord au regard catholique sur l’islam que l’on s’intéresse. Les travaux de Pierre le Vénérable, de savants espagnols, de franciscains et de dominicains, de Nicolas de Cues, et d’autres érudits moins connus, ont été souvent présentés dans leurs diverses approches, critiques ou complaisantes. Pourtant, « l’islam hante la pensée protestante depuis ses origines », souligne Pierre-Olivier Léchot, professeur d’histoire moderne à l’Institut protestant de théologie de Paris, dans cette savante et imposante étude qui mérite donc une réelle attention.

L’auteur note la concomitance entre l’excommunication de Luther et la première victoire ottomane en Europe (Belgrade, 1521), contexte géopolitique qui n’est sans doute pas étranger à l’approche de l’instigateur de la Réforme. Luther associe en effet, dans une perspective eschatologique, Mahomet et le pape à l’antichrist, le premier sous une forme charnelle, le second sous une forme spirituelle, le chef de l’Église catholique lui semblant cependant plus dangereux que le « prophète » arabe. Calvin adopte lui aussi cette position. Cela n’empêcha pas des érudits protestants d’étudier le Coran en profondeur pour en réfuter les dogmes ou dans un but missionnaire. Au début du XVIIe siècle, la ville de Leyde, aux Pays-Bas, devint le centre des études arabes en terre protestante.

Léchot présente une riche galerie d’intellectuels arabisants, parmi lesquels le réformateur suisse Bibliander, traducteur du Coran en latin, ou encore des historiens de l’unitarisme, doctrine d’inspiration païenne selon laquelle Mahomet était « le réformateur d’un christianisme oriental corrompu par les déviances de la pensée trinitaire » définie au concile de Nicée (325). D’autres voyaient dans l’évangile apocryphe de Barnabé « une forme de christianisme ayant conservé une part de sa pureté originelle ». Ainsi naquit l’idée d’un « christianisme mahométan ».

Puis, au temps des Lumières, le regard protestant sur l’islam se fit à la fois plus érudit et moins malveillant, explique l’auteur. « Il change de fonction : alors qu’au XVIIe siècle, l’érudition arabisante servait avant tout la controverse interconfessionnelle, elle devient, au XVIIIe siècle, une arme entre les mains des contempteurs du christianisme », ce dernier étant coupable de n’avoir pas su empêcher les convulsions religieuses en Europe. Dès lors, l’islam, croit-on, peut aider le christianisme à se libérer de sa « prétention à l’absoluité ». Retenons donc que la religion musulmane a souvent été instrumentalisée par les Réformateurs.

Annie Laurent

CLEFS POUR LE TEMPS PRÉSENT
OLIVIER MILZA
L’Artilleur, 2021, 452 pages, 22 €

Il y a des livres dont on voudrait citer maintes et maintes pages pour la bonne raison qu’après les avoir lues, rien ne reste à dire du sujet abordé. L’essentiel y est. Pertinent. Judicieux. Et même, complément très substantiel, hardi. Un exemple ? Sur la vie étasunienne d’aujourd’hui et les récents présidents portés à la Maison-Blanche : Obama en 2008, Trump en 2016. L’un suscitant la vénération, l’autre la haine. L’un, Nobel de la paix à peine arrivé dans le Bureau ovale, mobilisant les soutiens, les enthousiasmes. L’autre, tout de suite détesté par le clan boursouflé, gauche française en tête, des « progressistes » européens et attaqué, harcelé sans trêve et sans merci par les Démocrates – presque exclusivement occupés, pendant toute la présidence du « milliardaire » (expression accolée à Donald Trump de manière systématique), à tenter d’obtenir sa destitution. Ainsi l’image diabolisée de Trump va-t-elle, durant les quatre années de son mandat, minorer l’analyse critique de son action gouvernementale, et celle d’Obama, élevée d’emblée au statut d’icône, et toujours opérationnelle comme « horizon indépassable du Bien », le mettre d’avance à l’abri de tout inventaire négatif.

Encore une fois, des pages éclairantes qui valent le détour. Et une plongée de l’auteur, professeur en classes préparatoires, dans plusieurs autres thèmes actuels qui lui paraissent refléter, surtout en regard du « traitement » caricatural qu’ils reçoivent, de graves enjeux politiques, sociétaux et internationaux. Comme ici même, entre Seine et Loire, entre Rhône et Garonne, une population aux enracinements anciens et aux cultures millénaires évincée par une nouvelle population, laquelle revendique d’ailleurs une « réécriture » de notre histoire, à partir de nos « fautes », de nos « génocides », de nos « phobies ». Oui, ici même, où semble définitivement bannie toute réflexion à propos de la cité en dehors de « l’antiracisme » et du féminisme « genré ». Où gesticulent les imbéciles et les traîtres.

Michel Toda

LES QUATRE ÉVANGILES EN UN SEUL suivi des Actes des Apôtres, du chanoine Alfred Weber, Clovis, rééd. 2021, 782 pages, 26 €. Ce remarquable travail consistant à fondre les quatre Évangiles en un seul texte continu remonte à la fin du XIXe siècle et vient d’être ici réédité.

Patrick Kervinec

ÉOLIENNES. La face noire de la transition écologique, de Fabien Bouglé, Le Rocher, rééd. 2022, 260 pages, 16,90 €. Il s’agit d’une édition mise à jour de la première publication en 2019 (cf. La Nef n°322 Février 2020) qui détaille toutes les objections à faire aux éoliennes, techniques, financières, économiques et même écologiques…

Patrick Kervinec

Romans à signaler

2034
ELLIOT ACKERMAN et AMIRAL JAMES STAVRIDIS
Gallmeister, 2021, 380 pages, 23,80 €

Nous sommes en 2034 et quelque part en mer de Chine trois destroyers américains secourent un chalutier chinois en feu qui est en réalité un appât, à l’origine d’une escalade militaire qui conduit à la destruction d’une partie de la flotte américaine du Pacifique, surclassée par la technologie furtive des Chinois. Les Américains ne voient qu’une riposte nucléaire tactique à un tel affront, précipitant une réplique chinoise similaire. La mécanique implacable menant à l’apocalypse nucléaire est-elle inévitable ? L’intervention et la médiation de l’Inde suffira-t-elle à empêcher le pire ?

Sur un scénario à la Tom Clancy, les auteurs nous offrent un intéressant roman de politique-fiction particulièrement bien renseigné et donc crédible, ménageant de plus un bon suspense. On est juste quelque peu surpris que ce soit Gallmeister qui ait publié cette traduction, l’ouvrage ne leur ressemblant pas : ici les personnages n’ont aucune épaisseur humaine ni aucun aspect attachant (il y a au reste trop de rôles principaux si bien que personne n’émerge), seule compte l’histoire, et l’on ne retrouve ni l’atmosphère si spécifique ni les grands espaces propres aux premières publications de cet éditeur hors normes.

Patrick Kervinec

DE LA MÊME VEINE
AGATHE PORTAIL
Calmann-Lévy, 2022, 446 pages, 20,90 €

Pour notre plus grand plaisir, Agathe Portail récidive avec ce nouvel opus où nous retrouvons la fine équipe du Major Dambérailh dans ses œuvres. L’atmosphère s’est quelque peu assombrie ces derniers temps : la fille du major vient d’avoir un sérieux accident de scooter et se mure dans un inexplicable silence sur les circonstances de celui-ci. Sa précieuse acolyte, l’adjudante-cheffe Géraldine Damblevert, songe sérieusement à une prochaine mutation. Tante Daphné rencontre quelques soucis avec l’administration auxquels s’ajoute l’arrivée impromptue dans sa thébaïde d’un ancien amour de jeunesse. Les villages alentour participent à une émission de téléréalité quelque peu nocive. Enfin, la brigade est chargée d’enquêter sur la mort atroce d’une jeune bénévole du refuge d’animaux dévorée par un chien. Et voici que disparaît Myriam Opras, ancienne chanteuse lyrique dont la carrière mondiale a été stoppée par un accident, mais surtout actionnaire avec son frère de la prestigieuse tonnellerie familiale. Disparition médiatique ou non ? Caprice de diva ? Quelle importance ?

Nous n’en dirons pas plus, l’auteur cultivant l’art de nous embarquer dans mille hypothèses sur les événements qui secouent ce petit coin de France, sinon qu’en fermant ce livre vous aurez passé un excellent moment.

Anne-Françoise Thès

© LA NEF n°344 Février 2022, mis en ligne le 1er mars 2022