L’éloge paradoxal en rhétorique est l’éloge d’une chose insignifiante ou d’un homme mauvais, ou d’idées contraires à la doxa. Synésios de Cyrène fit l’Éloge de la calvitie, Érasmecelui de la mouche, et Richard Millet un Éloge littéraire d’Anders Breivik.
Avant d’en faire pareil à l’endroit de Savonarole, quelques explications s’imposent. René Guénon dans La Crise du monde moderne soutient que le Moyen Âge est pour lui le véritable temps chrétien qu’il place à partir du règne de Charlemagne jusqu’au XIVème siècle : « à cette dernière date commence une nouvelle décadence qui, à travers des étapes diverses, ira en s’accentuant jusqu’à nous. C’est là qu’est le véritable point de départ de la crise moderne : c’est le commencement de la désagrégation de la “chrétienté”, à laquelle s’identifiait essentiellement la civilisation occidentale du Moyen Âge. » Guénon vient à dire que Renaissance et Réforme sont les revers d’une même pièce : « elles marquèrent une chute beaucoup plus profonde, parce qu’elles consommèrent la rupture définitive avec l’esprit traditionnel, l’une dans le domaine des sciences et des arts, l’autre dans le domaine religieux lui-même » et de donner l’estocade finale : « il s’agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre. »
Dans la deuxième moitié du quinzième siècle, Florence demeure toujours grandiose, puissance financière, hégémonique en Toscane, mère des lettres, de l’esprit et des arts. Les humanistes, à la différence de leurs prédécesseurs du Moyen Âge qu’ils prenaient pour des ploucs confits dans des cathédrales gothiques au goût douteux, prétendaient être les héritiers des Romains, trouvaient quelques orgueils à lire et entendre le grec. Ils pratiquaient la morale des vieux sages et cultivaient les beautés antiques qu’ils avaient commencé par sortir de terre. L’humanisme, comme une sorte d’avant-garde sérieuse des idées, s’est mis à confondre Jésus avec Apollon ou Jupiter ; la Vierge avec Vénus. Tout est proportionné, harmonieux, disposé avec un soin antique, celui du beau corps et des belles formes : allégories pures, Idéal et Idée, Beauté féminine, androgynie et sexe viril. Sur le plan des idées, de l’esthétique et de la jonglerie, c’est beau, sur le plan de la foi, c’est plutôt faible.
Les mystères de l’Antiquité plurent parce qu’ils sont des cérémonies complexes, codifiées, avec des chants, une liturgie, son assemblée de prêtres. À Bologne, le professeur Filippo Beroaldo, fit un commentaire des Métamorphoses d’Apulée. Le livre XI se termine par l’initiation de Lucius aux mystères d’Isis. Il christianisa le livre. Isis est assimilée à la vierge, Lucius à un moine qui prend la robe. Les prières sont adressées à la Regina caeli, que ce soit celle qui se réjouit de la résurrection de son fils, ou bien Cérès, la mère nourricière. Ces prières païennes peuvent être adaptées « adaptari », à un contexte chrétien.
Alors qu’on prêchait élégamment en associant Platon, l’idée, l’Un, Jésus, Apollon et tutti quanti, comme un zibaldone sympathique et enthousiaste, Savonarole, devenu prieur de San Marco, participait à une sorte de contre-point, de contre révolution. Il captivait les foules. Son église faisant salle comble, le dimanche, attirant des gens, de toute classe, de tout horizon, en quête de racine et de sens, marris de paroles tièdes et qui avaient éprouvé un christianisme à l’eau de rose. De même que la loi Oppia, à Rome, interdit aux femmes de porter une trop grande quantité de bijoux, ce qui sous-entendait qu’il y avait des abus, de même le peuple florentin, pratiquant pourtant tout ce qui serait pour nous semblable à la liberté absolue de jouir sans entrave, cherchait, au nom de la morale et de la vertu, à limiter ses propres excès ; chose qui nous paraît scandaleuse, nous modernes.
Savonarole tranchait avec l’esprit de Florence par sa radicalité. Ses mots de feu n’avaient pas leur pareil chez les humanistes, prompts au cicéronisme, à la mesure, au médèn agan. Ses vues mystiques secouaient ses ouailles, faisaient trembler les fidèles, prirent forme en 1492 lorsqu’il annonça la mort de Laurent le Magnifique et l’arrivée de Charles VIII comme le glaive de Dieu sur terre. Le dominicain prêchait l’enseignement des premiers chrétiens, revenait à l’imitation du Christ, observait la radicalité de l’Évangile. Il pratiquait l’exercice de la pauvreté, la charité accordée aux malades, annonçait la mort du péché, dénonçait Rome comme une gigantesque entreprise moderniste, progressiste et mafieuse « une putain de chienne bâtarde ». Il vomit la luxure des femmes, le luxe tapageur des riches, les vanités du monde détournées des piéta et des crucifix. Il convertit le carnaval en bûcher des vanités. Il haïssait les Médicis, oligarchie financière et capitaliste ; le commerce des indulgences et la spéculation ; défendait l’usage d’un service public. Parce qu’il était charismatique et droit comme la justice, la bourgeoisie de Florence, soucieuse de sa propre sécurité, le choisit pour assurer les négociations avec Charles VIII car les armées en campagne se livraient à des pillages. Quand elle s’assure l’ordre et le gain, la bourgeoisie, le rappelle Werner Sombart, est partout encline à choisir le meilleur parti. Un certain Luca Landucci, apothicaire, écrit dans son journal être rudement fier que son fils fasse partie de la milice de Savonarole. La chute du prédicateur advient comme la collision de deux comètes, son idéal se confrontant au réel. La géopolitique s’en mêla : Charles VIII mourut en 1498, Louis XII n’était pas d’avis de s’allier avec le dominicain, Alexandre VI en profita pour l’excommunier. Florence renonça à s’y opposer, la bourgeoisie, navrée d’être rackettée par un dominicain qui limitait la spéculation, saturée par une société trop pure et trop contraignante qui n’allait plus dans leurs intérêts, énervée par son autoritarisme salutaire, l’arrêta et l’élimina avec l’aide de la foule. Ses lieutenants furent les premiers à fêter son propre bûcher.
Alors qu’il crut véritablement établir un projet politique, théologique et moral, persuadé d’être sur terre la virgula ferraglia de Dieu dans le ciel, il fut réduit et écrasé, éjecté comme à un pion. Les puissants en firent un Coluche percuté à moto par un camion. Le système qui observait un christianisme domestiqué ne pouvait tolérer un radical comme Savonarole. Il était un utopiste rêvant d’arrimer la société à Dieu sans qu’elle ne le mît jamais entre parenthèses, redressant les vertus sans jamais en faire des valeurs à l’inverse de notre époque qui ne cesse d’habiter des idées chrétiennes devenues folles, comme des vertus devenues valeurs avec un cours. Ce pèlerin de l’absolu avant la lettre, s’était destiné face aux signes des temps à reformer le cœur des hommes et rétablir la cité du Christ, habitée par la foi, mue par les vertus, pensée selon un ordo thomiste, une transcendance, assurée par programme politique volontariste.
L’Église catholique, plus tard, ne condamna pas Savonarole comme hérétique parce que lui-même sut, avec un esprit romain certain, ne jamais remettre en cause Rome mais les dérives et les excès de la papauté, les jeux de pouvoir et les intrigues de clans ; accepter la tradition passant par la primauté du successeur de Pierre, tout en dénonçant l’influence mafieuse et l’usage politique du trône pontifical. À sa manière, Savonarole était un souvenir du Moyen Âge, une espèce de pèlerin parti en croisade contre les moulins à vent de l’époque. Il était un don quichotte en bure. C’était un des derniers hommes du XIIème siècle qui ne voulait pas disparaître, remplacé malgré lui par l’humanisme, machine progressiste et moderne. Le monde était révolté contre lui et ne le comprenait pas. Même l’espace parle pour lui : la via Ricasoli quitte la piazza del Duomo ; on y trouve la galerie de l’Académie avec le David de Michel-Ange ; tout au bout se trouve le couvent San Marco. Le cloître est fameux pour une crucifixion sombre de Fra Angelico, présent partout, de la salle capitulaire jusque dans les cellules. Le réfectoire gothique témoigne de sa pudeur, la charpente à l’étage pèse comme un couvercle sur des cellules cloisonnées par des murs en plâtre, à la fenêtre étroite. Celle du prieur s’oppose aux chambres marbrées des cardinaux.
Il y a chez Savonarole quelque chose du Prince Salina dans le Guépard, celui qui voit un monde en remplacer un autre. L’histoire est ironique, elle est une grande machine qui sécrète comme des pièces particulières, des hommes à contrecourant. Quand il disait « repentez-vous », je me demande bien ce qu’il voulait dire.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 29 mars 2022, exclusivité internet