Mantoue © Pixabay

Les illusions de Mantoue

Dans l’imaginaire d’un de ces mordus de la botte, Mantoue est le Graal italien. C’est un mirage, une oasis lombarde fait de palmiers en briques, de remparts de sable et de dunes bombées. L’insaisissable trésor tant convoité, si bien gardé en secret, reste difficile d’accès. On imagine des œuvres grandioses que seuls des initiés pourraient voir. Des beautés closes dans des palais abandonnés, des églises aux coupoles profondes, des richesses de couleurs, des merveilles de grâce sous un ciel capricieux, plombé et mordoré, maculé d’or balsamique. Une théorie de splendeurs formées d’allégories de l’amour et de la guerre laisserait carrière à conjecture. Mantoue semble comme une de ses princesses farouches tenir les portes closes de la chambre à l’amant. Elle ne les ouvre que très rarement. Au nom de Mantoue, on songe des Gonzague qui défilent en cortège au son éclatant d’une fanfare de Monteverdi et des rires d’une ribambelle de nymphes, princesses d’ivoire et d’ivresse, pleines de fleurs accompagnées de soudard carapacés. Les pourpres roulent. Les pourpoints flambent. Tout un attirail de soie et de perle, un vague beau parfumé et choyé déferle dans l’esprit.

Quelle déception que cette ville morte ! Elle s’étale sans se coucher, retombe en soufflé, s’expose sans se dévoiler. Elle est là, grosse île flottante sur la lagune, coincée dans les marécages du Mincio, artère bouchée du Pô qui serpente la plaine padane jusqu’à l’Adriatique. Une tour, une coupole, un jeu de lego douteux qui s’allonge. L’ennui d’un paysage peint par un prix de Rome le dispute à la réalité morne des rues, à la vie débranchée, au pouls faible des places. Pie II, Eneas Piccolomini, trouva déjà la ville ennuyeuse, un brin agaçante, troublée par le croassement des grenouilles. Les batraciens sont morts. Aucune malice dans les fontaines, aucune présence dans les statues. La ville soupire un soupir qui se désespère d’avoir un jour soupiré. L’Abondance a pourri, sa corne creuse, les soies usées et les citrons écorchés. Tout est dégradé d’un songe, l’ensemble est un fantasme en décomposition dont on espère retenir les formes et l’essence divine.

Le palais ducal n’est qu’enfilades de corridors, de couloirs sur plusieurs niveaux qui s’emmêlent sans intérêt. Les fresques de Giulio Romano, auteur de papiers peints charmants, sont des décors fades en carton, de scènes, de batailles, de héros testostéronés. Un portrait de Louis XIII rappelle les heures de la guerre de succession de Mantoue où les Nevers disputaient le trône aux Guastalla, époque nerveuse. Rubens, peintre de cour, œuvra pour Vicenzo Ier à la Trinité Gonzague qui connut un sort malheureux. Ce tableau découpé en plusieurs sections par les soldats est divisé en divers fragments dont le centre de la composition a été coupé en deux, horizontalement. Ces deux parties ont été réassemblées en un patchwork qui donne à l’œuvre monumental un caractère foutraque. Le prince pansu et ossu, son gendre, ventru et barbu et les dames rosées, de fraises colletées prient, à genoux sur des draps cramoisis. En haut, au centre, dans un drap d’or suspendu par des anges, la Trinité, le Christ nu et pur, raphaélique, Dieu le père et la force de la Colombe. La Bataille de Louvezerp peinte par Pisanello montre comme une bouillie de miel pops la peignée de bidasses dérouillés, déboussolés et rincés. Grandeur, où es-tu ? La cour prestigieuse des Gonzague avec ses poètes, ses musiciens, ses dames n’est plus. Enfuie. Envolée. Disparue. Les jardins d’Isabelle d’Este sont d’une tristesse affligeante, un cimetière pour chats.

Demeure encore le charme de la chambre des époux de Mantegna, comme un sacellum en haut d’un castel massif à l’allure de cake trop cuit. La décoration donne l’impression d’être sur une terrasse où Louis III de Gonzague, de la trempe de ces puissants de la renaissance, fastueux, brillant, nourri aux tétines latines, immortalise la gloire de sa dynastie. Les fonds profonds, le ciel d’un bleu touareg, les faux plafonds, les murs, les draperies volantes, respirent un air fastueux. Sur les routes de Milan, la rencontre du marquis et de ses fils, ne laisse pas d’imaginer un autre monde de nobles machines, d’homme courtois, d’esprits agiles, de corps fins aux flancs athlétiques ; tout cet univers de finesse et d’aiguisement n’a pas pour équivalent umbratilis et mollis mais concourent aux virtu précieuses. Le vêtement les annonce : tuniques colorées, collants flambant neuf, robes et tenues perlées, dorées, soieries ocres et safranées, coupes archées et soignées. Chateaubriand pleurait les ombres romaines de l’ancienne Rome parmi les ruines ; ce monde de goûts, de splendeurs à Mantoue n’apparaît plus qu’en portrait, en décoration et nous laisse devant les choses à cheveux à bleus, les hommes sojas, le plaisir naguère des vieilles compagnies et des anciens cortèges.

Consolation méridienne, le Teatro Bibiena. Sorte de bonbonnière où Mozart s’illustra, ce théâtre à l’intérieur comme un nid d’abeilles, est le symbole grandiose de ce que Mantoue est à la musique, la terre où Monteverdi joua un de tout premiers opéras de l’histoire en 1607, l’Orfeo. L’opéra, à l’âge maniériste et baroque, est devenu le lieu particulier de la voix et de l’apparence qui séduisent. Séductions des séductrices comme Poppée et Carmen, séduction des amants comme Don Giovanni, des magiciens Hidraoth et Klingsor, des flatteurs comme Lucain encourageant Néron dans l’Incoronamento di Poppea. L’opéra est un drageoir aux épices des passions humaines : tyrannie, colère et frayeur, amour passionné et jalousie. Pour les princes, l’opéra est la gloire, la consécration de l’art total sous le signe des dieux, pour les moralistes religieux la tyrannie de l’orgueil et du Tentateur. Monteverdi avec sa Poppée brouille la vérité, manipule l’erreur et masque les sentiments sous les voix. Il offre l’intérêt extraordinaire de mettre en scène l’histoire d’une séduction qui porte la tyrannie. Néron, devant une Poppée irrésistible, bannit son épouse Octavie et faire périr Sénèque. La joie et le plaisir sont du pervers tandis que la gravité résignée est de la victime. Un air fameux dit tous des talents de séductrice et de créatrice de Poppée, à l’acte I scène 3 « signor, deh, non partire, sostien che queste bracchie ti circondino il collo… » Des bouches furent d’or, d’autres furent pleines de miel, celle de Poppée est pleine de séductions, de paroles qui dans un même souffle offre les baisers de la nuit. Jubilation calme, la bouche féminine parle ou rit, verse l’ivresse, brille le rubis, mord comme une grenade. Cette bouche qui mord par les baisers sait donner par la voix des blessures du cœur. Poppée ajoute à ces mots comme on ajoute une flèche à l’arc que l’on bande « come parole le odo, come baci io le godo » et le tout décochant avec précision pénètre dans les chairs, entre dans le cœur, au fond dans le ventricule gauche. J’entends, je jouis, deux propositions identiques. La musique célèbre son propre pouvoir. Avec cet air, c’est bien là une allégorie de l’opéra à l’intérieur même de l’opéra séducteur.

Le reste de la ville ne laisse pas de désespérer. Le bâti a dans son ensemble une patine particulière, celle d’un temps déjà fait, comme un fromage à pâte molle restée longtemps à l’air. La via Chiassi, la via Pescheria, sont pâlottes. La cathédrale est un truc baroque, avec sa nef étroite bordée de piliers grossiers. Les quelques places n’en finissent pas de se ressembler. Mantoue fait italienne, comme des écrivains font des livres bien écrits. La Piazza Sordello donne l’appétit : ses palais s’apparentent à des pièces de charcuterie ; la piazza delle erbe, elle, a des bâtiments en forme de pâtisseries lourdes et trop sucrées. Le peuple de Mantoue n’existe pas. Il n’a pas de caractère, pas de présence. Le vénitien est buriné et bourru, la Ferraraise boomer et folle, le Padouan placide, le Bolonais festif et arriviste, le Mantouan n’est pas. Le cygne de Virgile se lasse, son monument dans un parc froid et triste achève de rendre le poète glacé par une postérité de latinistes d’écoles. Huysmans est cruel avec lui dans le chapitre III d’À Rebours, catalogue des goûts et dégoûts de des Esseintes en matière de littérature latine : « il lui apparaissait ainsi que l’un des plus terribles cuistres, l’un des plus sinistres raseurs que l’Antiquité ait jamais produits ; ses bergers lavés et pomponnés, se déchargeant, à tour de rôle, sur la tête de pleins pots de vers sentencieux et glacés, son Enée, ce personnage indécis et fluent qui se promène, pareil à une ombre chinoise, avec des gestes en bois, derrière le transparent mal assujetti et mal huilé du poème, l’exaspéraient. »

Pourtant quel plaisir de légèreté et de piété édifiante que l’Eneide, œuvre patriotique, mue par le sentiment de gloire qui enflait tous les cœurs. Le schéma et les scenarii sont grandioses. Virgile a l’art de raconter rapidement ce qui se passe : on tue un grand guerrier, cela prend quelques vers. Enée est un héros à mission et non un héros épique à exploits, qu’ils soient guerriers ou amoureux. La langue témoigne d’une limpidité égale à l’harmonie. Elle unit l’émotion et le pittoresque à la délicatesse de goût ; le récit, rapide, vivant et émouvant, unit terreur et pitié, pathétique et concentration dramatique, brièveté et diversité, et aussi mélancolie, voire pessimisme sur la condition humaine. L’écriture virgilienne, savante sans préciosité, a une élévation constante au-dessus de la prose, elle n’est que grâce, fraîcheur inventive de l’expression et clarté à la fois : mozartienne.

La renaissance de Mantoue est cérébrale, conçue par Léon Battista Alberti, sans libido, sans nerf ni sang. C’est un style de pur esprit qui cherche l’harmonie, la rigueur, le point et le contrepoint. Voyez l’église San Sebastiano, sa façade austère de temple dédié à Mars et son intérieur nu comme un vers. Voyez surtout la basilica Sant’Andrea. La façade est un temple romain des plus réalistes, une prouesse vitruvienne mais je n’ai jamais vu un intérieur si infect, si chargé et si laid : des fresques à n’en plus finir, des ornements grotesques tartinés, des faux caissons comme du papier peint, des moulures bâclées sur les plafonds, du trompe-l’œil à vouloir se crever les yeux. Il faut que parmi la fadeur de ce décor arrive la seule émotion de la journée, à gauche, dans la première chapelle : la tombe de Mantegna. On y trouve à côté Une sainte famille réalisée l’année de sa mort en 1506. Ce tableau aux couleurs passées, aux visages rabougris, gris, aux formes sans finesses, au décor tiède, semble indiquer la fin de vie d’une œuvre achevée.

Dans la zone de la ville, on atterrit au palazzo Tè. Sur les plans d’une villa romaine, ce palais rasoir d’un seul niveau a le charme discret de l’architecture romaine, l’épure de la renaissance, la solitude des âmes creuses. On se prendrait pour un marquis dans ses terres ou Columelle, agronome espagnol, auteur d’un De re rustica, traité sur la gestion d’une villa à la campagne. C’est une cour pour fuir l’ennui mais l’ennui s’y retrouve. Mantoue est pourchassée par ses démons. Fréderic II voulait chasser, aimer, se délecter de différents délices. Où sont-elles sur ce gazon acidulé ? L’eau des bassins vire au liquide Destop. On y trouvera soit tout l’accomplissement de la renaissance dans l’étendue de l’espace maîtrisée par les murs, la majesté et la formalité intimes, soit le sentiment désespérant qui colle à la peau, comme une suée d’été, que la ville est passée dans l’ennuyeux passé où tout se fige et rien ne bouge. La fresque du banquet de Psyché réjouit par la profusion des coupes, des fruits, digne d’une bamboche galante. La salle des géants est un exploit, celui de jouer avec la petitesse et l’étroitesse de la pièce et les figures démesurées des géants qui semblent descendre d’un plafond plombé, remué par des nuages cotonneux dont des couleurs acidulées, des jaunes blé, des oranges flammeum, des bleus déclinés entre l’indigo et le cyan, excitent l’œil, rend acceptable les effets burlesques de ces pauvres sires déchus qui s’étalent dans leur chute sur des colonnes brisées. Quelque chose de nouille émane d’eux. Ils sont nigauds, patauds, balourds. Leurs visages grimacent. Giulio Romano semble avoir pris conscience de l’absurdité de sa tâche : peindre des plafonds. Les scènes de guerre au palais ducal sont remplacées par des parodies de désastre avec des personnages mous des genoux, une farce des grands de ce monde.

Voilà Mantoue. Fallait-il même qu’elle existât comme on voulut qu’elle le fût au XVIème siècle ? Oui mais comme Thèbes pour Alexandre, Palmyre pour Hadrien, Wurtzbourg en 1945, sa disparition aurait excité l’imaginaire des Européens, ses ruines auraient émerveillé un nouveau Chateaubriand qui se déplore de ne savoir quoi faire de ce cadavre urbain.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 5 avril 2022, exclusivité internet