Lectures Mars 2022

LES DERNIERS PAÏENS
SYLVAIN GOUGUENHEIM
Passés composés, 2022, 444 pages, 24 €

Sinon des nations, au sens moderne du mot, en tout cas des groupes ethnolinguistiques, la répartition spatiale des peuples baltes à la fin du Xlle siècle (Prusses, Lettons, Lituaniens) était fixée. Quant aux Lettons, on parlait alors de la Livonie (englobant l’actuelle Lettonie et le sud de l’Estonie). Quant aux anciens Prussiens ou « Prusses », groupe le plus important des Baltes occidentaux, leur espace politique point unifié ne pouvait dessiner de frontières précises. Quant aux Lituaniens enfin, que le Niémen séparait de la Prusse, ils furent les seuls qui, d’abord conglomérat de chefferies ou de seigneuries, donnèrent naissance à une principauté souveraine, devenue très puissante au XIVe siècle.

Couvertes de tourbières, de marécages, de forêts, et baignées dans l’eau, Livonie, Lituanie, Prusse, vivaient au rythme de sociétés rurales dominées par une aristocratie guerrière structurée en clans – au-dessous de laquelle deux strates : une large masse d’hommes libres et un nombre assez restreint de non-libres. Or, à l’époque plus haut indiquée, la conversion de ces païens, dernière étape de la christianisation européenne, allait être l’œuvre, pour l’essentiel, des ordres militaires, Porte-Glaive en Livonie et surtout Teutoniques en Prusse – puis aussi en Livonie après la disparition des Porte-Glaive en 1236.

Succédant à quelques missions cisterciennes, cette christianisation (de la Prusse, car en Livonie, vers 1250, la plupart des tribus avaient déjà accepté le baptême) prendra plus de soixante-dix ans, compte tenu de révoltes qui vinrent l’interrompre, voire la faire reculer, et ne sera acquise, malgré des poches de paganisme longtemps subsistantes, qu’en 1283. Au moment où l’ordre Teutonique va se tourner contre la Lituanie. Celle-ci demeurée païenne et résolue à opposer une résistance farouche à toute tentative de conversion comme de conquête. Pourtant, pays prospère, invincible, duquel les dirigeants ont transformé les croyances ancestrales en une religion d’État cohérente qui marque le territoire de son empreinte, voilà, ô stupeur, qu’en 1386 il passerait sans coup férir dans le camp de la chrétienté latine…

N’empêche qu’ayant à tracer le bilan du processus missionnaire chez les Baltes à l’orée du XVIe siècle, Sylvain Gouguenheim, dans un ouvrage d’un savoir admirable, nous dit : « réussi en surface, inachevé en profondeur ; un paganisme occulté ou étouffé, en partie perdu dans le brouillard du passé, mais dont des bribes survivaient dans le souvenir des dieux, les noms des lieux, des rites et des pratiques. »

En d’autres termes, culte persistant des divinités chthoniennes confondues avec les forces de la nature ou encore repli grandement prolongé sur les coutumes funéraires.

Michel Toda

LA DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE
JEAN DE SAINT CHAMAS ET BRUNO VANDAME
Éditions du Jubilé, 2021, 806 pages, 25 €

Jean de Saint Chamas (†) consacra sa vie à promouvoir la doctrine sociale de l’Église (DSE) dont il fut un magnifique pédagogue pour plusieurs générations d’étudiants ou de professionnels qui se formèrent auprès de lui. Cet enseignement est loin d’être une vague théorie nébuleuse, mais ancrée dans l’Évangile, elle s’incarne totalement dans la vie de la Cité et les nombreux exemples proposés au fil des pages appuient cette réalité.

Co-écrit avec Bruno Vandame, préfacé et recommandé par le cardinal Sarah, ce guide de plus de 800 pages expose de manière très didactique chacun des thèmes abordés, notamment les principes qui régissent la DSE : la dignité de chaque homme, le bien commun, la communication mutuelle des biens, le principe de finalité, le principe de réalisme social, le principe de subsidiarité, le principe de gouvernement. Chaque chapitre s’appuie sur les sources du Magistère, déroule les réalités qui en découlent, propose un enseignement à retenir et, enfin, nous place face à nos responsabilités.

La formation à la DSE n’est pas une option : ce livre est une belle incitation à l’approfondir. Nous laissons au cardinal Sarah le mot de la fin, espérant qu’il soit largement entendu : « Je souhaite que cet ouvrage soit lu aussi bien des prêtres que des fidèles, en particulier les plus jeunes, et qu’il ait la diffusion qu’il mérite dans les paroisses, les mouvements catholiques laïcs engagés dans la promotion humaine et chrétienne, et aussi sur les lieux de travail, en particulier au sein des syndicats professionnels, des Comités d’établissement et dans le cadre de la formation permanente des employés, des cadres et des chefs d’entreprise, de même que dans les lycées, facultés, grandes écoles et instituts d’enseignement professionnel. »

Anne-Françoise Thès

UN OCCIDENT KIDNAPPÉ
Ou la tragédie de l’Europe centrale
MILAN KUNDERA
Gallimard/Le Débat, 2022, 80 pages, 9 €

Ce petit texte de Kundera, initialement paru en France dans Le Débat en 1983, est essentiel pour comprendre l’esprit des peuples d’Europe centrale (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) : en ces temps où l’Union européenne se cherche, le relire est particulièrement utile. Kundera nous explique à quel point le passage sous la botte soviétique après 1945 a été pour ces pays un traumatisme profond. Alors qu’ils se sont toujours considérés comme des nations « occidentales » appartenant culturellement à l’histoire de l’Europe catholique et protestante, ils se sont retrouvés rangés à l’Est dans la sphère orthodoxe : ils subirent donc non seulement un changement politique violent endurant le joug communiste, mais aussi un choc de civilisation intense (à la différence de la Bulgarie, par exemple). « L’identité d’un peuple ou d’une civilisation, écrit Kundera, se reflète et se résume dans l’ensemble des créations spirituelles qu’on appelle d’habitude “culture”. Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s’intensifie, exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C’est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne » (il fait ici allusion aux soulèvements de Budapest en 1956, Prague et Varsovie en 1968).

Cette remise en cause de leur civilisation, que l’on n’a pas perçu à l’Ouest, explique que ces pays d’Europe centrale aient offert une résistance si admirable au communisme, principalement via la culture. Comment l’Europe n’a-t-elle pas remarqué cette menace sur le foyer culturel centre-européen ? « Parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle », explique Kundera ; et de poursuivre : « De même que Dieu céda, jadis, sa place à la culture, la culture à son tour cède aujourd’hui la place. » À quoi, à qui ? L’auteur ne le voyait pas encore très clairement, mais il devinait que c’était au marché, à la technique, aux médias…

Texte admirable qui montre combien ces pays d’Europe centrale, moins décadents que nous encore aujourd’hui car ayant conservé des repères que nous n’avons plus, peuvent seuls orienter l’Union européenne vers ce qui lui manque cruellement : une défense commune de sa culture.

Christophe Geffroy

ET LE BONHEUR DANS TOUT ÇA ?
Petit manuel pour discerner le bien du mal
Mgr ANDRÉ LÉONARD
Artège, 2022, 100 pages, 11 €

Sous une forme didactique très accessible, Mgr André Léonard, archevêque émérite de Malines-Bruxelles, réussit le tour de force de proposer un « petit manuel » de philosophie morale classique passionnant, à la fois profond et drôle. En partant de la quête du bonheur, inscrite dans le cœur de l’homme, il aborde selon une logique parfaitement maîtrisée toutes les grandes questions morales : la liberté, la loi naturelle, les facteurs de tout acte moral (l’objet, les circonstances et l’intention), la conscience, sans omettre les questions qui fâchent comme la sexualité. Bref, une réussite à recommander tout particulièrement pour une première initiation.

Christophe Geffroy

LA NUIT COMME LE JOUR EST LUMIÈRE
FRANÇOIS HUGUENIN
Cerf, 2022, 168 pages, 18 €.

Un écrivain qui n’est pas couvé dans quelque cœur est un écrivain mort, disait Péguy. Aucun doute, Julien Green est vivant dans le cœur de François Huguenin, dont le petit livre tient de l’étude littéraire, du récit de compagnonnage et de la méditation sur le péché et la grâce. « Green m’a sauvé », écrit celui qui a reconnu dans le romancier un frère d’angoisse et de lutte : sauvé d’une éducation de la haine du corps, sauvé des blessures d’une agression enfantine, sauvé du dégoût de soi quand la chair terrasse celui qui rêve de pureté. « Si ton cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur » : parole de vie par laquelle Green sauva Huguenin et par laquelle Huguenin entend sauver Green, y compris après les « révélations » de l’ampleur de sa frénésie homosexuelle. « Il est des heures où l’on est presque tout sexe », écrit Green ; cela relativise la responsabilité personnelle, plaide Huguenin.

La ligne de crête est ardue : proclamer la primauté de la Miséricorde sans nier la gravité du péché. Quand l’auteur généralise à partir de son cas douloureux, cela donne les moins bonnes pages de ce beau récit d’une libération par communion littéraire. Quelques jugements hâtifs sur la chasteté contribuent ainsi à ce qu’ils prétendent condamner : la dissociation du corps et de l’esprit. C’est pourtant au nom de l’unité de la personne, parce que le corps engage l’être, que l’Église refuse une pratique de la sexualité censée éviter la frustration.

Voulant en découdre avec une éducation trop rigide, Huguenin semble parfois ignorer que lucidité sur le péché et accueil de la grâce vont de pair. Chez Benoît XVI, auquel il doit en partie son retour à Dieu, il pourrait trouver la réconciliation entre morale rigoureuse et primauté de l’Amour de Dieu sur laquelle il achoppe. Car l’opposition facile entre Dieu de Miséricorde et Dieu de peur oublie une évidence amoureuse : celui qui se sait infiniment aimé ne peut que trembler à l’idée d’être si peu à la hauteur de ce qu’il reçoit. La confiance en Dieu n’exclut pas, au contraire, la méfiance envers la chair qui peut éloigner de Lui. L’amour inconditionnel crée même plus d’exigence qu’un règlement rigide.

Un beau texte, en tout cas, qui rend palpable le travail de la grâce, tant chez Green que chez Huguenin.

Henri Quantin

LE BIENFAIT DES CONTROVERSES DOCTRINALES DANS L’ÉGLISE
P. ÉDOUARD DIVRY
Artège, 2021, 176 pages, 15,90 €

« Il est opportun qu’il y ait des hérésies », écrit saint Paul dans sa première Épître aux Corinthiens (1 Co, 11-19). Voilà une affirmation à laquelle on ne pense pas d’emblée car elle semble justifier les nombreux égarements doctrinaux qui jalonnent l’Église depuis ses débuts. Si le Père Édouard Divry, dominicain de la province de Toulouse et docteur en théologie, l’a choisie pour introduire le sujet de cet essai nourri, c’est pour souligner les tâtonnements qui ne cessent d’accompagner la recherche de la vérité. Autrement dit, tout ce qu’un catholique est appelé à croire et à vivre n’a pas été fixé dès l’origine. Il a fallu discuter, débattre, réfléchir, corriger, affronter les tentations et les schismes, tout cela dans des contextes particuliers, sans perdre de vue le lien organique entre la foi et les dogmes ni la nécessité d’unir vérité et charité.

La proclamation de l’Immaculée Conception de Marie par Pie IX en 1854 illustre parfaitement la longue controverse surgie au sein de l’Église catholique, y compris parmi de grands saints. Sur les onze thèmes choisis par le P. Divry, on retiendra aussi des questions actuelles, comme la dispute entre partisans de la prédestination et du libre arbitre ; le doute sur la toute-puissance de Dieu ou encore la légitimité de la peine de mort et la définition de la liberté religieuse. Celle-ci implique-t-elle l’égalité entre religions comme l’ont compris certains à partir de l’enseignement du concile Vatican II ? Non, a précisé Paul VI : cette liberté se fonde sur la dignité de la personne humaine.

Utilement, l’auteur présente la hiérarchie des normes et enseignements édictés par le magistère. Et il met justement en garde contre ceux qui, aujourd’hui, veulent profiter des abus et des scandales qui blessent l’Église pour lui imposer des réformes fondées sur des idéologies ou des concessions à l’esprit mondain : décléricalisation, féminisme, théorie du genre, transhumanisme, antispécisme, libéralisme individuel, relativisme doctrinal (cf. l’islam), etc. En ouvrant le lecteur à l’intelligence, à la sagesse et à l’espérance, cet ouvrage paraît opportunément alors que règnent tant de confusions.

Annie Laurent

LE CRÉPUSCULE DES LUMIÈRES
MICHEL GEOFFROY
Via Romana, 2021, 308 pages, 14 €

Entre narcissisme médiatique et neutralisation du discours par le politiquement correct, l’emprise, depuis la disparition de la menace communiste, d’une nouvelle idéologie libérale-libertaire uniformisante, favorable à la mobilité planétaire, à l’émergence d’individus purgés de leur culture d’origine, de leurs traditions, coupés de leurs racines, oui, cette emprise (patente en Occident) s’étend toujours davantage. Et, désormais, la remettre en cause est un exercice périlleux, un « dérapage » susceptible d’attirer des ennuis. Car ne pas savoir ou vouloir s’adapter aux codes de plus en plus impératifs de la pensée et de la parole ad hoc exclut et marginalise. Chaque mot d’un homme public, même réservé au premier cercle, doit être pesé, jaugé. Polissage des propos et des comportements, c’est la seule règle de conduite, obligatoire pour plaire à ceux qui détiennent les leviers de l’information. Ainsi, le 17 juillet 2015, en plein afflux de « réfugiés » sur le sol européen, Jean-Pierre Raffarin, ancien chef du gouvernement et avide des câlineries audiovisuelles, préconisait de repeupler nos villages en y installant des familles venues d’autres continents…

À l’évidence, les Lumières sociétales du XXIe siècle, au son flûté des « valeurs inversées », désirent tout remplacer (sauf le système capitaliste mondialiste qui, grâce à ses messages publicitaires flagornant la diversité, mise sur les niches communautaires de marché) et, à grand renfort de manœuvres d’intimidation (spécialité celles-ci de l’extrême gauche, enfant chéri du Système oligarchique), tâchent de nous entraîner vers une décadence éclairée et progressiste. D’ailleurs, tel un parasite qui ne peut survivre longtemps à l’organisme dont il a épuisé la substance, souligne l’excellent auteur, lesdites Lumières, disparaissant à leur tour, n’auront-elles pas emporté jusqu’aux restes de notre civilisation ? À moins, ajoute-t-il, de retrouver une foi collective qui rende un sens à la vie et à la mort.

Michel Toda

CIVILISATIONS
L’Occident et le reste du monde
NIALL FERGUSON
Perrin/Tempus, 2020, 480 pages, 10 €

Niall Ferguson, professeur à Harvard et Oxford, est connu comme historien de l’économie. Il nous propose ici une vaste et ambitieuse réflexion qui cherche à répondre à la question suivante : comment l’Europe de l’Ouest, au XVe siècle, est-elle parvenue à dominer le monde et lui imposer ses codes et son mode de vie ? L’auteur répond en six chapitres qui apportent chacun une explication qui se complète l’une l’autre, six « idées géniales » qu’on n’a trouvées, toutes ensemble, dans aucune autre partie du monde : « la concurrence » dans une Europe politiquement fragmentée, source d’innovation ; « la révolution scientifique » qui a procuré une supériorité militaire à l’Occident (toutes les découvertes majeures de cette période proviennent d’Europe) ; « la règle de droit et le gouvernement représentatif » avec « le droit de propriété » comme pilier ; « la médecine moderne », source de mieux-être collectif ; « la société de consommation » en lien avec la révolution industrielle ; « une éthique du travail », permettant de plus forts rendements avec d’importants taux d’épargne.

Aujourd’hui, la domination occidentale est largement remise en cause. Pourtant, observe l’auteur, c’est précisément en ce qu’ils ont imité l’Occident que d’autres ont pu émerger et s’imposer, ce qui montre que « les modes opératoires occidentaux ne déclinent pas ». Ce qui nous menace à présent, c’est « notre perte de foi dans la civilisation que nous avons héritée de nos ancêtres. […] Aujourd’hui, comme hier, ce ne sont pas les autres civilisations qui menacent le plus la civilisation occidentale, mais notre propre pusillanimité et l’ignorance de l’histoire qui la nourrit ».

Voilà un ouvrage stimulant, mais qui se limite hélas à une vision trop horizontale et même utilitariste, dans une certaine tradition anglo-saxonne. La dimension proprement spirituelle, transcendante, qui a façonné la civilisation européenne n’est pas prise en compte, si bien que l’analyse apparaît finalement assez incomplète.

Christophe Geffroy

LA PROMESSE DES CENDRES
Méditations pour le temps du carême
Père LUC DE BELLESCIZE
Mame, 2022, 144 pages, 14,90 €

Alors que le carême commence le 2 mars, voilà un petit livre qui tombe à pic pour vous aider à mieux vivre ce temps spirituel privilégié dans la vie de tout chrétien. Il propose quinze homélies du Père de Bellescize, chacune commentant un passage d’Évangile du temps de carême. Ce sont donc des méditations particulièrement bien adaptées pour ce temps de pénitence qui est aussi un temps de confiance et de joie intérieure. Ceux qui connaissent le Père de Bellescize et la rare qualité de ses homélies se précipiteront sur cet ouvrage, pour les autres, je ne peux que les inviter à découvrir ces textes profonds, jamais austères car teintés d’une pointe d’humour, qui vous nourriront, portés par un bel esprit.

Christophe Geffroy

IMMIGRATION, IDÉOLOGIE ET SOUCI DE LA VÉRITÉ
MICHÈLE TRIBALAT
L’Artilleur, 2022, 254 pages, 20 €

Comment définir le très considérable phénomène migratoire dont la France est l’objet depuis pas mal de décennies ? Quelques-uns osent parler d’un processus de substitution. Ou d’une remise en cause des droits historiques d’un peuple à son territoire. Une chose, quoi qu’il en soit, semble de plus en plus manifeste ; la croissante « diversité d’origine » des habitants tend à faire de ce pays un kaléidoscope d’identités composites et mêlées vis-à-vis duquel remonte maintenant aux vieilles lunes le sentiment d’appartenance nationale. Or, dans le domaine de la démographie (champ de recherche qui a été le sien pendant près de quarante ans à l’Ined), Michèle Tribalat émet des reproches plutôt sévères touchant certaine pratique des statistiques lorsqu’elle concerne notre si intéressante immigration… « à la fois une chance et une fatalité, qu’il faut toujours minorer, relativiser ou naturaliser », selon bien des professionnels de cette science compliquée. Et, parmi eux, dotée d’un imposant curriculum vitae, une « figure emblématique des approximations péremptoires et des négligences » où, trop souvent, la combinaison d’idéologie, d’arrogance et de condescendance détruit la compétence technique.

Opinion déguisée en information ? Insolente prétention de corriger les stéréotypes des autres ? La sphère savante, presque toute enrégimentée, laisse passer d’ordinaire ces excusables roublardises. De même les médias, prêts invariablement à gober un message ayant la bonne tonalité. Ainsi en 2013 du rapport Tuot qui préconisait l’inclusion des immigrés tels qu’ils sont, jointe à une refonte (c’est-à-dire au suicide !) de la société d’accueil pour qu’elle n’y fasse pas obstacle.

Encore et plus que jamais devant nous, s’inquiétait voici déjà longtemps (Le Figaro du 24 août 2004), à propos donc de l’immigration, et de l’Afrique, principal réservoir de « nouvelles entrées », Emmanuel Le Roy Ladurie, historien de premier plan. Relisons : « Entre une population jeune (celle des territoires subsahariens) et un peuplement vieilli (notre entité franco-française traditionnelle), il n’est pas difficile de prévoir et surtout de constater dans quel sens va s’opérer l’équilibrage des vases communicants. » Pareil diagnostic, de 2018 celui-là, posé par le journaliste et universitaire Stephen Smith dans La ruée vers l’Europe (Grasset). Suivi, c’était couru, d’une hargneuse tentative de délégitimation due à la figure emblématique ci-dessus mentionnée et à ses acolytes. Un étroit mais influent milieu, observe Michèle Tribalat, dont « le goudron et les plumes fonctionnent comme un signal ».

Michel Toda

LES MÉDECINES ALTERNATIVES
Des clés pour discerner
PASCAL IDE
Artège, 2021, 158 pages, 14 €

Dans le domaine des médecines alternatives, le meilleur peut côtoyer le pire. Sans entrer dans un inventaire qualitatif de ces thérapies, le Père Ide, lui-même médecin, donne ici de précieux éléments de discernement lors d’un tel choix alternatif, qui peut être d’ailleurs fort approprié, répondant aux questions qu’il est alors bon de se poser. Sont-elles des méthodes contraires à la méthode scientifique, contraires à la foi, voire démoniaques, contraires au Magistère ? Les réponses incitent à la prudence et à la vigilance mais surtout permettent un choix libre et éclairé.

Anne-Françoise Thès

LA GUERRE CIVILE
Histoire, philosophie, politique
GUILLAUME BARRERA
Gallimard, 2021, 320 pages, 22 €

Depuis le péché originel, l’humanité ne cesse de se diviser. La Bible en témoigne. Il s’agit donc d’un mal endémique et historique qui a d’abord germé au sein des familles et entre tribus avant d’opposer des cités. Pour les Grecs, la guerre civile était « le pire des fléaux, le plus important, le plus terrible et le plus impie ». Ils le voyaient comme « un mal inséparable de l’injustice », rapporte Guillaume Barrera, docteur en philosophie politique, dans ce savant traité où il en approfondit le concept tout en l’illustrant par l’histoire. Bien que ces conflits internes n’observent pas des règles militaires comme dans le cas des guerres entre nations, les États peuvent y être associés, par exemple lorsqu’ils recourent chez eux à la force publique et armée.

Les religions elles aussi peuvent se trouver impliquées dans ces affrontements au sein d’un même territoire. L’auteur s’attarde sur l’exemple de Rome avec les conflits de compétence entre le pape et l’empereur quant à l’autorité. Relatant les divergences manifestées au Moyen-Âge entre la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin (1270) et la bulle Unam Sanctam du pape Boniface VIII (1302) sur la subordination du temporel au spirituel, il en déduit : « L’obéissance est donc le problème des guerres de Religion. » Celles qui ont déchiré une partie de l’Europe au XVIe siècle, bien qu’ayant pour motif officiel l’apparition et l’extension de la Réforme, impliquèrent davantage les pouvoirs politiques. « Guerres civiles » est donc plus exact pour les qualifier car « il s’agit d’abord de réprimer des séditieux plutôt que d’abattre une hérésie ».

Quant à l’avènement de la démocratie, contrairement à ses promesses, il n’a pas marqué la fin des guerres civiles en Occident. L’auteur consacre un chapitre très précis à la guerre d’Espagne (1936-1939), « la plus terrible de l’histoire moderne », où catholicisme et anticléricalisme ont été étroitement mêlés. Enfin, la prolifération actuelle des guerres civiles dans le monde entier manifeste son indéniable universalité. L’exemple de l’islam en est une illustration éloquente. Aujourd’hui, l’empire musulman, rendu acéphale depuis la fin du califat (1924), renoue avec la fitna (discorde) de ses origines. « La plus jeune des religions mondiales est entrée en lutte contre elle-même autant qu’avec les autres. » Signalons enfin que cet ouvrage pose en filigrane l’hypothèse d’une guerre civile mondiale.

Annie Laurent

HISTOIRE DE L’Autriche
HÉLÈNE DE LAUZUN
Perrin, 2021, 440 pages, 24 €

L’EMPIRE DES HABSBOURG
Une histoire inédite
PIETER M. JUDSON
Perrin, 2021, 602 pages, 27 €

Ce sont deux ouvrages de grande qualité sur quasiment le même thème que nous offrent là les éditions Perrin. Le premier englobe cependant un sujet plus vaste, puisqu’il ne se limite pas à une dynastie et démarre aux origines du pays à la fin du Xe siècle pour se terminer aux années 2000, tandis que le second se concentre essentiellement sur la période qui court du XVIIIe au début du XXe siècle. Le premier a notamment le mérite d’insister sur le rôle majeur joué par l’Empire des Habsbourg face à l’envahisseur turc et aussi de s’arrêter sur la période qui suit la chute de l’Empire après la Première Guerre mondiale, montrant au passage que l’Anschluss de 1938 n’avait pas été aussi unanime qu’on l’a dit parmi les Autrichiens.

Le second, plus technique et plus fouillé, étudie tout particulièrement comment les Habsbourg ont su créer un Empire bien plus unifié qu’on l’a dit et par quels mécanismes un tel résultat a pu être atteint, malgré la diversité ethnique, linguistique et culturelle.

Patrick Kervinec

L’ART DE LA PRIÈRE
50 méthodes éprouvées pour faire l’expérience de Dieu
XAVIER ACCART
Éditions Emmanuel, 2022, 480 pages, 24 €

Dans notre monde hyper matérialiste et utilitariste l’art de la prière s’est perdu. Certes, la prière n’est pas une « technique », elle est relation à Dieu, mais 2000 ans de sainteté et de sagesse dans l’Église ont permis, par l’expérience, d’approcher des méthodes éprouvées prônées par l’Église depuis des siècles. C’est l’ambition de ce livre très bien fait, préfacé par Mgr Rougé, véritable guide pour aider à apprendre à prier, sans omettre aucun aspect (la position du corps, par ex.), à l’école des grands spirituels. Une réussite… idéale en ce temps de carême !

Patrick Kervinec

Roman à signaler

L’UN DES NÔTRES
LARRY WATSON
Gallmeister, 2022, 330 pages, 23,20 €

Dans les années 1950, Dakota du Nord, George et Margaret Blackledge s’inquiètent pour Jimmy, leur petit-fils : son père – leur fils – est mort tragiquement et leur belle-fille, Lorna, est partie dans le Montana vivre avec son fils et son nouveau mari dans sa nouvelle belle-famille, les Weboy, clan redouté dirigé d’une main de fer par la doyenne, Blanche, femme décidée d’une autorité implacable. Margaret entraîne son mari, déterminée, coûte que coûte, à récupérer Jimmy qu’elle sait maltraité et malheureux dans sa nouvelle famille. Personne ne voulant céder, l’affrontement entre les Blackledge et les Weboy ne peut que mal tourner.

Cette histoire tragique, admirablement narrée par Larry Watson, dévoile toute la part de violence intrinsèque à la société américaine, surtout dans ces régions rudes de l’Ouest, où chacun entend se faire justice soi-même. C’est parfois violent, mais des personnages profonds surnagent et contribuent à l’atmosphère si captivante de ce rude roman.

Patrick Kervinec

© LA NEF n°345 Mars 2022