Cyrille, patriarche de Moscou © Kremlin.ru-Wikimedia

Les Églises orthodoxes face à la guerre en Ukraine

L’Orthodoxie connaît, depuis la disparition de l’URSS et de la Yougoslavie, des tensions internes, pour des raisons non pas théologiques ou liturgiques, mais d’ordre ecclésiologique (questions de territoire canonique). L’Ukraine en est le principal foyer.
L’octroi par Constantinople en janvier 2019 de l’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine (EOd’U-PC), issue de la fusion de deux entités orthodoxes qu’aucune des 14 Églises orthodoxes canoniques n’avaient jusqu’alors reconnues, a entraîné une profonde division au sein de l’Orthodoxie. Le patriarcat de Moscou a rompu la communion eucharistique avec Constantinople et avec les trois autres Églises ayant reconnu l’EOd’U-PC, à savoir le patriarcat d’Alexandrie, les Églises de Grèce et de Chypre, ces quatre Églises de tradition grecque étant accusées par l’Église russe d’être tombées dans le schisme.
Deux semaines après le déclenchement de l’offensive de l’armée russe en Ukraine, les premières réactions des différentes Églises orthodoxes témoignent d’un isolement du Patriarcat de Moscou qui, jusqu’à présent, n’a pas voulu (pu ?) prendre position contre la guerre. Il s’ensuit qu’en Ukraine, les divisions inter-orthodoxes que la nouvelle Église autocéphale n’avait pas vraiment réussi à surmonter, semblent, du moins à ce stade, s’estomper devant une forme d’union sacrée pour la défense de l’indépendance de l’Ukraine.
Sans surprise, dès l’entrée des troupes russes sur le sol ukrainien, le patriarche Bartholomée de Constantinople a condamné « cette attaque non provoquée de la Russie contre l’Ukraine ». De son côté, le primat de l’Église de Grèce, l’archevêque d’Athènes Jérôme s’est dit « profondément choqué » par « les horreurs de la guerre ». Quant au patriarcat d’Alexandrie, il n’a pas attendu le début de la guerre pour dénoncer une autre « invasion » russe, celle du patriarcat de Moscou qui a créé fin 2021 un exarchat en Afrique destiné à accueillir les prêtres africains opposés à la décision du patriarche Théodore II de reconnaître l’Église autocéphale d’Ukraine…
De manière plus significative, certaines Églises, qui s’étaient gardées de prendre nettement position dans le conflit entre Constantinople et Moscou au sujet de l’autocéphalie ukrainienne, condamnent également l’offensive armée russe en Ukraine. C’est le cas en particulier du patriarche Daniel de Roumanie qui a fait part de sa « grande inquiétude » face à la « guerre déclenchée par la Russie contre un État souverain et indépendant ». Si l’Église orthodoxe de Bulgarie, traditionnellement proche de l’Église russe, s’est exprimée plus prudemment par la voix de son primat, le patriarche Néophite, en revanche, le métropolite Nicolas de Plovdiv n’a pas hésité à déclarer que « les fautes de la direction de l’Église orthodoxe russe avaient en partie causé le déclenchement de la guerre », ajoutant que l’Église « ne pouvait pas servir d’instrument pour l’obtention de buts politiques et géopolitiques », avant de tacler le patriarcat de Belgrade : « Nous attendons maintenant que l’Église serbe accorde l’autocéphalie à l’Église de Macédoine »…
Mais c’est en Ukraine même que le Patriarcat de Moscou est peut-être en train de subir le revers le plus grave. En effet, dès le 24 février, le métropolite Onuphre, chef de l’Église orthodoxe ukrainienne relevant du patriarcat de Moscou (EOU-PM), a déclaré : « De manière très regrettable, la Russie a commencé des actions militaires contre l’Ukraine. […] Défendant la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine, nous nous adressons au Président de la Russie et nous lui demandons de cesser immédiatement la guerre fratricide. » Dans les jours suivants, plusieurs évêques ont donné instruction à leurs prêtres de ne plus commémorer le patriarche Cyrille lors des offices liturgiques. Le patriarcat de Moscou a réagi en indiquant qu’une telle initiative constituait « un schisme dont celui qui le commet répondrait devant Dieu ». Par ailleurs de plus en plus de voix s’élèvent au sein de l’EOU-PM pour que soit amorcé le processus de demande de l’autocéphalie, ce qui ne signifie pas forcément que cette Église soit prête à rejoindre l’EOd’U-PC que la majorité des Églises orthodoxes ne reconnaît toujours pas.
Enfin, comme en témoigne la lettre ouverte au ton très critique adressée le 9 mars par le métropolite Jean de Doubna à Cyrille, l’onde de choc de la guerre en Ukraine risque également de créer de nouvelles perturbations au sein de l’archevêché des Églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, déjà fortement ébranlé après sa dissolution par Constantinople fin 2018 et son rattachement, pour une partie de ses paroisses, à Moscou un an plus tard.

Patrick Gazagne

© LA NEF n°346 Avril 2022