Rien ne va plus entre le Mali et la France. Pourtant, tout avait bien commencé : début 2013, les troupes françaises étaient acclamées par la foule. Aujourd’hui, le Mali renvoie notre ambassadeur. Comment en est-on arrivé là ?
En 2020, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), proche de la France, est renversé par un putsch. Puis les putschistes se divisent en factions rivales. Le président de transition, et son Premier ministre sont arrêtés par le vice-président de transition, l’officier Assimi Goïta, qui devient le nouveau président de transition, à la tête d’une junte militaire. Les relations entre la France et cette junte sont exécrables, Emmanuel Macron ayant fustigé l’attitude de « ce qui n’est même pas un gouvernement ».
Toutefois, la position française à l’égard de la junte n’est pas non plus exempte de tout reproche.
Tout d’abord, par son incurie et son inefficacité, l’ancien Président IBK avait lui-même créé la situation explosive à l’origine du putsch qui l’a renversé.
La réalité ignorée
Ensuite, la raison principale de la brouille entre la France et le Mali est le souhait de la junte de négocier avec certains groupes rebelles. Ici, la France est prisonnière de son propre récit officiel : depuis 2013, les autorités françaises affirment combattre le djihadisme international au Mali. Et on ne saurait négocier avec les terroristes. Or, ce narratif est en grande partie inexact. On peut diviser les rebelles islamistes au Mali en deux catégories : d’une part, les rebelles poursuivant bien un authentique projet califal et djihadiste, comme la branche locale de Daech. Mais ce n’est pas avec eux que la junte négocie. D’autre part, les rebelles dont la révolte est avant tout locale et ethnique. En effet, les membres de cette principale catégorie de rebelles sont surtout des nomades Touaregs et des Peuls, c’est-à-dire des ethnies d’éleveurs en conflit séculaire avec les ethnies d’agriculteurs sédentaires qui dominent politiquement le Mali. Ces conflits se jouent autour de choses très concrètes, comme les points de passage pour la transhumance du bétail ou l’accès aux puits, et sont envenimés par l’explosion démographique (50 % de la population malienne a moins de 15 ans), le réchauffement climatique, la désertification qui fait avancer le Sahel vers le sud… Pour ces rebelles-là, l’islamisme est avant tout un vernis et ils n’ont nullement le projet d’instaurer un califat ou de commettre des attentats en Europe. Le Mali, qui est un État souverain, a donc raison de dialoguer avec cette catégorie de rebelles si cela peut ramener la paix.
À ces enjeux ethniques viennent s’ajouter d’autres questions, comme l’ingérence de l’Algérie (qui soutient certains groupes rebelles et en combat d’autres) ou les nombreux trafics qui pullulent dans la région : migrants, cigarettes, armes, drogue (un tiers de la cocaïne expédiée d’Amérique vers l’Europe transite par le Sahel). Toute cette complexité ethnique, diplomatique, mafieuse… a été masquée par notre obsession pour le seul djihadisme.
Une démocratie vide de sens
Autre signe d’aveuglement : la France a enjoint aux autorités maliennes d’organiser rapidement des élections. Cette obsession récurrente pour l’organisation d’élections en Afrique trahit une profonde méconnaissance du terrain. Seuls 30 % des Maliens sont alphabétisés. Dans une société totalement dominée par la question de l’appartenance ethnique, les électeurs votent non pas pour un programme mais pour un parti qui représente et défend leur ethnie. Le mécanisme est bien connu et on le voit à l’œuvre dans de nombreux pays africains depuis la décolonisation. Dans un tel contexte, l’élection est vide de sens et aboutit à une pure arithmétique ethnique où les ethnies majoritaires confisquent légalement le pouvoir et privent les ethnies minoritaires de tout espace politique, avec la bénédiction naïve des pays occidentaux. Les minorités ainsi exclues sont souvent poussées à prendre les armes pour défendre leurs droits.
Au Mali, la marginalisation des Touaregs et des Peuls par les ethnies majoritaires a nourri la rébellion. Les élections ne sont pas une solution, mais une partie et une cause du problème. Cela veut-il dire que l’Afrique (et le Mali en particulier) serait inapte à la démocratie et condamnée à la dictature ? Certainement pas. Mais nous devons arrêter de vouloir plaquer de force sur la réalité africaine une conception rigide, procédurière et ethnocentrique de la démocratie occidentale, essentiellement fondée sur le processus électoral. Il faut encourager un modèle démocratique africain adapté aux réalités locales en institutionnalisant les modes de négociations traditionnels entre ethnies et en garantissant constitutionnellement les droits politiques des ethnies minoritaires.
« L’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique », dit le proverbe. Alors espérons au moins que nous saurons changer complètement de paradigme.
Jean-Loup Bonnamy
© LA NEF n°346 Avril 2022