Ce jeudi avant la Passion est un jour chargé d’actions magnifiques. Les heures dernières passent les unes dans les autres cachées sous les ombres, clandestines. Les disciples s’échangent comme des résistants affiliés à un réseau, des mots de passe pour se réunir ce soir autour de leur maître. On surveille ses arrières. On étouffe ses pas. L’ambiance n’est plus comme au dimanche des rameaux, jour de triomphe et de gloire où flottait avec allégresse « Hosannah filio David, benedictus qui venit in nomine Domini » à l’allure orientale. Le mot « David » ponctué par un torculus semble s’ouvrir comme une fleur de jasmin. Tout a tourné au vinaigre. La ville s’agite, électrique, nerveuse. Les rues sont tendues à l’extrême, prêtes à éclater. Jérusalem rassemble pour Pâques des milliers de personnes venues de toute la Judée comme Saint-Tropez surmultiplie sa population en été. Des cars de CRS sont postés, les soldats, les forces de l’ordre, prêts à empêcher les groupuscules politiques, les hooligans, les militants de toute action nationaliste de se faire entendre. Pourquoi donc cette crainte des disciples alors même que Jésus n’est ni de gauche, ni de droite, ni du centre ? Il est pourtant la cible à abattre. Et pourquoi ? Il est le roi des Juifs et le fils de Dieu, ce qui est supérieur à toutes les coteries, les actions et les révoltes. Qui, mais qui veut sa peau ? Les bourgeois et les boomers, les marchands du temple, humiliés ; les pharisiens et les accusateurs de tout poil, perfides et persiffleurs ; l’oligarchie de Jérusalem qui ne peut tolérer, sans quoi elle s’effondrerait, qu’un inconnu dise être le Messie ; et la foule elle-même toujours fourrée comme un bas-ventre sous le signe de l’opinion, règne de la quantité. La belle démocratie. Jésus apporte une mauvaise nouvelle pour certains et quand on ne peut pas détruire la nouvelle, on détruit le messager. Jésus, cet imposteur, l’ennemi public numéro 1. Mais qui décrète l’ennemi ?
Jésus a le sentiment de sa mort prochaine. Son heure, il l’a dit, souvenons-nous en, est venue de passer de ce monde au Père. À mesure qu’il continue de vivre, Jérusalem sans le savoir s’enfonce. Dans une pièce tamisée, les voici réunis : Pierre qui lui jure une fidélité absolue jusqu’à la mort ; Jean, le jeune poulain aux os fragiles, boutonneux, penché sur son cœur, tous les autres disciples attentifs et Judas qui sait ce qui lui reste à faire. Une chaleur baigne la pièce, douce ; une bienveillance fraternelle caresse les hommes. Le feu crépite, le vin est bon, le pain est croquant, l’air parfumé. Jésus, au milieu du repas – quelle mouche le pique – se penche, se courbe, les mains dans l’eau, lave les pieds douteux de ses disciples, frotte, cure, astique. C’est à ne pas y croire. Quel maître normalement constitué s’abaisse et s’humilie ainsi ? Quel est donc ce geste nouveau ? Pierre s’offusque, le Seigneur le remet à sa place « tu n’as pas de part avec moi ». La relation du maître et de l’esclave était une réalité sociale. Les disciples avaient leurs maîtres en philosophie, les propriétaires de fermes, bourgeois agricoles, leurs esclaves. On pouvait à Rome finir dans les chaînes si l’on était criblé de dettes. Les disciples ne peuvent ni mesurer ni même comprendre que Jésus leur lave les pieds. Ils sont là pour le servir et non pour qu’il les serve, lui le Seigneur. Un Kyrios, un sire, responsable de sa maison, ne devrait pas faire cela. Pourtant, à lire Jean, Jésus ne remet pas en cause, comme le voudrait un anarcho-trotskard mao-spontex, l’ordre de la société fondé sur la domination des uns sur les autres. Le pouilleux peut être un vertueux, le riche un frelampier superbe, le grand prince peut être couvert de murex et Jojo le gilet jaune aller au super U, tous, petits et grands, ont une fraternité d’âme qui les met au même niveau : frères dans la foi. Qu’ils dinent de rossignol au miel ou qu’ils aillent au kebab, ils sont des créatures nées de la poussière, destinées à revenir à la poussière. Augustin ajoutera ceci : inter urinas et faeces nascimur. Puis ajoutant la parole aux gestes, il leur lance ce dernier message sous forme de commandement « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé. » Una bombe atomique.
Pendant ce repas, ainsi Marc, Luc et Matthieu nous le renseignent, le Seigneur rompt le pain, le leur présente ainsi que le calice et instaure pour les siècles des siècles, un culte nouveau, un novum documentum ; la sainte Messe, chef-d’œuvre de l’humanité.
Certainement que les disciples n’entendent que couic quand Judas est chargé par Jésus de faire ce qu’il doit faire, le livrer. Bien souvent, ce n’est pas la première fois, les disciples, si braves, si méritants, n’ont pas compris. Ils sont comme les chevaliers de la table ronde dans Kaamelott, des nœuds, des clampins, à côté de leurs chaussures, dépassés, ravis de la crèche, au ras des pâquerettes. On pourrait tuer un âne avec une figue molle avant qu’ils ne comprennent quelque chose. Et pourtant, le roi Arthur ne cesse de les aimer, de s’exaspérer tout en les aimant, de se montrer bienveillant à l’endroit de Perceval, Karadoc ou Bohort, l’apôtre trouillard. Jésus fut quelquefois exaspéré par ses disciples, mais, comme le dit Jean, l’apôtre du cœur, « il les aima jusqu’au bout ». C’est cet amour qui règne ce jeudi soir-là.
Et alors que les preuves absolues d’un amour de charité percent tous les cœurs, inondent les disciples, la mort, dans un compte à rebours fatidique s’approche, de plus en plus, heure après heure, sans dérailler, sans bifurquer. Tic-tac, tic-tac. Pas une heure de plus. Jésus sait, en conscience, qu’il sera sacrifié et que ce sacrifice sur l’arbre fatal est le plus grand de tous les sacrifices. Jésus ira à la mort, l’inévitable mort, seul, sans broncher, acceptant tout, du crachat jusqu’au clou, comme l’animal qui va à l’abattoir. Judas est lancé. Il faut imaginer le saint Salopard dans les rues, ce soir, monter jusqu’au temple, recevoir sa bourse et vendre son maître qui lui lava les pieds. La croix qui se dressera sur le monde est une promesse, mieux, une synthèse de l’amour et de la mort.
Alors que la liturgie de la messe in cenam Domini commence avec tous les fastes des plus grandes fêtes solennels, comme institution du sacerdoce et de l’eucharistie, très vite, l’esprit festif s’estompe et devient chagrin. L’orgue se tait après le Gloria. La musique soudain s’est tue. Le baiser de paix n’est pas donné. Triste souvenir du baiser de Judas. L’eau dans le gaz, l’éclair dans le brouillard. Du jardin d’Eden, arrive le jardin des Oliviers.
Mais il y a un chant qui donne à cet amour un sens nouveau, une force nouvelle mue par le sacrifice et la mort prochaine : l’Ubi caritas. Ce Carmen sacrum, écrit par Paulin d’Aquilée à la renaissance carolingienne, est un petit bijou. Ce chant semble moduler les battements d’un cœur simple et heureux, bondissant et rebondissant, avec mesure, sans sautiller de joie, retombant toujours. Ubi, où, appelle ibi, là, comme une proposition logique : l’amour et la charité sont de Dieu, Dieu est la conséquence de l’amour et de la charité. Amor et caritas sont mis en exergue, sans verbe, comme deux concepts bien distincts ; l’amour de charité, l’agapè, puissance du cœur pour chaque homme et l’amor, amour d’amitié, tendresse et affection, que l’on ressent pour un frère. Tout le poème cherche à rassembler les fidèles dans l’amour du Christ « congregavit nos in unum Christi amor ». Le « grex », le troupeau est rassemblé par le bon pasteur, la pluralité est réunie dans l’unité. Plus loin, on retrouve cette même idée « simul ergo cum in unum congregamur » avec un magnifique roulement du « r » et du « m » qui forme le mouvement d’une foule qui s’assemble dans la prière ; « et in medio nostri sit Christus Deus », reposé et calme, suivi d’un soupir doux marqué par le son « s », celui de Dieu au centre, au milieu de tout. Nous ne gravitons pas autour du Christ nous sommes avec lui en son sein. Le tout parvient à la paix des cœurs déjà unis « cessent iurgia maligna, cessent lites ». On sera sensible à la répétition autoritaire du verbe et à la modulation du son « s » entrecoupé par un « i » masculin et un « a » féminin. Les « iugia maligna », ce sont les pensées qui pue, sorties des tripes, les ta kaka grecs, et forment un tas de saletés enfoui, les violences et les passions, que l’amour va souffler. La voix nous enjoint à la joie « jucundemur » et à l’amour, commandement ultime du Seigneur « timeamus et amemus deum vivum ». Comme une récompense finale, la charité exercée, nous serons prêts à la réjouissance éternelle, à la louange magnifique de Dieu « videamus vultum tuum quod immensum atque probum », strophe finale qui semble peindre sous nos yeux une abside romane suisse, catalane ou lombarde d’un Dieu tout puissant, alpha et oméga, royal.
Jésus est à Gethsémani, seul, alors que les disciples dorment. Il est dans le néant total, perdu dans la ténèbre. Il ploie sous les coups martelés sur son ventre ; il se plie, cisaillé, par l’angoisse ; il est rendu crispé par l’agitation de ses nerfs ; tendu tout entier ; son sang bouillonnant dans ses veines va éclater. Ce sang-là qui, avant de jaillir de la croix, sort de ses pores, sue des joues, file sur son front, goutte de ses cheveux. Les oliviers frais, propices à l’ombre couvrent d’un sommeil de juste les disciples et prennent le Christ sous les masques atroces de l’insomnie. Jésus, éveillé, face à sa Passion, est le premier des insomniaques, torturé par le doute, cloué par la peur, démoli par l’incertitude, labouré par la souffrance qu’il sent proche sa figure comme une mauvaise exhalaison de Satan. Alors que la lune s’est cachée sous les nuages noirs comme de l’encre, Jésus revient à lui ; il attend ses bourreaux.
Pierre, à la machette, coupe l’oreille de Malchus et Jésus lui dit « Penses-tu que je ne puisse pas invoquer mon Père, qui me donnerait à l’instant plus de douze légions d’anges ? » Tout est là, dans cette nouvelle puissance qui tranche définitivement avec le dieu vengeur et la force païenne. Jésus pourrait tout détruite, retourner des mâchoires, casser des nuques, péter des rotules, répandre un désastre sur ses ennemis comme dans le psaume 3 « Quoniam tu percussisti omnes adversantes mihi sine causa dentes peccatorum contrivisti ». Il n’en fera rien, mieux encore, il fait l’exacte symétrie, accepte de mourir, de porter sa croix comme signe d’une nouvelle victoire non pas sur les hommes ici-bas mais sur la mort. En mourant, en renonçant à se libérer, Jésus n’appelle pas la résignation de son sort, il appelle, il exige, il commande un nouvel ordre de triomphe sur les forces des ténèbres. Sa mort pourrait faire le succès du diable, champion poids lourd toute catégorie sur le ring du monde, mais elle signe sa défaite, son KO prolongé. Réside-là l’idéal chrétien ; l’imitation du Christ est l’imitation de sa virilité : donner sa vie pour ce que l’on aime, supporter la souffrance, et porter haut sa grande croix jusqu’au calvaire. Jésus est arrêté, livré au grand Sanhédrin. Tout le monde l’a trahi, Pierre a renoncé, le coq a chanté, Judas songe de la corde, le reste des disciples a quitté les lieux, péteux et pétochards. Demeurent Marie, Madeleine et le petit Jean. Le Christ qui avait rassemblé une foule de fidèles sur la montagne, qui s’était entouré de douze bonshommes, est seul, abandonné. Il est ensuite mis en prison jusqu’au lendemain, jour de son jugement par Pilate. C’est la Bienheureuse Anne-Catherine Emmerich qui dans ses visions nous en parle : « lorsque le Sauveur entra dans la prison, il pria son Père céleste de vouloir bien accepter tous les mauvais traitements qu’il avait eus à souffrir et qu’il allait souffrir encore, comme un sacrifice expiatoire pour ses bourreaux et pour tous les hommes qui, livrés à des tourments du même genre, se rendraient coupables d’impatience et de colère. » Les coups, les crachats, la privation de sommeil, de nourriture et d’eau ont été les tourments préliminaires à la Passion. Vendredi arrive : « le jour commençait à poindre, le jour de sa Passion, le jour de notre rédemption, et un rayon arrivait en tremblant, jusque sur notre saint Agneau pascal tout meurtri qui a pris sur lui tous les péchés du monde. » Il est beau ce soleil doux du matin, un soleil rose pamplemousse dans un ciel jus d’orange, qui signe le début de la Passion comme un Boléro horrible et sanglant. Au Zénith, il contemple le Christ vivant sur la Croix. Obscuré, il épousera, en un moment de tempête, sa mort. Dans les ténèbres, ce même soleil accompagnera son cadavre au tombeau. Mais n’oublions pas que le soleil, toujours, est invincible.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 11 avril 2022, exclusivité internet